L’Agonie d’un chasseur, ou Les Métamorphoses du Ouatever

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Jacques Renaud

L’Agonie d’un chasseur

ou Les Métamorphoses du Ouatever

novella

Note :  cette novella a déjà été une nouvelle. La nouvelle, ici abondamment révisée et réécrite par l’auteur et qui s’est allongée pour devenir une novella, a été publiée pour la première fois en 1989 dans L’Espace du diable, sous le titre «Tison ou L’agonie d’un chasseur»; cette fiction pourrait tout aussi bien s’intituler «Les Métamorphoses de l’hypothermie». Ou, comme le sous-titre l’indique maintenant, «Les Métamorphoses du Ouatever».


© Copyright 1989, 2012 Hamilton-Lucas Sinclair ( Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe), cliquer


… je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers.  —  Ovide, Les Métamorphoses, Chant I

.. je me suis fait une amie nommée mésaventure.
Qui veut vivre vastement? Librement? Qui veut
Toucher les hautes-terres balayées par le vent?  —  Sri Aurobindo, Invitation

Nature always sides with the hidden flaw. Mother Nature is a bitch.  — Laws of Murphy

Aimez-la avec ardeur ou périssez d’insignifiance.  —  Anonyme.

Elles t’appellent enfant né du feu.  —  Ovide, Les Métamorphoses, Chant IV

La nuit était tombée sur la forêt et sur le chasseur. Vingt sous zéro. Une température que le vent, violent, abaissait dramatiquement.  Alexis O’Neill s’était perdu. Et maintenant, il ne pouvait plus avancer : il avait marché dans un trou de racines, il avait perdu l’équilibre et il était tombé en se tordant horriblement la cheville. Il avait hurlé..

O’Neill gisait, depuis, au pied d’un immense conifère. Le chasseur savait qu’on ne l’avait pas entendu et qu’on ne l’entendrait pas. Pendant plus de trois jours il avait persisté, crié parfois, appelé, il avait geint. Rien n’avait répondu. Il avait faim. Rien à manger. Il aurait dû apporter plus que les deux stupides conserves de boeuf qu’il avait avalées dès le premier jour – mais sa randonnée ne devait durer que quatre ou cinq heures. Il avait tiré les dernières de ses trente-cinq balles de trente-trente. Il avait tiré d’abord pour attirer l’attention par des s.o.s. : trois coups rapprochés, trois coups espacés, trois coup rapprochés. Du gaspillage. Neuf balles chaque fois. Pas de réponse.

O’Neill avait survécu ainsi pendant trois jours, presque sans manger, par un froid à fendre les os. Les frissons l’avaient vite gagné. Spasmes après spasmes. Assauts de grelottements. Assauts de grelottements. Dont la fréquence tendait maintenant à s’espacer. Plus rien ne pouvait le sauver. Épuisement. Confusion. Le chasseur s’entendait parfois murmurer des choses confuses qui semblaient être dites par un autre. Les mots tournaient ou coulaient en lui ou passaient parfois à travers ses lèvres comme à travers un vide mort, dur, enflé.

Depuis quelque temps, le quelquechose d’autre que lui, qui parlait en lui, se différenciait plus nettement. Alexis entendait.

Il entendait. Ça trouait parfois sa conscience. Quelquechose qui faisait comme des percées et comme des vides soudains, furtifs, dans sa conscience. Comme une voix d’enfant triste, enfouie, qui pleurait de rage, une rage étouffée, loin, en dedans. Une voix encore faible mais qui semblait gagner en force avec les minutes et les heures.

Alexis pleura. Quelques secondes. Il morva. Et en même temps, c’était «l’enfant» en dedans. Morver était comme un dernier plaisir, le plaisir de la morve reniflée et recrachée, le plaisir des morveux qui jouent, l’hiver, dans la neige. Un plaisir archaïque, un plaisir de neige. La neige. Alexis enfant. Bonhommes de neige. Une balle de neige lancée dans la vitre de la cuisine et crac, la vitre casse. La glace, le froid, craquent. La morve… (« .. quand j’étais p’tit .. ») le jeu. La neige. La maison chaude. La morve.

La mort.

Loin, la maison chaude.
Loin, l’enfance d’Alexis, les parents d’Alexis.
Loin. Loin. Alexis était loin, loin, loin, là, en dedans, en dehors, ailleurs – et au pied de l’arbre balayé par le vent sciant. Les larmes, comme une pulsion lente, grasse, enduisaient ses paupières comme d’une dernière présence de vie. Les dernières gouttes de chaleur. Comme une jouissance dérisoire, une huile … Les larmes donnent la morve
(« .. tendre, chaude … »)
la mort.

Les larmes étaient tout ce qui lui restait de chaud. Et elles figeaient sur le champ. Glacées. Dans les cils, sur les paupières. Le corps d’Alexis épuisait graduellement la fièvre. Ça parlait toujours en lui. Comme une rumeur. Comme quelque chose de petit. Un p’tit gars. Infiniment petit. Petit petit petit infiniment petit petit petit .. Ça bougeait. Des images. Montréal. Maison heureuse, parents heureux (« .. Alexis, tu vas être bon en sciences .. »)

Alexis perdit le fil. Un temps indéfini. Un grand vide noir en dedans. Qui grouillait.  Mouvant. Du vortex mouvant. Des larmes, chaudes encore. Comme du nectar. Deux, trois gouttes d’un baume plus doux que tout ce qu’il aurait jamais pu imaginer de doux. Comme un onguent liquide chaud, fluide, instantanément saisi par le froid, gelant d’un coup dans les cils et qui scellait les paupières. Encore. Encore.

Alexis ferma compulsivement son poing dans sa mitaine et tenta de le soulever pour aller écraser ses cils, briser ces horribles petites dentelles de glace qui lui collaient les yeux pendant que le vent, toujours, attaquait son visage, par assauts répétés, comme autant d’invisibles hordes de lamelles d’acier sifflant. Le poing d’Alexis ne parvenait pas à ses yeux.

L’épuisement ramena son poing comme un poids mort sur le sol où Alexis était tombé il y avait des heures. Des larmes. Encore. Chiches. Comme si Alexis s’asséchait. Un léger filet de fonte dans la gelée des paupières. Mégaglacial contre microbouillant. Les paupières regelèrent, encore saisies dans une immense et impitoyable pince moulante. Alexis s’essaya encore, plissement des paupières. Pour briser le givre. Tout son corps en éprouva la dureté, frémissement de douleur, bain de peine impuissante. Un autre assaut de fièvre envahit Alexis. Encore. Mais ça diminuait, ça s’espaçait.

Des flots d’images montaient comme si sa mémoire, elle aussi, épuisait ses réserves. Des images, des pensées, des fragments fugitifs de phrases, ça galopait en lui, ou les sensations intérieures filaient, fines, en lui, comme pour transpercer toute surface, toute limite. La fièvre. Par assauts. Comme une torture dans l’infini.

Son corps grelotta. Secoué. Secoué par l’assaut du dedans. Épuisement des dernières réserves de sucre.

Tout le corps luttait encore contre le froid, la mort. Les spasmes, les assauts de frissons tordaient ses muscles. Avec urgence et brutalement. Mouvements bruts, brusques, incontrôlables
la voix
il entendait
ça revenait
il entendait, au fond de lui. Au fond, au fond, au fond, loin, loin, loin, il entendait
« .. le froid le feu .. »

Quelqu’un disait quelquechose, une petite voix, quelqu’un. Petit. Petit. Un petit quelqu’un. Quelque part dans son ventre. Dans la région de son ventre, et plus haut dans son ventre, près du coeur, et ailleurs, il entendait la voix
(« …que le feu … c’est là! .. »)

La voix parlait avec des mots d’antan. Une sensation d’antan. D’enfant. C’était comme sa voix à lui, archaïque, mais pas parlée par lui. La voix. Venait de. Fragmentée, furtive, trouante. Le voix le tirait. Dans un vaste. Dans un immense igloo vide. Vaste. L’immense igloo vide. Dans son corps
(« .. j’délire .. »)
(« .. Alexis, tu vas être bon en sciences .. »)

La fièvre le secoua encore.

Comme si le froid brûlait.

Et d’instinct, l’envie d’enlever tous ses vêtements. Pour pas étouffer.  Les retira-t-il?  Le vent descendit en le bousculant, rugissant, fouettant le faîte des épinettes, piquant vers le corps d’Alexis comme une masse compacte d’éperviers de glace, ou d’acier, pour l’achever.  Lacérants.

Le vent s’anéantit au loin, poursuivant sa lancée comme un immense serpent d’air et de neige, abandonnant l’immense igloo du corps d’Alexis dans une sorte de suaire de silence poudrant. Une sorte de suie blanche et glacée. Neige de nuit. Alexis ne sentit plus, ne sentait plus son corps. Il tombait. Un temps indéterminé. Il tomba.

Il tomba. Une heure. Peut-être. Mille heures. Tomba. Cent, cinq cents, mille heures. Mille ans. Alexis ne perdait pas complètement conscience. Retrouvait le fil. Parfois. Le fil d’un étrange continuum. Dans un autre monde ou dans un monde autre. Des lambeaux de mots jaillissaient de nulle part en une sorte d’immense lui. Comme des bouts d’ailes sifflants. Des gerbes aux tiges infiniment fines. Comme des dards de tiques … Alexis se sentait émietté parmi ces milliards de bouts d’ailes blanches, parmi ces mots de grêle qui coulaient dans l’igloo noir sans parois. Crépitements. Une immensité noire peuplée de mots, de sons, de rires d’enfant. Crépitements. Fragmentés. Des formes. Grotesques. Sifflantes. C’était comme un monologue en lui, un monologue qui semblait avoir toujours été là dans les profondeurs de lui, un monologue qui se poursuivait, toujours, qui s’était toujours poursuivi, parallèle, dans le creux des ténèbres en dedans, un déploiement, un déroulement vital qui s’était toujours poursuivi et qu’il n’avait jamais entendu.

Maintenant il entendait
(«..faim … le… fend … froid … scie chaude …»)

Les fragments de voix s’enroulaient autour de lui. Alexis se sentait tiré par eux. Loin. Plus loin. Encore plus loin. Dans le noir. Du fond. Tout petit. Tout petit. Comme un point. Il était tout petit, tout petit, frémissant, nu, dans l’immense ventre blanc. Noir. Blanc. Métamorphoses. Poussée de fièvre. Encore. Bonne fièvre. Bon frémissement.
(« ..lieu d’ton corps… …allé voir… allé voir?… eefffeu…”)
Pays des morts? Il se rappelait une vieille légende indienne
(« ..antre … parle …»)
(« ..entre … par leffeu …»)
(« ..te… parle … par … le… ventre … ffeu …»)
voix, phrases éclatées, crépitantes comme des cristaux de glace noire qu’on écrase, comme de la vitre cassée qui tombe
(« .. on sait trop d’affaires inutiles .. »)
(« .. qu’est-ce que j’ai appris d’utile si j’crève ici .. »)
(« .. des paquets d’mensonges .. »)
(« .. ton ventre parle feu .. par le feu .. parle .. parle .. parle .. »)

C’était parfois comme si les fragments de voix se ramassaient dans son ventre et filaient vers le haut. Comme une gerbe dense, multi-filante, montante. Dans son cou. Jusqu’à l’immense tête du corps, là-haut, plus haut, plus haut que lui, plus vaste que son crâne. Alexis entendait mieux
(« .. tu peux produire du feu dans ton ventre! .. »)
Alexis murmurait en-dedans
(« .. qui es-tu? .. »)
et la voix, en-dedans, de plus en plus distincte
(« .. Tison! ..  Dis-moi oui! » )
une voix gouailleuse, étonnamment familière. Alexis entendit encore
( « .. je suis l’esprit des .. » )
quelqu’un
il y avait quelqu’un
Alexis pensa en-dedans
(« .. l’esprit du ventre .. »)
Alexis pensa
(« … »)
Alexis pensa
( « .. pas scientifique .. » )
pensa
(« .. l’esprit du feu .. » )
(« .. la mort …»)
entendit
(« .. Non! Mon nom est Tison! Tison! Dis oui! Dis Oui! .. »)

Rien soudain.
Un moment.
Un trou de doutes, un trou de noir, un trou malade, malsain, plein de mort noire, plein de la certitude qu’il allait mourir. La voix tonna encore

(« C’est Tison! »)

et s’enfouit encore dans le silence. Un silence plein de présence. Une masse d’impatience et de silence.

La voix tonna comme si elle avait reculé un instant pour s’élancer de nouveau et revenir frapper sans pitié
( « Tison!! C’est mon nom! » )
Alexis se sentit descendre dans le champ de la voix
( « Tison c’est mon nom! Tu sais rien d’moi? On t’a jamais rien appris?! T’as grandi autour de moi! Tu vas crever parce que tu penses que c’est comme ça qu’ça marche : oup’s!, mort, les vidanges! Maudits corps flasques!.. J’veux pas geler mort, encore, dans une peau, parce que c’est encore un autre connard de moureur qu’y a grandi autour de moi. J’finis par mériter mieux. Tu penses que tu peux pas produire du feu sans allumettes, sans briquettes, sans laïteurs, que si tu tombes à l’eau tu te mouilles, que si tu gèles that’s it, tu pètes! L’homme crève mais moi j’meurs jamais! Chus jusse obligé de r’commencer pis de r’commencer encore. Me sus essayé des milliards de fois dans des crevants d’ton genre, en pensant tout l’temps qu’j’allais survivre parce que l’alentour-de-moi comprendrait! et qu’j’aurais pas encore à r’changer d’peau! y m’ont tout l’temps r’pogné dans leur ostie d’cadavre! Pis chus r’venu. Quand même. Je r’viens tout l’temps. J’lâcherai pas! J’veux rester! Régner vivant! T’as pas l’goût d’arrêter d’crever?! T’as pas l’goût d’vaincre?! Tu m’aimes pas!?! C’est ça!?! Tu m’aimes pas!? C’est quoi?!» )

( « … » )

Silence.

Puis encore, comme une éclosion qui reprend son déploiement, ça remonte comme des coups de pieds dans le ventre, des missiles et des coups de poings dans les côtes, des fils fins, tenaces, qui filent comme des micro-jouissances pour tout recoudre
( « .. veux-tu?!!  Veux-tu vivre!?? .. » )

La voix frappait comme dans un immense corps évidé. En descendant. En remontant. Haut. En-dedans. Et comme hors de. Avec une véhémence ignée, une ardeur. La voix avait quelque chose de. Qui lui faisait penser à. Ça. Quoi? Ouatever. Comme une éclosion gigantesque. En tous sens.

Un violent coup de vent siffla encore dans la forêt en se précipitant par les cimes et vint rouler comme une meute de scies déchirantes sur le corps d’Alexis. Comme un acharnement cruel, impitoyable, comme pour hurler une connaissance terrifiante et persistante depuis la nuit des vents, la nuit des glaces, la nuit des temps.

Alexis sentait de nouveau toute sa carcasse enflée, figée, mourante : il était de retour dans sa carcasse, loin de la voix, des voix. Les coups de grâce du vent. Hurlant. Meurs! Comme un immense sifflet d’acier qui jouait à s’effiler aux cimes avant de descendre scier sa chair pour remonter encore et aller suspendre les lambeaux déchirés d’Alexis aux pointes aiguisées des pinèdes – le corps arraché, démembré, déchiqueté, dispersé aux cimes pointues des arbres, à la grandeur de la forêt. La voix tira encore
(« .. chus icitte en d’dans tipitou,  du feu! .. tu déniaises? .. »)
la voix
(« .. c’était comme ça qu’on faisait y a longtemps avant qu’y se mettent à me crever dessus comme des lambeaux sans conscience. Du feu! Comme ça! Icitte! Tout d’suite! Tu peux l’faire en d’dans! En d’dans! Dans l’ventre! Ti-chien cave! Écoute! .. »)

Quelques larmes encore. Un peu. Chaudes. Gelèrent immédiatement dans les cils. Les yeux d’Alexis fermés. Les paupières sous glacis. Tenter de les ouvrir faisait maintenant trop mal. Et c’était, de plus en plus, comme si Alexis ne savait plus où étaient ses paupières ou ses yeux. Alexis sentait son corps décrocher de la vie. Par pans. Alexis retrouva ses paupières, par hasardeux mouvement de conscience, il voulait voir. Encore. Les appuya fermement l’une contre l’autre pour briser les dentelles de glace. La douleur. La douleur. La pression des paupières fit à peine bouger le glacis des cils.

Puis une étrange contraction des paupières. Spontanée. Qui ne venait pas de lui. Pas de sa volonté. Réconfortant resserrement des yeux, un moment d’étrangeté. Son coeur bouillonna. Imaginait-il? Production de chaleur dans le corps!

Production de chaleur dans le corps. C’était soudain. Inattendu. De partout dans le corps
(« .. Alexis, tu vas être bon en sciences .. »)
(« .. science de quoi!? tu veux crever savant!? tu veux crever ignare!? .. »)
la voix, aiguë, intolérante, avait résonné dans l’immensité noire du dedans où Alexis était de nouveau tiré. Alexis percevait là-haut son corps secoué de spasmes rapprochés, intermittents, violents, comme s’il cuisait dans la glace noire, comme s’il y était rattaché par des fils qui faisaient toujours mal – mais de loin, il était loin. La petite voix clamait comme un jugement de derniers temps. C’était stupéfiant. Du délire. C’était comme Dieu. Le jugement (« .. c’est moi, Tison! C’est moi, c’est tout, lâche Dieu, tu sais pas c’que c’est. J’te dirai c’que c’est! Moi c’est l’feu! C’est ici, c’est à ce moment-ci qu’y crèvent tous, stupidement, parsque du effeu d’ventre ça s’peut pas, parsque c’est pas scientifique, que quand y y crouèyent y font rien quand même. Veux-tu vivre? » )
(« du.. délire .. c’est du .. »)
(« .. j’deviens fou… crever fou… on devient fou.. juste avant .. »)
des larmes. Encore. Il en restait. Peu. Immédiatement saisies par la glace.  Alexis avait soif
(« .. ou bien tu crèves, ou bien c’est vrai, moi, ici, le feu dans ton ventre, ça fait que tu crèves pas, cette fois, tu fais du feu .. »)
( « .. » )
(« .. tu fais du feu! .. tu dis oui! tu fais du feu! .. »)
Alexis avait rien pour faire du feu. Rien. La voix criait
( « .. sauve-moi! .. » )

Alexis aurait voulu résister au délire, à cette fièvre, à ces morceaux, ces jets de voix irréels, à la voix du petit comique imaginaire qui venait se moquer de lui avant la grande cassure. Lui-même se moquant de lui-même. Conscience scindée. Il aurait voulu résister à ces grelottements cruels qui le secouaient. Encore. Parfois. Dernières productions de sucre dans les muscles. Résister, résister à cet envahissement verbal, à cette petite maudite voix. Résister: quelqu’un viendrait le chercher, quelqu’un, quelqu’un viendrait… Quelqu’un …

Schizo. Avant de mourir. Personne saurait jamais. Le délire absorbait Alexis. La mort. C’était ça. Entraîné dans un entonnoir sans parois
( « .. du feu …» )
Alexis pensait fugitivement à du feu. Alexis voulait du feu
( « .. du feu .. » )
de la chaleur …
Alexis murmurait
( « Tison .. » )
comme un enfant. Alexis sentit encore une montée de fièvre, courte. Les dernières réserves. Sensations douloureuses dans les muscles, quelques spasmes. Le délire. Le «effeu» du petit chose invisible dans l’immense rien noir du dôme-igloo dedans, il sentait
(« .. du délice .. »)
(« .. du feu .. »)
c’était chaud
Alexis sentait
quelque chose …

Il le sentait.
Au fond.

Autour.

Une sorte d’immense flaque chaude et dorée. Alexis pouvait y aller. Aller chercher. Aller. Aller retrouver le feu. Celui qui réchauffait l’eau des yeux. Celui qui .. Qui faisait couler la morve. Fondre. Couler. Couler, couler, couler..

Alexis coula. Avalé comme une longue morve d’enfant, happé par le chaud, longuement.

Alexis coulait dans le ventre immense, un ventre dans lequel le sien s’ouvrait, comme s’il n’y avait plus ni lui, ni ça, mais autre chose. Alexis coulait dans une grande, longue gorge noire, Alexis coulait avalé comme une salive, sombrait dans la chaleur première. Un éclat lent rouge-orange. Puis le noir total. Chaud, solide et dense. Un temps indéfini dans la suie chaude, hyperdouce, au fond du fond du fond du fond du fond du .. Encore le rouge-orange, une substance, comme une braise, comme une braise orange serpentant dans le noir des temps et le caressant longuement, inlassablement, en tout sens. Fondation extrême. Alexis disparut.

Il avait rêvé de flammes.

Il avait rêvé d’un extrême fondamental de feu, de flammes. D’un extrême de braises liquides. Parce qu’il mourait d’un extrême de froid dur, métallique, sciant. C’était son dernier rêve. Compensatoire. Il avait atteint l’extrême du chaud par l’extrême du froid. Il rêvait. Dans la mort, on rêve. Dormir c’est mourir. S’éveiller, c’est ressusciter. Il avait rêvé qu’il agonisait. Il avait rêvé qu’il crevait. Il crevait. C’était fait. Ça se faisait, ou c’était fait, ou c’était dire la même chose, rêver, mourir, métamorphoser, s’éveiller.

Solution de continuité. Une coupure. Durée indéfinie. Puis comme si Alexis s’éveillait, revenait du rien, revenait du sommeil. Après avoir rêvé. Il se sentait envahi par un grand bien-être (« .. j’ai rêvé? .. »), il était dans son lit. Dans son lit ? Chez lui… Chez lui? Il n’ouvrait pas les yeux. Il se sentait engourdi. Délicieusement engourdi. Dans son lit, au chaud. Détendu. Fondant. Il sentait un engourdissement de bon somme à l’orée du réveil, un bon engourdissement de bon matin, cette délicieuse sensation dans tout le corps, cette délicieuse sensation de repos, il se réveillait au chaud. Au trop chaud, oui, mais au chaud

(« .. on chauffe toujours trop .. »)

Alexis n’ouvrait pas les yeux. Il sentait l’eau sur son visage. Plus de dentelles de glace sur les yeux. «L’eau», douce, il la sentait sur sa peau, «l’eau», douce, c’était fluide, comme une huile mais très fine, très fluide, comme une eau doucement chaude sur son corps, presqu’inexistante, très, très subtile, sur la peau de son visage, une sueur chaude un peu collante et fine, fine, et ce lent picottement électrique.. Il se réveillait chez lui, c’était ça, il sortait d’un cauchemar. Ou d’un rêve merveilleux. Les deux.

Alexis n’osait ouvrir les yeux.

Il craignait de revoir pour de vrai, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, l’enfer de noir, de blanc, de froid au fond duquel ..

Alexis collait à son lit. Dans sa maison surchauffée. Des sueurs au front. Dans le cou. Sur le corps. Avaient pénétré le tissu de sa culotte, de sa chemise. Ses vêtements collaient. Mous. Trempés. .. Confortables. Confortables ..
(« .. on chauffe trop… une vieille peur, une vieille hantise d’habitant. .. on chauffe trop .. »)
(« .. les couvertures .. »)

Alexis voulut rejeter les couvertures. Mais. Ne bougea pas. Quelque chose le retenait. Il avait la sensation d’avoir trouvé, d’avoir éveillé – ou que s’était éveillé – quelque chose. Quelquechose. De mystérieux. Il n’était plus le même. Ça, il l’éprouvait de partout, il le savait. Ça s’était fait en songe. Durant la nuit
(« .. j’ai rêvé .. »)
il ne comprenait pas. Ce que ça pouvait être. C’était comme un point. Pas vraiment ça. Il ne pouvait dire. Une palpitation ample mais centrée, à la fois ample et centrée, centrée et sans cesse décentrée, de l’infiniment petit, petit, et une palpitation lente, ample, douce, forte. Quelquechose qui rayonnait.  Ça faisait penser à une balle de lumière-feu. À une petite balle extraordinairement consciente dont l’aura vivante n’avait pas de limites. Une bille de conscience. Dans le corps et pénétrant tout le corps et devenant tout le corps. Comme un faisceau de flammes tassées, tressées, mouvantes, recourbées sur elles-mêmes, comme une boulette faite de minuscules pelures ou tresses de feu rougeoyant, une boulette qui riait, une boulette immense et minuscule en sa source.

Alexis gardait les yeux fermés.

Ses paupières ne lui faisaient plus mal.

Aération pleine de chaleur. Douce. Inexprimablement agréable. Et sur sa peau, toujours, cette surabondance d’huile douce, d’eau huileuse subtile et douce.

D’un coup, sans réfléchir, il voulut rejeter le quelquechose qui devait le couvrir, les couvertures. Il le fit d’un mouvement vif de sa lourde main mitainée de peau de porc.

Mais ce n’était pas des couvertures qu’il rejetait : c’était de l’air.
Il n’y avait pas de couvertures.
Il n’osa pas ouvrir les yeux.
Il avait toujours ses mitaines aux mains. Il les sentait bien. Il était pas chez lui. Il était dans la forêt, pas chez lui. Pas dans son logement surchauffé. Il était bel et bien dans la forêt. Il avait pas rêvé. Il ne voulait pas ouvrir les yeux. Il n’osait pas. Le feu.. Le feu.. Le feu!

Ça ne pouvait pas être autre chose! Le feu! La forêt brûlait! C’était ça, ça devait être ça, les lueurs rougeoyantes qu’il avait vues …

Mais la clarté que ses paupières fermées laissaient transparaître ne rougeoyait pas. Pas de rougeoiements. C’était pas une lumière d’incendie.
C’était une lumière d’aube.
Bleutée.
La lumière du monde. Alexis baignait, baignait dans la douceur délicieuse. Il n’ouvrait pas les yeux.  Il laissait, encore et encore, la chaleur divinement réconfortante l’envelopper, pénétrer son corps, couler, doucement, surabondamment, sur sa bouche, ses sourcils, son cou, autour de son cou, dans sa bouche, dans sa gorge, dans son ventre, dans ses jambes, dans ses pieds.

Alexis n’ouvrait pas les yeux.

Il n’y avait pas d’incendie de forêt.

Alexis n’entendait pas crépiter, craquer rageusement les pinèdes.

Il n’y avait pas d’odeur de brûlé.

Alexis n’avait pas dormi chez lui dans son lit.

Et il ne pouvait pas être mort et sentir aussi nettement cette lente, pénétrante chaleur rouler ses vagues lentes sur sa peau, autour de son corps, dans son corps.. Ou alors, la mort n’existait pas, c’était une blague.
C’était peut-être vraiment une blague et il ne délirait pas.
Ce qu’il éprouvait n’avait rien à voir avec la fièvre: c’était trop agréable.
Il n’était pas dans une maison.
Il n’était pas dans son lit.
Il n’avait pas rêvé.
Il était dans la forêt.
Il le savait.

Schizo ou pas, il avait rencontré quelqu’un dans son délire, un petit doux brûlant, un invraisemblable petit rieur-blagueur d’une prodigieuse présence, d’une prodigieuse énergie, qui habitait là, quelque part, dans son ventre, et qui lançait des fils de feu, ou des doigts de feu, des ondoiements doux et chaleureux, des lambeaux d’idées fantasques et puissantes, et qui s’était amusé à foutre tout bon sens en l’air, et qui était probablement cette sorte de bille palpitante qu’Alexis sentait dans son ventre, qui rayonnait, immense, qui faisait partie de lui. Un farceur, un bout de feu, un minuscule bébé plein de zest et de feu, une sorte de petit garçon gros comme un bout de pouce, p’tit, mal élevé, pas poli, direct, prodigieusement puissant, gros comme une bille ou comme un pépin, puissant comme un soleil, comme un vaste incendie qui caresse, un tikid, un petit chose gros comme rien, terrible, un minuscule tison de conscience et de matière frémissante, un mince fil de presque-peau ardente, un ouatever …

Alexis bougea lentement. Les yeux toujours fermés.

Il arracha lentement ses mitaines de peau de porc dont la doublure de feutre humecté collait à ses paumes.

Il posa ses mains nues sur la neige. Doucement. En aveugle. Ses doigts s’enfonçaient dans la neige, chauds, souples, fermes, comme dans du beurre. Le froid, le glacé, fuyaient sous ses paumes. À peine attouchaient-elles la neige, qu’elle fondait. Alexis se sentait envahi de sous rires. Il entrouvrit les yeux.

Lentement.

L’aube. C’était l’aube.

Alexis referma les yeux. Il riait. Doucement. Il rouvrit les yeux. L’aube..

D’une main il détacha son col fourré puis arracha son capuchon de toile. Alexis bascula un peu sur la droite: la neige ne résistait pas, ça n’avait pas changé, il s’enfonçait dedans, elle fondait autour de lui, mollissante. Sa main heurta son fusil de chasse. Il pressa le canon, de sa main nue; le canon était glacé mais la chair de la main nue n’y collait pas. Alexis regardait autour. C’était bien l’aube. C’était bien le petit matin. Alexis était au milieu d’un mélange de neige et d’eau tiédie; par endroits on voyait du sol mou, acide, tiède, bruni.

Alexis entrouvrit la bouche. Pour. Dire. Quelquechose. Rien. Alexis riait. Amusé.

Il déboutonna sa chemise. Enleva son parka pour enlever sa chemise. Le vent surgit encore,  autour, sur lui. Alexis retira son sous-vêtement de polyprop. Il sentit sur sa peau une chaleur terriblement délicieuse, orgiaque, qui pénétrait ses muscles, une chaleur excessivement douce, à faire hurler presque, ou à faire rire, irrésistiblement. Le vent passa son chemin, toujours le même serpent d’air et de neige. Quitte à revenir. Peu importait. Alexis ne suait plus. Mais il ne subissait plus, non plus, le danger du froid sur sa peau. C’était comme si une entente implicite était née entre lui et l’hiver, comme un pacte entre deux combattants d’égale force, entre lui, ou entre ce que cette désignation, le “lui”, pouvait maintenant vouloir dire, – et le froid.

Le fou rire bouillonna dans sa poitrine, monta en lui avec la fraîcheur d’une source. Il éclata de rire. Puis se tut, comme s’il entendait la forêt, comme si c’était la forêt qui avait éclaté de rire avec lui. Lui avec elle. La forêt et lui. Lui et la forêt… Lui, la forêt… La forêt, lui. Ils avaient la même force. Ils étaient mêmes. Même peau. Même étendue. Même frémissement mystérieux.

Alexis se leva, prit son parka, en enveloppa son fusil.

Alexis, maintenant, marchait.

Il savait dans quelle direction marcher, d’instinct, même si aucune direction, maintenant, ne pouvait avoir raison de lui. Ou importait. Il avait le goût du monde. Voir du monde. Porter Bébéfeu, Tison, ça, vivant. Se laisser mettre au monde par lui. Encore plus et encore plus au monde. Naître avec. Sans fin. À chaque instant. De concert, même peau, mêmes défis, mêmes .. Droit devant. En toutes directions. Tison ondulait imperceptiblement dans son ventre. Autour. Jusque loin, partout. Affairé. À mille choses. Comme un enfant qui gambade de mystère en mystère, de cime d’arbre en cime d’arbre, de boulder en boulder, porteur de la puissance de cent volcans.

Les jambes d’Alexis s’élançaient, souples, énergiques, légères, chaudes.

Alexis marchait.

Il marchait rapidement. Rapidement. Très rapidement. Il filait dans la forêt. Rapidement. Rapidement. Très rapidement. Torse nu. Son fusil enveloppé dans son parka. Rapidement. Rapidement. Très rapidement. Parmi les pinèdes. En fendant le vent glacé qui se levait encore et qui, en le cinglant, encore, et encore, semblait s’acharner à lui démontrer, encore et encore, qu’il lui caressait la peau jusqu’aux confins des arbres, de la forêt et du monde, et qu’il le touchait, par amour et plaisir excessif, pour le pénétrer de toute son affection brutale et de toute sa force jusqu’aux confins de sa moelle et de ses os.

Pour jouer. Pour spiraler. Pour ouatever.


© Copyright 1989, 2012 Hamilton-Lucas Sinclair ( Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe), cliquer


Les oeuvres de fiction de Jacques Renaud qu’on trouve sur ce blog :   Le Cassé, la novella, avec les nouvelles; la vraie version originale et intégrale, la seule autorisée par l’auteur.   —   Le Crayon-feutre de ma tante a mis le feu, nouvelle.   —   L’Agonie d’un Chasseur, ou Les Métamorphoses du Ouatever, novella.

La Naissance d’un Sorcier, nouvelle.   —   C’est Der Fisch qui a détruit Die Mauer, nouvelle.   —   Émile Newspapp, Roi des Masses, novella.   —   Et Paix sur la Terre (And on Earth, Peace), nouvelle.   —   L’histoire du vieux pilote de brousse et de l’aspirant audacieux, nouvelle

Le beau p’tit Paul, le nerd entêté, et les trois adultes qui disent pas la même chose, nouvelle  —  La chambre à louer, le nerd entêté, et les quinze règlements aplatis  —   La mésange, le nerd entêté, et l’érudit persiffleur

Jack le Canuck, chanson naïve pour Jack Kerouac,  poème  —    L’histoire de l’homme qui aimait la bière Molson et qui fut victime de trahison

Loup Kibiloki ( Jacques Renaud ) :  La Petite Magicienne, nouvelle;  Héraclite, la Licorne et le Scribe, nouvelle.


Beaucoup de poèmes de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki )


Sur Le Cassé de Jacques Renaud, des extraits de critiques

Jadis, la liberté d’expression régnait dans ma ruelle, ou La ruelle invisible

Le Cassé de Jacques Renaud : le vrai, le faussé, le faux  (A-t-on voulu détruire la carrière de l’auteur ?)

Sorel : En 2012, on y censure Dieu et Edith Piaf. En 1971, on y censurait Le Cassé de Jacques Renaud…

And on Earth Peace, Le Cassé, le joual, Jacques Renaud  (Sur Jacques Renaud, l’époque du Cassé, le “joual”.)


Loup Kibiloki ( Jacques Renaud )  :    Plusieurs suites poétiques de Loup Kibiloki ( Jacques Renaud )   –   Des poèmes à Shiva –   Des histoires, des comptines, des contes.  En prose ou en versets libres.  Parfois bizarres, parfois pas.


Blogsurfer.us –  Icerocket

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