Chapitres XXI à XXX [21 à 30] – Règne de la Quantité.

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

Chapitres XXI  à XXX  [21 à 30].

René Guénon

1945

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[La notation «Note de Loup K.», quand elle apparaît, signifie qu’elle n’est pas de René Guénon, elle est du transcripteur, Loup Kibiloki. Je ne cherche pas à imposer ces notes. Le lecteur peut facilement les ignorer s’il le désire. Elles sont simplement l’équivalent de ces notes qu’on prend souvent en marge, au bas, ou au haut des pages quand on lit un livre, ou dans un carnet de notes. Il est vrai que le médium électronique permet des notes plus substantielles et plus longues que le «support papier» d’un  livre, ici les marges sont vastes … ]

[La notation «note de René Guénon en bas de page», quand elle apparaît, désigne simplement les notes de René Guénon telles qu’elles apparaissent au bas des pages de son ouvrage; ces notes font partie de l’oeuvre originale. Là où de telles «notes en bas de page» apparaissent ici, elles apparaissent entre [ ] à l’endroit exact où elles sont indiquées par un chiffre dans le texte courant. ]

Par ailleurs, sans jamais modifier le texte – ni le sens, évidemment – j’ai subdivisé les très longs paragraphes qu’affectionnait René Guénon en paragraphes plus courts pour faciliter la lecture, surtout à l’écran. J’ai aussi, à l’occasion, «allégé» la ponctuation. Encore une fois, le texte original demeure absolument intact dans son intégralité, ainsi que le sens des phrases, évidemment – ça va de soi.

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Chapitre XXI [21]

Caïn et Abel

La «solidification» du monde a encore, dans l’ordre humain et social, d’autres conséquences dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici: elle engendre, à cet égard, un état de choses dans lequel tout est compté, enregistré et réglementé, ce qui n’est d’ailleurs, au fond, qu’un autre genre de «mécanisation»; il n’est que trop facile de constater partout, à notre époque, des faits symptomatiques tels que, par exemple, la manie des recensements (qui du reste se relie directement à l’importance attribuée aux statistiques),

[note de René Guénon en bas de page:  Il y aurait beaucoup à dire sur les interdictions formulées dans certaines traditions contre les recensements, sauf dans quelques cas exceptionnels; si l’on disait que ces opérations et toutes celles de ce qu’on appelle l’«état civil» ont, entre autres inconvénients, celui de contribuer à abréger la durée de la vie humaine (ce qui est d’ailleurs conforme à la marche même du cycle, surtout dans ses dernières périodes), on ne serait sans doute pas cru, et pourtant, dans certains pays, les paysans les plus ignorants savent fort bien, comme un fait d’expérience courante, que si l’on compte trop souvent les animaux, il en meurt beaucoup plus que si l’on s’en abstient; mais évidemment, aux yeux des modernes soi-disant «éclairés», ce ne peuvent être là que des «superstitions».]

et d’une façon générale, la multiplication incessante des interventions administratives dans toutes les circonstances de la vie, interventions qui doivent naturellement avoir pour effet d’assurer une uniformité aussi complète que possible entre les individus, d’autant plus que c’est en quelque sorte un «principe» de toute administration moderne de traiter ces individus comme de simples unités numériques toutes semblables entre elles, c’est-à-dire d’agir comme si, par hypothèse, l’uniformité «idéale» était déjà réalisée, et de contraindre ainsi tous les hommes à s’ajuster, si l’on peut dire, à une même mesure «moyenne».

D’autre part, cette réglementation de plus en plus excessive se trouve avoir une conséquence fort paradoxale: c’est que, alors qu’on vante la rapidité et la facilité croissantes des communications entre les pays les plus éloignés, grâce aux inventions de l’industrie moderne, on apporte en même temps tous les obstacles possibles à la liberté de ces communications, si bien qu’il est souvent pratiquement impossible de passer d’un pays à un autre, et qu’en tout cas cela est devenu beaucoup plus difficile qu’au temps où il n’existait aucun moyen mécanique de transport.

C’est encore là un aspect particulier de la «solidification»: dans un tel monde, il n’y a plus de place pour les peuples nomades qui jusqu’ici subsistaient encore dans des conditions diverses, car ils en arrivent peu à peu à ne plus trouver devant eux aucun espace libre, et d’ailleurs on s’efforce par tous les moyens de les amener à la vie sédentaire,

[note de René Guénon en bas de page:  On peut citer ici, comme exemples particulièrement significatifs, les projets «sionistes» en ce qui concerne les Juifs, et aussi les tentatives faites récemment pour fixer les Bohémiens dans certaines contrées de l’Europe orientale.]

de sorte que, sous ce rapport aussi, le moment ne semble plus très éloigné où «la roue cessera de tourner»; par surcroît, dans cette vie sédentaire, les villes, qui représentent en quelque sorte le dernier degré de la «fixation», prennent une importance prépondérante et tendent de plus en plus à tout absorber;

[note de René Guénon en bas de page: Il faut d’ailleurs rappeler à ce propos que la «Jérusalem céleste» elle-même est symboliquement une «ville», ce qui montre que, là encore, il y a lieu d’envisager, comme nous le disions plus haut, un double sens de la «solidification».]

et c’est ainsi que, vers la fin du cycle, Caïn achève véritablement de tuer Abel.

En effet, dans le symbolisme biblique, Caïn est représenté avant tout comme agriculteur, Abel comme pasteur, et ils sont ainsi les types des deux sortes de peuples qui ont existé dès les origines de la présente humanité, ou du moins dès qu’il s’y est produit une première différenciation: les sédentaires, adonnés à la culture de la terre; les nomades, à l’élevage des troupeaux.

[note de René Guénon en bas de page:  On pourrait ajouter que, Caïn étant désigné comme l’aîné, l’agriculture semble avoir par là une certaine antériorité, et en fait, Adam lui-même, dès avant la «chute» est représenté comme ayant pour fonction de «cultiver le jardin», ce qui d’ailleurs se réfère proprement à la prédominance du symbolisme végétal dans la figuration du début du cycle (d’où une «agriculture» symbolique et même initiatique, celle-là même que Saturne, chez les Latins, était dit aussi avoir enseignée aux hommes de l’«âge d’or»; mais quoi qu’il en soit, nous n’avons à envisager ici que l’état symbolisé par l’opposition (qui est en même temps un complémentarisme) de Caïn et d’Abel, c’est-à-dire celui où la distinction des peuples en agriculteurs et pasteurs est déjà un fait accompli.]

Ce sont là, il faut y insister, les occupations essentielles et primordiales de ces deux types humains; le reste n’est qu’accidentel, dérivé ou surajouté, et parler de peuples chasseurs ou pêcheurs, par exemple, comme le font communément les ethnologues modernes, c’est ou prendre l’accidentel pour l’essentiel, ou se référer uniquement à des cas plus ou moins tardifs d’anomalie et de dégénérescence, comme on peut en rencontrer en fait chez certains sauvages (et les peuples principalement commerçants ou industriels de l’Occident moderne ne sont d’ailleurs pas moins anormaux, quoique d’une autre façon).

[note de René Guénon en bas de page:  Les dénominations d’Iran et de Turan, dont on a voulu faire des désignations de races, représentent en réalité respectivement les peuples sédentaires et les peuples nomades; Iran ou Airyana vient du mot arya (d’où ârya par allongement), qui signifie «laboureur» (dérivé de la racine ar, qui se retrouve dans le latin arare, arator, et aussi arvum, «champ»); et l’emploi du mot ârya comme désignation honorifique (pour les castes supérieures) est, par suite, caractéristique de la tradition des peuples agriculteurs.]

Chacune de ces deux catégories avait naturellement sa loi traditionnelle propre, différente de celle de l’autre, et adaptée à son genre de vie et à la nature de ses occupations; cette différence se manifestait notamment dans les rites sacrificiels, d’où la mention spéciale qui est faite des offrandes végétales de Caïn et des offrandes animales d’Abel dans le récit de la Genèse.

[note de René Guénon en bas de page:  Sur l’importance toute particulière du sacrifice et des rites qui s’y rapportent dans les différentes formes traditionnelles, voir Frithjof Schuon, Du Sacrifice, dans la revue Études Traditionnelles, no d’avril 1938, et A. K. Coomaraswamy, Atmayajna: Self-sacrifice, dans le Harvard Journal of Asiatic Studies, no de février 1942.]

Puisque nous faisons plus particulièrement appel ici au symbolisme biblique, il est bon de remarquer tout de suite, à ce propos, que la Thora hébraïque se rattache proprement au type de la loi des peuples nomades: de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et d’Abel qui, au point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre jour et serait susceptible d’une autre interprétation; mais d’ailleurs, bien entendu, les aspects correspondant à ces deux points de vue sont inclus l’un et l’autre dans son sens profond, et ce n’est là en somme qu’une application du double sens des symboles, application à laquelle nous avons du reste fait une allusion partielle à propos de la «solidification», puisque cette question, comme on le verra peut-être mieux encore par la suite, se lie étroitement au symbolisme du meurtre d’Abel par Caïn.

Du caractère spécial de la tradition hébraïque vient aussi la réprobation qui y est attachée à certains arts ou à certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment à tout ce qui se rapporte à la construction d’habitations fixes; du moins en fut-il effectivement ainsi jusqu’à l’époque où précisément Israël cessa d’être nomade, tout au moins pour plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’au temps de David et de Salomon et l’on sait que pour construire le Temple de Jérusalem il fallut encore faire appel à des ouvriers étrangers.

[note de René Guénon en bas de page:  La fixation du peuple hébreu dépendait d’ailleurs essentiellement de l’existence même du Temple de Jérusalem; dès que celui-ci est détruit, le nomadisme reparaît sous la forme spéciale de la «dispersion».]

Ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là même qu’ils sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes; et en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même; cette fondation n’a d’ailleurs lieu que bien après qu’il a été fait mention de ses occupations agricoles, ce qui montre bien qu’il y a là comme deux phases successives dans le «sédentarisme», la seconde représentant, par rapport à la première, un degré plus accentué de fixité et de «resserrement» spatial.

D’une façon générale, les oeuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on dire, des oeuvres du temps: fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie. Par contre, les peuples nomades et pasteurs n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur échappe; mais ils ont devant eux l’espace qui ne leur oppose aucune limitation mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités. On retrouve ainsi la correspondance des principes cosmiques auxquels se rapporte, dans un autre ordre, le symbolisme de Caïn et d’Abel: le principe de compression, représenté par le temps; le principe d’expansion, par l’espace.

[note de René Guénon en bas de page: Sur cette signification cosmologique, nous renverrons aux travaux de Fabre d’Olivet.]

À vrai dire, l’un et l’autre de ces deux principes se manifestent à la fois dans le temps et dans l’espace, comme en toutes choses, et il est nécessaire d’en faire la remarque pour éviter des identifications ou des assimilations trop «simplifiées», ainsi que pour résoudre parfois certaines oppositions apparentes; mais il n’en est pas moins certain que l’action du premier prédomine dans la condition temporelle, et celle du second dans la condition spatiale. Or le temps use l’espace, si l’on peut dire, affirmant ainsi son rôle de «dévorateur»; et de même, au cours des âges, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades: c’est là, comme nous l’indiquions plus haut, un sens social et historique du meurtre d’Abel par Caïn.

L’activité des nomades s’exerce spécialement sur le règne animal, mobile comme eux; celle des sédentaires prend au contraire pour objets directs les deux règnes fixes, le végétal et le minéral.

[note de René Guénon en bas de page:  L’utilisation des éléments minéraux comprend notamment la construction et la métallurgie; nous aurons à revenir sur cette dernière, dont le symbolisme biblique rapporte l’origine à Tubalcaïn, c’est-à-dire à un descendant direct de Caïn, dont le nom se retrouve même comme un des éléments entrant dans la formation du sien, ce qui indique qu’il existe entre eux un rapport particulièrement étroit.]

D’autre part, par la force des choses, les sédentaires en arrivent à se constituer des symboles visuels, images faites de diverses substances mais qui, au point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de toute formation spatiale.

Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites comme tout ce qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent des symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle migration.

[note de René Guénon en bas de page:  La distinction de ces deux catégories fondamentales de symboles est, dans la tradition hindoue, celle du yantra, symbole figuré, et du mantra, symbole sonore; elle entraîne naturellement une distinction correspondante dans les rites où ces éléments symboliques sont employés respectivement, bien qu’il n’y ait pas toujours une séparation aussi nette que celle qu’on peut envisager théoriquement et que, en fait, toutes les combinaisons en proportions diverses soient ici possibles.]

Mais il y a ceci de remarquable, que parmi les facultés sensibles, la vue a un rapport direct avec l’espace, et l’ouïe avec le temps: les éléments du symbole visuel s’expriment en simultanéité, ceux du symbole sonore en succession; il s’opère donc dans cet ordre une sorte de renversement des relations que nous avons envisagées précédemment, renversement qui est d’ailleurs nécessaire pour établir un certain équilibre entre les deux principes contraires dont nous avons parlé, et pour maintenir leurs actions respectives dans les limites compatibles avec l’existence humaine normale.

Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le temps; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le «jeu» purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains.

[note de René Guénon en bas de page:  Il est à peine besoin de faire remarquer que, dans toutes les considérations exposées ici, on voit apparaître nettement le caractère corrélatif et en quelque sorte symétrique des deux conditions spatiale et temporelle envisagées sous leur aspect qualitatif.]

Voici donc où se manifeste le complémentarisme des conditions d’existence: ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps.

Et voici où apparaît l’antinomie du «sens inverse»: ceux qui vivent selon le temps, élément changeant et destructeur, se fixent et conservent; ceux qui vivent selon l’espace, élément fixe et permanent, se dispersent et changent incessamment.

Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’existence des uns et des autres demeure possible par l’équilibre au moins relatif qui s’établit entre les termes représentatifs des deux tendances contraires; si l’une ou l’autre seulement de ces deux tendances compressive et expansive était en action, la fin viendrait bientôt, soit par «cristallisation», soit par «volatilisation», s’il est permis d’employer à cet égard des expressions symboliques qui doivent évoquer la «coagulation» et la «solution» alchimiques, et qui correspondent d’ailleurs effectivement, dans le monde actuel, à deux phases dont nous aurons encore à préciser dans la suite la signification respective.

[note de René Guénon en bas de page:  C’est pourquoi le nomadisme, sous son aspect «maléfique» et dévié, exerce facilement une action «dissolvante» sur tout ce avec quoi il entre en contact; de son côté, le sédentarisme, sous le même aspect, ne peut mener en définitive qu’aux formes les plus grossières d’un matérialisme sans issue.]

Nous sommes ici, en effet, dans un domaine où s’affirment avec une particulière netteté toutes les conséquences des dualités cosmiques, images ou reflets plus ou moins lointains de la première dualité, celle même de l’essence et de la substance, du Ciel et de la Terre, de Purusha et de Prakriti, qui génère et régit toute manifestation.

Mais, pour en revenir au symbolisme biblique, le sacrifice animal est fatal à Abel,

[note de René Guénon en bas de page:  Comme Abel a versé le sang des animaux, son sang est versé par Caïn; il y a là comme l’expression d’une «loi de compensation» en vertu de laquelle les déséquilibres partiels, en quoi consiste au fond toute manifestation, s’intègrent dans l’équilibre total.]

et l’offrande végétale de Caïn n’est pas agréée; celui qui est béni meurt, celui qui vit est maudit.

[note de René Guénon en bas de page:  Il importe de remarquer que la Bible hébraïque admet cependant la validité du sacrifice non sanglant considéré en lui-même: tel est le cas du sacrifice de Melchisédech, consistant en l’offrande essentiellement végétale du pain et du vin; mais ceci se rapporte en réalité au rite du Soma vêdique et à la perpétuation directe de la «tradition primordiale» au delà de la forme spécialisée de la tradition hébraïque et «abrahamique» et même, beaucoup plus loin encore, au delà de la distinction de la loi des peuples sédentaires et de celle des peuples nomades; et il y a là encore un rappel de l’association du symbolisme végétal avec le «Paradis terrestre» c’est-à-dire avec l’«état primordial» de notre humanité.  – L’acceptation du sacrifice d’Abel et le rejet de celui de Caïn sont parfois figurés sous une forme symbolique assez curieuse: la fumée du premier s’élève verticalement vers le ciel, tandis que celle du second se répand horizontalement à la surface de la terre; elles tracent ainsi respectivement la hauteur et la base d’un triangle représentant le domaine de la manifestation humaine.]

L’équilibre, de part et d’autre, est donc rompu; comment le rétablir, sinon par des échanges tels que chacun ait sa part des productions de l’autre?

C’est ainsi que le mouvement associe le temps et l’espace, étant en quelque sorte une résultante de leur combinaison, et concilie en eux les deux tendances opposées dont il a été question tout à l’heure;

[note de René Guénon en bas de page:  Ces deux tendances se manifestent d’ailleurs encore dans le mouvement lui-même, sous les formes respectives du mouvement centripète et du mouvement centrifuge.]

le mouvement n’est lui-même encore qu’une série de déséquilibres, mais la somme de ceux-ci constitue l’équilibre relatif compatible avec la loi de la manifestation ou du «devenir», c’est-à-dire avec l’existence contingente elle-même.

Tout échange entre les êtres soumis aux conditions temporelle et spatiale est en somme un mouvement, ou plutôt un ensemble de deux mouvements inverses et réciproques, qui s’harmonisent et se compensent l’un l’autre; ici, l’équilibre se réalise donc directement par le fait même de cette compensation.

[note de René Guénon en bas de page:  Équilibre, harmonie, justice, ne sont en réalité que trois formes ou trois aspects d’une seule et même chose; on pourrait d’ailleurs, en un certain sens, les faire correspondre respectivement aux trois domaines dont nous parlons ensuite, à la condition, bien entendu, de restreindre ici la justice à son sens le plus immédiat, dont la simple «honnêteté» dans les transactions commerciales représente, chez les modernes, l’expression amoindrie et dégénérée par la réduction de toutes choses au point de vue profane et à l’étroite banalité de la «vie ordinaire».]

Le mouvement alternatif des échanges peut d’ailleurs porter sur les trois domaines spirituel (ou intellectuel pur), psychique et corporel, en correspondance avec les «trois mondes»: échange des principes, des symboles et des offrandes, telle est, dans la véritable histoire traditionnelle de l’humanité terrestre, la triple base sur laquelle repose le mystère des pactes, des alliances et des bénédictions, c’est-à-dire, au fond, la répartition même des «influences spirituelles» en action dans notre monde; mais nous ne pouvons insister davantage sur ces dernières considérations, qui se rapportent évidemment à un état normal dont nous sommes actuellement fort éloignés à tous égards, et dont le monde moderne comme tel n’est même proprement que la négation pure et simple.

[note de René Guénon en bas de page:  L’intervention de l’autorité spirituelle en ce qui concerne la monnaie, dans les civilisations traditionnelles, se rattache immédiatement à ce dont nous venons de parler ici; la monnaie elle-même, en effet, est en quelque sorte la représentation même de l’échange, et l’on peut comprendre par là, d’une façon plus précise, quel était le rôle effectif des symboles qu’elle portait et qui circulaient ainsi avec elle, donnant à l’échange une signification tout autre que ce qui n’en constitue que la simple «matérialité» et qui est tout ce qu’il en reste dans les conditions profanes qui régissent, dans le monde moderne, les relations des peuples comme celles des individus.]

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Chapitre XXII  [22]

Signification de la métallurgie

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Nous avons dit que les arts ou les métiers qui impliquent une activité s’exerçant sur le règne minéral appartiennent proprement aux peuples sédentaires, et que, comme tels, ils étaient interdits par la loi traditionnelle des peuples nomades, dont la loi hébraïque représente l’exemple le plus généralement connu; il est évident, en effet, que ces arts tendent directement à la «solidification» qui, dans le monde corporel tel qu’il se présente à nous, atteint effectivement son degré le plus accentué dans le minéral lui-même.

D’ailleurs, ce minéral, sous sa forme la plus commune qui est celle de la pierre, sert avant tout à la construction d’édifices stables;

[note de René Guénon en bas de page: Il est vrai que, chez beaucoup de peuples, les constructions des époques les plus anciennes étaient en bois, mais évidemment de tels édifices n’étaient ni aussi durables, ni par conséquent aussi fixes, que des édifices en pierre; l’emploi du minéral dans la construction implique donc, en tout cas, un plus grand degré de «solidité» dans tous les sens de ce mot.]

une ville surtout, par l’ensemble des édifices qui la composent, apparaît en quelque sorte comme une agglomération artificielle de minéraux; et comme nous l’avons déjà dit, la vie dans les villes correspond à un sédentarisme encore plus complet que la vie agricole, de même que le minéral est plus fixe et plus «solide» que le végétal.

Mais il y a encore autre chose: les arts ayant pour objet le minéral comprennent aussi la métallurgie sous toutes ses formes; or, si l’on observe que, à notre époque, le métal tend de plus en plus à se substituer à la pierre elle-même dans la construction, comme la pierre s’était autrefois substituée au bois, on est tenté de penser qu’il doit y avoir là un symptôme caractéristique d’une phase plus «avancée» dans la marche descendante du cycle; et cela est confirmé par le fait que, d’une façon générale, le métal joue un rôle toujours grandissant dans la civilisation moderne «industrialisée» et «mécanisée», et cela aussi bien au point de vue destructif, si l’on peut dire, qu’au point de vue constructif, car la consommation de métal qu’entraînent les guerres contemporaines est véritablement prodigieuse.

Cette remarque s’accorde d’ailleurs avec une particularité qu’on rencontre dans la tradition hébraïque: dès le début, quand l’emploi des pierres était permis dans certains cas tels que la construction d’un autel, il était néanmoins spécifié que ces pierres devaient être «entières» et «non touchées par le fer»;

[note de René Guénon en bas de page:  Deutéronome, XXVII, 5-6.]

d’après les termes mêmes de ce passage, l’insistance porte moins sur le fait de ne pas travailler la pierre que sur celui de ne pas y employer le métal; l’interdiction concernant le métal était donc plus rigoureuse, surtout pout tout ce qui était destiné à un usage plus spécialement rituel.

[note de René Guénon en bas de page:  De là aussi l’emploi persistant des couteaux de pierre pour le rite de la circoncision.]

Il subsista même des traces de cette interdiction quand Israël eut cessé d’être nomade et construisit ou fit construire des édifices stables: quand on bâtit le Temple de Jérusalem, «les pierres furent amenées toutes telles qu’elles devaient être, de sorte que, en bâtissant la maison, on n’entendît ni marteau, ni hache, ni aucun outil de fer».

[note de René Guénon en bas de page: 1 Rois, VI, 7. – Le Temple de Jérusalem contenait cependant une grande quantité d’objets métalliques, mais l’usage de ceux-ci se rapporte à l’autre aspect du symbolisme des métaux, qui est en effet double comme nous le dirons tout à l’heure; il semble d’ailleurs que l’interdiction ait fini par être en quelque sorte «localisée» principalement sur l’emploi du fer, qui est précisément, de tous les métaux, celui dont le rôle est le plus important à l’époque moderne.]

Ce fait n’a d’ailleurs en réalité rien d’exceptionnel, et on pourrait trouver, en ce sens, une foule d’indices concordants: ainsi, dans bien des pays, une sorte d’exclusion partielle de la communauté, ou tout au moins de «mise à l’écart», a existé et existe même encore contre les ouvriers travaillant les métaux, surtout les forgerons, dont le métier s’associe du reste souvent avec la pratique d’une magie inférieure et dangereuse, dégénérée finalement, dans la plupart des cas, en sorcellerie pure et simple.

Pourtant, d’un autre côté, la métallurgie, dans certaines formes traditionnelles, a été au contraire particulièrement exaltée et a même servi de base à des organisations initiatiques fort importantes; nous nous contenterons de citer à cet égard l’exemple des Mystères kabiriques, sans pouvoir d’ailleurs insister ici sur ce sujet très complexe et qui nous entraînerait beaucoup trop loin; ce qu’il faut en retenir pour le moment, c’est que la métallurgie a à la fois un aspect «sacré» et un aspect «exécré» et, au fond, ces deux aspects procèdent d’un double symbolisme inhérent aux métaux eux-mêmes.

Pour comprendre ceci, il faut avant tout se souvenir que les métaux, en raison de leurs correspondances astrales, sont en quelque sorte les «planètes du monde inférieur»; ils doivent donc naturellement avoir, comme les planètes elles-mêmes dont ils reçoivent et condensent pour ainsi dire les influences dans le milieu terrestre, un aspect «bénéfique» et un aspect «maléfique».

[note de René Guénon en bas de page:  Dans la tradition zoroastrienne, il semble que les planètes soient envisagées presque exclusivement comme «maléfiques»; ceci peut résulter d’un point de vue particulier à cette tradition, mais d’ailleurs ce qui est connu comme subsistant actuellement de celle-ci n’en représente que des fragments trop mutilés pour qu’il soit possible de se prononcer exactement sur des questions de ce genre.]

De plus, puisqu’il s’agit en somme d’un reflet inférieur, ce que représente nettement la situation même des mines métalliques à l’intérieur de la terre, le côté «maléfique» doit facilement devenir prédominant; il ne faut pas oublier que, au point de vue traditionnel, les métaux et la métallurgie sont en relation directe avec le «feu souterrain», dont l’idée s’associe sous bien des rapports à celle du «monde infernal».

[note de René Guénon en bas de page:  En ce qui concerne cette relation avec le «feu souterrain», la ressemblance manifeste du nom de Vulcain avec celui du Tubalcaïn biblique est particulièrement significative; tous deux sont d’ailleurs représentés également comme des forgerons; et précisément au sujet des forgerons, nous ajouterons que cette association avec le «monde infernal» explique suffisamment ce que nous disions plus haut sur le côté «sinistre» de leur métier. – Les Kabires, d’autre part, tout en étant aussi des forgerons, avaient un double aspect terrestre et céleste, les mettant en rapport à la fois avec les métaux et avec les planètes correspondantes.]

Bien entendu, les influences métalliques, si on les prend par le côté «bénéfique» en les utilisant d’une façon vraiment «rituelle» au sens le plus complet de ce mot, sont susceptibles d’être «transmuées» et «sublimées», et elles peuvent même d’autant mieux devenir alors un «support» spirituel, que ce qui est au niveau le plus bas correspond, par analogie inverse, à ce qui est au niveau le plus élevé; tout le symbolisme minéral de l’alchimie est en définitive fondé là-dessus, aussi bien que celui des anciennes initiations kabiriques.

[note de René Guénon en bas de page:  Il convient de dire que l’alchimie proprement dite s’arrêtait au «monde intermédiaire» et s’en tenait au point de vue qu’on peut appeler «cosmologique»; mais son symbolisme n’en était pas moins susceptible d’une transposition lui donnant une valeur véritablement spirituelle et initiatique.]

Par contre, quand il ne s’agit que d’un usage profane des métaux, et étant donné que le point de vue profane lui-même a nécessairement pour effet de couper toute communication avec les principes supérieurs, il n’y a plus guère que le côté «maléfique» des influences correspondantes qui puisse agir effectivement, et qui se développera d’ailleurs d’autant plus qu’il se trouvera ainsi isolé de tout ce qui pourrait le restreindre et lui faire équilibre; et ce cas d’un usage exclusivement profane est évidemment celui qui, dans le monde moderne, se réalise dans toute son ampleur.

[note de René Guénon en bas de page:  Le cas de la monnaie, telle qu’elle est actuellement, peut encore servir ici d’exemple caractéristique: dépouillée de tout ce qui pouvait, dans des civilisations traditionnelles, en faire comme un véhicule d’ «influences spirituelles», non seulement elle est réduite à n’être plus, en elle-même, qu’un simple signe «matériel» et quantitatif, mais encore elle ne peut plus jouer qu’un rôle véritablement néfaste et «satanique», qu’il n’est que trop facile de constater effectivement à notre époque.]

Nous nous sommes surtout placé jusqu’ici au point de vue de la «solidification» du monde, qui est d’ailleurs celui qui aboutit proprement au «règne de la quantité», dont l’usage actuel des métaux n’est encore qu’un aspect; ce point de vue est, en fait, celui qui s’est manifesté en toutes choses de la façon la plus apparente jusqu’au point où le monde en est arrivé présentement.

Mais les choses peuvent aller plus loin encore, et les métaux, du fait des influences subtiles qui y sont attachées, peuvent aussi jouer un rôle dans une phase ultérieure tendant plus immédiatement vers la dissolution finale; assurément, ces influences subtiles, dans tout le cours de la période qu’on peut qualifier de matérialiste, sont en quelque sorte passées à l’état latent, comme tout ce qui est en dehors de l’ordre corporel pur et simple; mais cela ne veut point dire qu’elles aient cessé d’exister, ni même qu’elles aient cessé entièrement d’agir, quoique d’une façon dissimulée, dont le côté «satanique», qui existe dans le «machinisme» lui-même, surtout (mais non pas uniquement) dans ses applications destructives, n’est en somme qu’une manifestation, quoique les matérialistes soient naturellement incapables d’en rien soupçonner.

Ces mêmes influences peuvent donc n’attendre qu’une occasion favorable pour affirmer leur action plus ouvertement, et naturellement, toujours dans le même sens «maléfique» puisque, pour ce qui est des influences d’ordre «bénéfique», ce monde leur a été pour ainsi dire fermé par l’attitude profane de l’humanité moderne; or cette occasion peut même n’être plus très éloignée, car l’instabilité qui va actuellement en croissant dans tous les domaines montre bien que le point correspondant à la plus grande prédominance effective de la «solidité» et de la «matérialité» a été déjà dépassé.

On comprendra peut-être mieux ce que nous venons de dire si l’on remarque que les métaux, suivant le symbolisme traditionnel, sont en relation non seulement avec le «feu souterrain» comme nous l’avons indiqué, mais encore avec les «trésors cachés», tout cela étant d’ailleurs assez étroitement connexe, pour des raisons que nous ne pouvons songer à développer davantage en ce moment, mais qui peuvent notamment aider à l’explication de la façon dont des interventions humaines sont susceptibles de provoquer ou plus exactement de «déclencher» certains cataclysmes naturels. Quoi qu’il en soit, toutes les «légendes» (pour parler le langage actuel) qui se rapportent à ces «trésors» montrent clairement que leurs «gardiens», c’est-à-dire précisément les influences subtiles qui y sont attachées, sont des «entités» psychiques qu’il est fort dangereux d’approcher sans posséder les «qualifications» requises et sans prendre les précautions voulues; mais en fait, quelles précautions des modernes, qui sont complètement ignorants de ces choses, pourraient-ils bien prendre à cet égard? Ils sont trop évidemment dépourvus de toute «qualification», ainsi que de tout moyen d’action dans ce domaine, qui leur échappe en conséquence de l’attitude même qu’ils ont prise vis-à-vis de toutes choses; il est vrai qu’ils se vantent constamment de «dompter les forces de la nature», mais ils sont certes bien loin de se douter que, derrière ces forces mêmes, qu’ils envisagent en un sens exclusivement corporel, il y a quelque chose d’un autre ordre, dont elles ne sont réellement que le véhicule et comme l’apparence extérieure; et c’est cela qui pourrait bien quelque jour se révolter et se retourner finalement contre ceux qui l’ont méconnu.

A ce propos, nous ajouterons incidemment une autre remarque qui ne semblera peut-être que singulière ou curieuse, mais que nous aurons l’occasion de retrouver par la suite: les «gardiens des trésors cachés», qui sont en même temps les forgerons travaillant dans le «feu souterrain» sont, dans les «légendes», représentés à la fois, et suivant les cas, comme des géants et comme des nains. Quelque chose de semblable existait aussi pour les Kabires, ce qui indique que tout ce symbolisme est encore susceptible de recevoir une application se référant à un ordre supérieur; mais si l’on s’en tient au point de vue où, du fait des conditions mêmes de notre époque, nous devons nous placer présentement, on ne peut en voir que la face en quelque sorte «infernale», c’est-à-dire qu’il n’y a là, dans ces conditions, qu’une expression d’influences appartenant au côté inférieur et «ténébreux» de ce qu’on peut appeler le «psychisme cosmique»; et comme nous le verrons mieux en poursuivant notre étude, ce sont effectivement les influences de cette sorte qui, sous leurs formes multiples, menacent aujourd’hui la «solidité» du monde.

Pour compléter cet aperçu, nous noterons encore, comme se rapportant évidemment au côté «maléfique» de l’influence des métaux, l’interdiction fréquente de porter sur soi des objets métalliques pendant l’accomplissement de certains rites, soit dans le cas de rites exotériques,

[note de René Guénon en bas de page:  Cette interdiction existe notamment, du moins en principe, pour les rites islamiques du pèlerinage, bien que, en fait, elle ne soit plus rigoureusement observée aujourd’hui; de plus, celui qui a accompli entièrement ces rites, y compris ce qui en constitue le côté le plus «intérieur», doit s’abstenir désormais de tout travail où le feu est mis en oeuvre, ce qui exclut en particulier les forgerons et autres métallurgistes.]

soit dans celui de rites proprement initiatiques.

[note de René Guénon en bas de page:  Dans les initiations occidentales, ceci se traduit, dans la préparation rituelle du récipiendaire, par ce qui est désigné comme le «dépouillement des métaux». On pourrait dire que dans un cas comme celui-là, les métaux, outre qu’ils peuvent nuire effectivement à la transmission des «influences spirituelles», sont pris comme représentant en quelque sorte ce que la Kabbale hébraïque appelle les «écorces» ou les «coquilles» (qlippoth), c’est-à-dire ce qu’il y a de plus inférieur dans le domaine subtil, constituant, s’il est permis de s’exprimer ainsi, les «bas-fonds» infra-corporels de notre monde.]

Sans doute, toutes les prescriptions de ce genre ont avant tout un caractère symbolique, et c’est même ce qui en fait la valeur profonde; mais ce dont il faut bien se rendre compte, c’est que le véritable symbolisme traditionnel (qu’on doit bien se garder de confondre avec les contrefaçons et les fausses interprétations auxquelles les modernes appliquent parfois abusivement le même nom)

[note de René Guénon en bas de page:  Ainsi, les «historiens des religions», dans la première moitié du XIXe siècle, avaient inventé quelque chose à quoi ils avaient donné le nom de «symbolique», et qui était un système d’interprétation n’ayant avec le vrai symbolisme que des rapports extrêmement lointains; quant aux abus simplement «littéraires» du mot «symbolisme», il est évident qu’il ne vaut même pas la peine d’en parler.]

a toujours une portée effective, et que ses applications rituelles, en particulier, ont des effets parfaitement réels, bien que les facultés étroitement limitées de l’homme moderne ne puissent généralement les percevoir. Il ne s’agit point là de choses vaguement «idéales», mais, bien au contraire, de choses dont la réalité se manifeste parfois d’une façon en quelque sorte «tangible»; s’il en était autrement, comment pourrait-on expliquer, par exemple, le fait qu’il y a des hommes qui, dans certains états spirituels, ne peuvent souffrir le moindre contact même indirect des métaux, et cela même si ce contact a été opéré à leur insu et dans des conditions telles qu’il leur soit impossible de s’en apercevoir par le moyen de leurs sens corporels, ce qui exclut forcément l’explication psychologique et «simpliste» par l’ «autosuggestion»?

[note de René Guénon en bas de page:  Nous pouvons citer ici, comme exemple connu, le cas de SM Râmakrishna.]

Si nous ajoutons que ce contact peut aller, en pareil cas, jusqu’à produire extérieurement les effets physiologiques d’une véritable brûlure, on conviendra que de tels faits devraient donner à réfléchir si les modernes en étaient encore capables; mais l’attitude profane et matérialiste et le parti pris qui en résulte les ont plongés dans un incurable aveuglement.

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Chapitre XXIII  [23]

Le temps changé en espace

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Comme nous l’avons dit précédemment, le temps use en quelque sorte l’espace par un effet de la puissance de contraction qu’il représente et qui tend à réduire de plus en plus l’expansion spatiale à laquelle elle s’oppose; mais dans cette action contre le principe antagoniste, le temps lui-même se déroule avec une vitesse toujours croissante car, loin d’être homogène comme le supposent ceux qui ne l’envisagent qu’au seul point de vue quantitatif, il est au contraire «qualifié» d’une façon différente à chaque instant par les conditions cycliques de la manifestation à laquelle il appartient.

Cette accélération devient plus apparente que jamais à notre époque, parce qu’elle s’exagère dans les dernières périodes du cycle, mais en fait elle existe constamment du commencement à la fin de celui-ci; on pourrait donc dire que le temps ne contracte pas seulement l’espace, mais qu’il se contracte aussi lui-même progressivement; cette contraction s’exprime par la proportion décroissante des quatre Yugas, avec tout ce qu’elle implique, y compris la diminution correspondante de la durée de la vie humaine.

On dit parfois, sans doute sans en comprendre la véritable raison, qu’aujourd’hui les hommes vivent plus vite qu’autrefois, et cela est littéralement vrai; la hâte caractéristique que les modernes apportent en toutes choses n’est d’ailleurs, au fond, que la conséquence de l’impression qu’ils en éprouvent confusément.

À son degré le plus extrême, la contraction du temps aboutirait à le réduire finalement à un instant unique, et alors la durée aurait véritablement cessé d’exister, car il est évident que, dans l’instant, il ne peut plus y avoir aucune succession.

C’est ainsi que «le temps dévorateur finit par se dévorer lui-même», de sorte que, à la «fin du monde», c’est-à-dire à la limite même de la manifestation cyclique, «il n’y a plus de temps»; et c’est aussi pourquoi l’on dit que «la mort est le dernier être qui mourra» car, là où il n’y a plus de succession d’aucune sorte, il n’y a plus de mort possible.

[note de René Guénon en bas de page:  Comme Yama est désigné d’autre part dans la tradition hindoue comme le «premier mort» et comme il est assimilé à la «Mort» elle-même (Mrityu) ou, si l’on préfère employer le langage de la tradition islamique, à l’«Ange de la Mort», on voit que, ici comme sous beaucoup d’autres rapports, le «premier» et le «dernier» se rejoignent et s’identifient en quelque sorte dans la correspondance des deux extrémités du cycle.]

Dès lors que la succession est arrêtée ou que, en termes symboliques, «la roue a cessé de tourner», tout ce qui existe ne peut être qu’en parfaite simultanéité; la succession se trouve donc en quelque sorte transmuée en simultanéité, ce qu’on peut encore exprimer en disant que «le temps s’est changé en espace».

[note de René Guénon en bas de page: Wagner a écrit dans Parsifal: «Ici, le temps se change en espace», et cela en relation avec Montsalvat qui représente le «centre du monde» (nous reviendrons sur ce point un peu plus loin); il est d’ailleurs peu probable qu’il en ait vraiment compris le sens profond, car il ne semble guère mériter la réputation d’«ésotériste» que certains lui ont faite; tout ce qui se trouve de réellement ésotérique dans ses oeuvres appartient en propre aux «légendes» qu’il a utilisées, et dont il n’a fait trop souvent qu’amoindrir le sens.]

Ainsi, un «retournement» s’opère en dernier lieu contre le temps et au profit de l’espace: au moment même où le temps semblait achever de dévorer l’espace, c’est au contraire l’espace qui absorbe le temps; et c’est là, pourrait-on dire en se référant au sens cosmologique du symbolisme biblique, la revanche finale d’Abel sur Caïn.

Une sorte de «préfiguration» de cette absorption du temps par l’espace, assurément fort inconsciente chez ses auteurs, se trouve dans les récentes théories physico-mathématiques qui traitent le complexe «espace-temps» comme constituant un ensemble unique et indivisible; on donne d’ailleurs le plus souvent de ces théories une interprétation inexacte, en disant qu’elles considèrent le temps comme une «quatrième dimension» de l’espace. Il serait plus juste de dire qu’elles regardent le temps comme comparable à une «quatrième dimension», en ce sens que, dans les équations du mouvement, il joue le rôle d’une quatrième coordonnée s’adjoignant aux trois coordonnées qui représentent les trois dimensions de l’espace; il est d’ailleurs bon de remarquer que ceci correspond à la représentation géométrique du temps sous une forme rectiligne, dont nous avons signalé précédemment l’insuffisance, et il ne peut pas en être autrement, en raison du caractère purement quantitatif des théories dont il s’agit. Mais ce que nous venons de dire, tout en rectifiant jusqu’à un certain point l’interprétation «vulgarisée», est pourtant encore inexact: en réalité, ce qui joue le rôle d’une quatrième coordonnée n’est pas le temps, mais ce que les mathématiciens appellent le «temps imaginaire»;

[note de René Guénon en bas de page:  En d’autres termes, les trois coordonnées d’espace étant x, y, z, la quatrième coordonnée est, non pas t qui désigne le temps, mais l’expression t √ -1 [t racine carrée de -1] ]

et cette expression, qui n’est en elle-même qu’une singularité de langage provenant de l’emploi d’une notation toute «conventionnelle», prend ici une signification assez inattendue.

En effet, dire que le temps doit devenir «imaginaire» pour être assimilable à une «quatrième dimension» de l’espace, ce n’est pas autre chose, au fond, que de dire qu’il faut pour cela qu’il cesse d’exister réellement comme tel, c’est-à-dire que la transmutation du temps en espace n’est proprement réalisable qu’à la «fin du monde».

[note de René Guénon en bas de page:  Il est à remarquer que, si l’on parle communément de la «fin du monde» comme étant la «fin du temps» on n’en parle jamais comme de la «fin de l’espace»; cette observation, qui pourrait sembler insignifiante à ceux qui ne voient les choses que superficiellement, n’en est pas moins très significative en réalité.]

On pourrait conclure de là qu’il est parfaitement inutile de chercher ce que peut être une «quatrième dimension» de l’espace dans les conditions du monde actuel, ce qui a tout au moins l’avantage de couper court à toutes les divagations «néo-spiritualistes» dont nous avons dit quelques mots plus haut; mais faut-il aussi en conclure que l’absorption du temps par l’espace doit se traduire effectivement par l’adjonction à celui-ci d’une dimension supplémentaire, ou n’est-ce là encore qu’une «façon de parler»? Tout ce qu’il est possible de dire à cet égard c’est que, la tendance expansive de l’espace n’étant plus contrariée et restreinte par l’action de la tendance compressive du temps, l’espace doit naturellement en recevoir, d’une façon ou d’une autre, une dilatation portant en quelque sorte son indéfinité à une puissance supérieure;

[note de René Guénon en bas de page:  Sur les puissances successives de l’indéfini, voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XII.]

mais il va de soi qu’il s’agit là de quelque chose qui ne saurait être représenté par aucune image empruntée au domaine corporel.

En effet, le temps étant une des conditions déterminantes de l’existence corporelle, il est évident que, dès qu’il est supprimé, on est par là même hors de ce monde; on est alors dans ce que nous avons appelé ailleurs un «prolongement» extra-corporel de ce même état d’existence individuelle dont le monde corporel ne représente qu’une simple modalité; et cela montre d’ailleurs que la fin de ce monde corporel n’est nullement la fin de cet état envisagé dans son intégralité. Il faut même aller plus loin: la fin d’un cycle tel que celui de l’humanité actuelle n’est véritablement la fin du monde corporel lui-même qu’en un certain sens relatif, et seulement par rapport aux possibilités qui, étant incluses dans ce cycle, ont alors achevé leur développement en mode corporel; mais en réalité, le monde corporel n’est pas anéanti, mais «transmué», et il reçoit aussitôt une nouvelle existence puisque, au delà du «point d’arrêt» correspondant à cet instant unique où le temps n’est plus, «la roue recommence à tourner» pour le parcours d’un autre cycle.

Une autre conséquence importante à tirer de ces considérations, c’est que la fin du cycle est «intemporelle» aussi bien que son commencement, ce qui est d’ailleurs exigé par la rigoureuse correspondance analogique qui existe entre ces deux termes extrêmes; et c’est ainsi que cette fin est effectivement, pour l’humanité de ce cycle, la restauration de l’«état primordial», ce qu’indique d’autre part la relation symbolique de la «Jérusalem céleste» avec le «Paradis terrestre».

C’est aussi le retour au «centre du monde» qui est manifesté extérieurement, aux deux extrémités du cycle, sous les formes respectives du «Paradis terrestre» et de la «Jérusalem céleste», avec l’arbre «axial» s’élevant également au milieu de l’un et de l’autre; dans tout l’intervalle, c’est-à-dire dans le parcours même du cycle, ce centre est au contraire caché, et il l’est même de plus en plus, parce que l’humanité est allée en s’en éloignant graduellement, ce qui est, au fond, le véritable sens de la «chute».

Cet éloignement n’est d’ailleurs qu’une autre représentation de la marche descendante du cycle, car le centre d’un état tel que le nôtre, étant le point de communication directe avec les états supérieurs, est en même temps le pôle essentiel de l’existence dans cet état; aller de l’essence vers la substance, c’est donc aller du centre vers la circonférence, de l’intérieur vers l’extérieur et aussi, comme la représentation géométrique le montre clairement dans ce cas, de l’unité vers la multiplicité.

[note de René Guénon en bas de page:  On peut encore déduire de là une autre signification du «renversement des pôles», puisque la marche du monde manifesté vers son pôle substantiel aboutit finalement à un «retournement» qui le ramène, par une «transmutation» instantanée, à son pôle essentiel; ajoutons que, en raison de cette instantanéité, il ne peut y avoir, contrairement à certaines conceptions erronées du mouvement cyclique, aucune «remontée» d’ordre extérieur succédant à la «descente», la marche de la manifestation comme telle étant toujours descendante du commencement à la fin.]

Le Pardes, en tant que «centre du monde» est, suivant le sens premier de son équivalent sanscrit paradêsha, la «région suprême»; mais il est aussi, suivant une acception secondaire du même mot, la «région lointaine» depuis que, par la marche du processus cyclique, il est devenu effectivement inaccessible à l’humanité ordinaire.

Il est en effet, en apparence tout au moins, ce qu’il y a de plus éloigné, étant situé à la «fin du monde» au double sens spatial (le sommet de la montagne du «Paradis terrestre» touchant à la sphère lunaire) et temporel (la «Jérusalem céleste» descendant sur la terre à la fin du cycle); cependant, il est toujours, en réalité, ce qu’il y a de plus proche, puisqu’il n’a jamais cessé d’être au centre de toutes choses,

[note de René Guénon en bas de page:  C’est le «Regnum Dei intra vos est» de l’Évangile.]

et ceci marque le rapport inverse du point de vue «extérieur» et du point de vue «intérieur».

Seulement, pour que cette proximité puisse être réalisée en fait, il faut nécessairement que la condition temporelle soit supprimée, puisque c’est le déroulement même du temps, conformément aux lois de la manifestation, qui a amené l’éloignement apparent, et que d’ailleurs le temps, par la définition même de la succession, ne peut pas remonter son cours; l’affranchissement de cette condition est toujours possible pour certains êtres en particulier mais, pour ce qui est de l’humanité (ou plus exactement d’une humanité) prise dans son ensemble, il implique évidemment que celle-ci a entièrement parcouru le cycle de sa manifestation corporelle, et ce n’est qu’alors qu’elle peut, avec tout l’ensemble du milieu terrestre qui dépend d’elle et participe à la même marche cyclique, être réintégrée véritablement dans l’«état primordial» ou, ce qui est la même chose, au «centre du monde».

C’est dans ce centre que «le temps se change en espace», parce que c’est là qu’est le reflet direct, dans notre état d’existence, de l’éternité principielle, ce qui exclut toute succession; aussi la mort ne peut-elle y atteindre, et c’est donc proprement aussi le «séjour d’immortalité»;

[note de René Guénon en bas de page:  Sur le «séjour d’immortalité» et sa correspondance dans l’être humain, voir Le Roi du Monde, pp. 87-89.]

toutes choses y apparaissent en parfaite simultanéité dans un immuable présent, par le pouvoir du «troisième oeil», avec lequel l’homme a recouvré le «sens de l’éternité».

[note de René Guénon en bas de page:  Sur le symbolisme du «troisième oeil», voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, p. 203, et Le Roi du Monde, pp. 52-53.]

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Chapitre XXIV  [24]

Vers la dissolution

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Après avoir envisagé la fin même du cycle, il nous faut maintenant revenir en arrière, en quelque sorte, pour examiner plus complètement ce qui, dans les conditions de l’époque actuelle, peut contribuer effectivement à mener l’humanité et le monde vers cette fin; et à cet égard, nous devons distinguer deux tendances qui s’expriment par des termes en apparence antinomiques: d’une part, la tendance vers ce que nous avons appelé la «solidification» du monde, dont nous avons surtout parlé jusqu’ici et d’autre part, la tendance vers sa dissolution, dont il nous reste encore à préciser l’action, car il ne faut pas oublier que toute fin se présente forcément, en définitive, comme une dissolution du manifesté comme tel.

On peut d’ailleurs remarquer que, dès maintenant, la seconde de ces deux tendances semble commencer à devenir prédominante; en effet, tout d’abord, le matérialisme proprement dit, qui correspond évidemment à la «solidification» sous sa forme la plus grossière (on pourrait presque dire à la «pétrification», par analogie avec ce que le minéral représente sous ce rapport), a déjà perdu beaucoup de terrain, du moins dans le domaine des théories scientifiques et philosophiques, sinon encore dans celui de la mentalité commune; et cela est tellement vrai que, comme nous l’avons indiqué plus haut, la notion même de la «matière», dans ces théories, a commencé à s’évanouir et à se dissoudre.

D’autre part, et corrélativement à ce changement, l’illusion de sécurité qui régnait au temps où le matérialisme avait atteint son maximum d’influence, et qui alors était en quelque sorte inséparable de l’idée qu’on se faisait de la «vie ordinaire», s’est en grande partie dissipée du fait même des événements et de la vitesse croissante avec laquelle ils se déroulent, si bien qu’aujourd’hui l’impression dominante est, au contraire, celle d’une instabilité qui s’étend à tous les domaines; et comme la «solidité» implique nécessairement la stabilité, cela montre bien encore que le point de plus grande «solidité» effective, dans les possibilités de notre monde, a été non seulement atteint, mais déjà dépassé et que, par conséquent, c’est proprement vers la dissolution que ce monde s’achemine désormais.

L’accélération même du temps, en s’exagérant sans cesse et en rendant les changements toujours plus rapides, semble aller d’elle-même vers cette dissolution et à cet égard, on ne peut pas dire que la direction générale des événements ait été modifiée, car le mouvement du cycle continue bien à suivre sa même marche descendante.

D’ailleurs les théories physiques auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure, tout en changeant aussi de plus en plus rapidement comme tout le reste, ne font que prendre un caractère de plus en plus exclusivement quantitatif, allant jusqu’à revêtir entièrement l’apparence de théories purement mathématiques, ce qui d’ailleurs, comme nous l’avons déjà remarqué, les éloigne toujours davantage de la réalité sensible qu’elles prétendent expliquer, pour les entraîner dans un domaine qui ne peut se situer qu’au dessous de cette réalité, suivant ce que nous avons dit en parlant de la quantité pure.

Le «solide», du reste, même à son maximum concevable de densité et d’impénétrabilité, ne correspond nullement à la quantité pure, et il a toujours au moins un minimum d’éléments qualitatifs; il est d’ailleurs quelque chose de corporel par définition, et même, en un sens, ce qu’il y a de plus corporel; or la «corporéité» implique que l’espace, si «comprimé» qu’il puisse être dans la condition du «solide», lui est cependant nécessairement inhérent, et l’espace, rappelons-le encore, ne saurait aucunement être assimilé à la quantité pure. Si même, en se plaçant momentanément au point de vue de la science moderne, on voulait, d’une part, réduire la «corporéité» à l’étendue comme le faisait Descartes et, d’autre part, ne considérer l’espace lui-même que comme un simple mode de la quantité, il resterait encore ceci, qu’on serait toujours dans le domaine de la quantité continue; si l’on passe à celui de la quantité discontinue, c’est-à-dire du nombre, qui seul peut être regardé comme représentant la quantité pure, il est évident que, en raison même de cette discontinuité, on n’a plus aucunement affaire au «solide» ni à quoi que ce soit de corporel.

Il y a donc, dans la réduction graduelle de toutes choses au quantitatif, un point à partir duquel cette réduction ne tend plus à la «solidification», et ce point est en somme celui où l’on en arrive à vouloir ramener la quantité continue elle-même à la quantité discontinue; les corps ne peuvent plus alors subsister comme tels, et ils se résolvent en une sorte de poussière «atomique» sans consistance; on pourrait donc, à cet égard, parler d’une véritable «pulvérisation» du monde, ce qui est évidemment une des formes possibles de la dissolution cyclique.

[note de René Guénon en bas de page:  «Solvet saeclum in favilla», dit textuellement la liturgie catholique, qui invoque à la fois, à ce propos, le témoignage de David et celui de la Sibylle, ce qui est d’ailleurs, au fond, une façon d’affirmer l’accord unanime des différentes traditions.]

Cependant, si cette dissolution peut être envisagée ainsi à un certain point de vue, elle apparaît aussi, à un autre point de vue, et suivant une expression que nous avons déjà employée précédemment, comme une «volatilisation»: la «pulvérisation», si complète qu’on la suppose, laisse toujours des «résidus», fussent-ils véritablement impalpables; d’un autre côté, la fin du cycle, pour être pleinement effective, implique que tout ce qui est inclus dans ce cycle disparaît entièrement en tant que manifestation; mais ces deux façons différentes de concevoir les choses représentent l’une et l’autre une certaine partie de la vérité.

En effet, tandis que les résultats positifs de la manifestation cyclique sont «cristallisés» pour être ensuite «transmués» en germes des possibilités du cycle futur, ce qui constitue l’aboutissement de la «solidification» sous son aspect «bénéfique» (impliquant essentiellement la «sublimation» qui coïncide avec le «retournement» final), ce qui ne peut être utilisé ainsi, c’est-à-dire en somme tout ce qui ne constitue que des résultats négatifs de cette même manifestation, est «précipité» sous la forme d’un caput mortuum, au sens alchimique de ce terme, dans les «prolongements» les plus inférieurs de notre état d’existence, ou dans cette partie du domaine subtil qu’on peut véritablement qualifier d’«infracorporelle»;

[note de René Guénon en bas de page:  C’est ce que la Kabbale hébraïque, ainsi que nous l’avons déjà dit, désigne comme le «monde des écorces» (ôlam qlippoth); c’est là que tombent les «anciens rois d’Edom», en tant qu’ils représentent les «résidus» inutilisables des Manvantaras écoulés.]

mais dans les deux cas, on est également passé dans des modalités extra-corporelles, supérieures pour l’un et inférieures pour l’autre, de sorte qu’on peut dire, en définitive, que la manifestation corporelle elle-même, en ce qui concerne le cycle dont il s’agit, s’est réellement évanouie ou «volatilisée» entièrement.

On voit que, en tout cela et jusqu’au bout, il faut toujours considérer les deux termes qui correspondent à ce que l’hermétisme désigne respectivement comme «coagulation» et «solution», et cela des deux côtés à la fois: du côté «bénéfique», on a ainsi la «cristallisation» et la «sublimation»; du côté «maléfique», on a la «précipitation» et le retour final à l’indistinction du «chaos».

[note de René Guénon en bas de page:  Il doit être clair que les deux côtés que nous appelons ici «bénéfique» et «maléfique» répondent exactement à ceux de la «droite» et de la «gauche» où sont rangés respectivement les «élus» et les «damnés» dans le «Jugement dernier», c’est-à-dire précisément, au fond, dans la «discrimination» finale des résultats de la manifestation cyclique.]

Maintenant, nous devons nous poser cette question: pour arriver effectivement à la dissolution, suffit-il que le mouvement par lequel le «règne de la quantité» s’affirme et s’intensifie de plus en plus soit en quelque sorte laissé à lui-même et se poursuive purement et simplement jusqu’à son terme extrême?

La vérité est que cette possibilité, que nous avons d’ailleurs envisagée en partant de la considération des conceptions actuelles des physiciens et de la signification qu’elles comportent en quelque sorte inconsciemment (car il est évident que les «savants» modernes ne savent aucunement où ils vont), répond plutôt à une vue théorique des choses, vue « unilatérale» qui ne représente que d’une façon très partielle ce que [sic] doit avoir lieu réellement; en fait, pour délier les «noeuds» résultant de la «solidification» qui s’est poursuivie jusqu’ici (et nous employons intentionnellement ici ce mot de «noeuds», qui évoque les effets d’un certain genre de «coagulation», relevant surtout de l’ordre magique), il faut l’intervention, plus directement efficace à cet égard, de quelque chose qui n’appartient plus à ce domaine, somme toute fort restreint, auquel se réfère proprement le «règne de la quantité».

Il est facile de comprendre, par ce que nous avons déjà indiqué occasionnellement, qu’il s’agit là de l’action de certaines influences d’ordre subtil, action qui a d’ailleurs commencé depuis longtemps à s’exercer dans le monde moderne, quoique d’une façon assez peu apparente tout d’abord, et qui même a toujours coexisté avec le matérialisme depuis le moment même où celui-ci s’est constitué sous une forme nettement définie, ainsi que nous l’avons vu à propos du magnétisme et du spiritisme, en parlant des emprunts que ceux-ci ont faits à la «mythologie» scientifique de l’époque où ils ont pris naissance.

Comme nous le disions aussi précédemment, s’il est vrai que l’emprise du matérialisme diminue, il ne convient pourtant guère de s’en féliciter, car, la «descente» cyclique n’étant pas encore achevée, les «fissures» auxquelles nous faisions alors allusion, et sur la nature desquelles nous allons avoir bientôt à revenir, ne peuvent se produire que par le bas; autrement dit, ce qui «interfère» par là avec le monde sensible ne peut être rien d’autre que le «psychisme cosmique» inférieur, dans ce qu’il a de plus destructif et de plus «désagrégeant», et il est d’ailleurs évident qu’il n’y a que les influences de cette sorte qui soient vraiment aptes à agir en vue de la dissolution; dès lors, il n’est pas difficile de se rendre compte que tout ce qui tend à favoriser et à étendre ces «interférences» ne correspond, consciemment ou inconsciemment, qu’à une nouvelle phase de la déviation dont le matérialisme représentait en réalité un stade moins «avancé», quelles que puissent être les apparences extérieures, qui sont souvent fort trompeuses.

Nous devons en effet remarquer à ce propos que des «traditionalistes» mal avisés

[note de René Guénon en bas de page:  Le mot «traditionalisme», en effet, désigne seulement une tendance qui peut être plus ou moins vague et souvent mal appliquée, parce qu’elle n’implique aucune connaissance effective des vérités traditioncelles; nous reviendrons d’ailleurs plus loin sur ce sujet.]

se réjouissent inconsidérément de voir la science moderne, dans ses différentes branches, sortir quelque peu des limites étroites où ses conceptions s’enfermaient jusqu’ici, et prendre une attitude moins grossièrement matérialiste que celle qu’elle avait au siècle dernier; ils s’imaginent même volontiers que, d’une certaine façon, la science profane finira par rejoindre ainsi la science traditionnelle (qu’ils ne connaissent guère et dont ils se font une idée singulièrement inexacte, basée surtout sur certaines déformations et «contrefaçons» modernes) ce qui, pour des raisons de principe sur lesquelles nous avons souvent insisté, est chose tout à fait impossible.

Ces mêmes «traditionalistes» se réjouissent aussi, et peut-être même encore davantage, de voir certaines manifestations d’influences subtiles se produire de plus en plus ouvertement, sans songer aucunement à se demander quelle peut bien être au juste la «qualité» de ces influences (et peut-être ne soupçonnent-ils même pas qu’une telle question ait lieu de se poser); et ils fondent de grands espoirs sur ce qu’on appelle aujourd’hui la «métapsychique» pour apporter un remède aux maux du monde moderne, qu’ils se plaisent généralement à imputer exclusivement au seul matérialisme, ce qui est encore une assez fâcheuse illusion.

Ce dont ils ne s’aperçoivent pas (et en cela ils sont beaucoup plus affectés qu’ils ne le croient par l’esprit moderne, avec toutes les insuffisances qui lui sont inhérentes) c’est que, dans tout cela, il s’agit en réalité d’une nouvelle étape dans le développement, parfaitement logique, mais d’une logique vraiment «diabolique», du «plan» suivant lequel s’accomplit la déviation progressive du monde moderne; le matérialisme, bien entendu, y a joué son rôle, et un rôle incontestablement fort important, mais maintenant la négation pure et simple qu’il représente est devenue insuffisante; elle a servi efficacement à interdire à l’homme l’accès des possibilités d’ordre supérieur, mais elle ne saurait déchaîner les forces inférieures qui seules peuvent mener à son dernier point l’oeuvre de désordre et de dissolution.

L’attitude matérialiste, par sa limitation même, ne présente encore qu’un danger également limité; son «épaisseur», si l’on peut dire, met celui qui s’y tient à l’abri de toutes les influences subtiles sans distinction, et lui donne à cet égard une sorte d’immunité assez comparable à celle du mollusque qui demeure strictement enfermé dans sa coquille, immunité d’où provient, chez le matérialiste, cette impression de sécurité dont nous avons parlé; mais, si l’on fait à cette coquille, qui représente ici l’ensemble des conceptions scientifiques conventionnellement admises et des habitudes mentales correspondantes, avec l’«endurcissement» qui en résulte quant à la constitution «psycho-physiologique» de l’individu,

[note de René Guénon en bas de page:  Il est curieux de noter que le langage courant emploie volontiers l’expression de «matérialiste endurci», assurément sans se douter qu’elle n’est pas une simple image, mais qu’elle correspond à quelque chose de tout à fait réel.]

une ouverture par le bas, comme nous le disions tout à l’heure, les influences subtiles destructives y pénétreront aussitôt, et d’autant plus facilement que, par suite du travail négatif accompli dans la phase précédente, aucun élément d’ordre supérieur ne pourra intervenir pour s’opposer à leur action.

On pourrait dire encore que la période du matérialisme ne constitue qu’une sorte de préparation surtout théorique, tandis que celle du psychisme inférieur comporte une «pseudo-réalisation», dirigée proprement au rebours d’une véritable réalisation spirituelle; nous aurons encore, par la suite, à nous expliquer plus amplement sur ce dernier point. La dérisoire sécurité de la «vie ordinaire», qui était l’inséparable accompagnement du matérialisme, est dès maintenant fortement menacée, certes, et l’on verra sans doute de plus en plus clairement, et aussi de plus en plus généralement, qu’elle n’était qu’une illusion; mais quel avantage réel y a-t-il à cela, si ce n’est que pour tomber aussitôt dans une autre illusion pire que celle-là et plus dangereuse à tous les points de vue, parce qu’elle comporte des conséquences beaucoup plus étendues et plus profondes, illusion qui est celle d’une «spiritualité à rebours» dont les divers mouvements «néo-spiritualistes» que notre époque a vus naître et se développer jusqu’ici, y compris même ceux qui présentent déjà le caractère le plus nettement «subversif», ne sont encore que de bien faibles et médiocres précurseurs ?

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Chapitre XXV  [25]

Les fissures de la Grande Muraille

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Quelque loin qu’ait pu être poussée la «solidification» du monde sensible, elle ne peut jamais être telle que celui-ci soit réellement un «système clos» comme le croient les matérialistes; elle a d’ailleurs des limites imposées par la nature même des choses, et plus elle approche de ces limites, plus l’état qu’elle représente est instable; en fait, comme nous l’avons vu, le point correspondant à ce maximum de «solidité» est déjà dépassé, et cette apparence de «système clos» ne peut maintenant que devenir de plus en plus illusoire et inadéquate à la réalité.

Aussi avons-nous parlé de «fissures» par lesquelles s’introduisent déjà et s’introduiront de plus en plus certaines forces destructives; suivant le symbolisme traditionnel, ces «fissures» se produisent dans la «Grande Muraille» qui entoure ce monde et le protège contre l’intrusion des influences maléfiques du domaine subtil inférieur.

[note de René Guénon en bas de page: Dans le symbolisme de la tradition hindoue, cette «Grande Muraille» est la montagne circulaire Lokâloka, qui sépare le «cosmos» (loka) des «ténèbres extérieures» (aloka); il est d’ailleurs bien entendu que ceci est susceptible de s’appliquer analogiquement à des domaines plus ou moins étendus dans l’ensemble de la manifestation cosmique, d’où l’application particulière qui en est faite, dans ce que nous disons ici, par rapport au seul monde corporel.]

Pour bien comprendre ce symbolisme sous tous ses aspects, il importe d’ailleurs de remarquer qu’une muraille constitue à la fois une protection et une limitation; en un certain sens, elle a donc, pourrait-on dire, des avantages et des inconvénients; mais, en tant qu’elle est essentiellement destinée à assurer une défense contre les attaques venant d’en bas, les avantages l’emportent incomparablement, et mieux vaut en somme, pour ce qui se trouve contenu dans cette enceinte, être limité de ce côté inférieur que d’être incessamment exposé aux ravages de l’ennemi, sinon même à une destruction plus ou moins complète.

Du reste, en réalité, une muraille n’est pas fermée par le haut et par conséquent n’empêche pas la communication avec les domaines supérieurs, et ceci correspond à l’état normal des choses; à l’époque moderne, c’est la «coquille» sans issue construite par le matérialisme qui a fermé cette communication.

Or, comme nous l’avons dit, la «descente» n’étant pas encore achevée, cette «coquille» ne peut que subsister intacte par le haut, c’est-à-dire du côté où précisément le monde n’a pas besoin de protection et ne peut au contraire que recevoir des influences bénéfiques; les «fissures» ne se produisent que par le bas, donc dans la véritable muraille protectrice elle-même, et les forces inférieures qui s’introduisent par là rencontrent d’autant moins de résistance que, dans ces conditions, aucune puissance d’ordre supérieur ne peut intervenir pour s’y opposer efficacement; le monde se trouve donc livré sans défense à toutes les attaques de ses ennemis, et d’autant plus que, du fait même de la mentalité actuelle, il ignore complètement les dangers dont il est menacé.

Dans la tradition islamique, ces «fissures» sont celles par lesquelles pénétreront, aux approches de la fin du cycle, les hordes dévastatrices de Gog et Magog,

[note de René Guénon en bas de page:  Dans la tradition hindoue, ce sont les démons Koka et Vikoka, dont les noms sont évidemment similaires.]

qui font d’ailleurs des efforts incessants pour envahir notre monde; ces «entités», qui représentent les influences inférieures dont il s’agit, et qui sont considérées comme menant actuellement une existence «souterraine», sont décrites à la fois comme des géants et comme des nains, ce qui, suivant ce que nous avons vu plus haut, les identifie, tout au moins sous un certain rapport, aux «gardiens des trésors cachés» et aux forgerons du «feu souterrain» qui ont aussi, rappelons-le, un aspect extrêmement maléfique; au fond, c’est bien toujours du même ordre d’influences subtiles «infra-corporelles» qu’il s’agit en tout cela.

[note de René Guénon en bas de page:  Le symbolisme du «monde souterrain» est double, lui aussi, et il a également un sens supérieur, comme le montrent notamment certaines des considérations que nous avons exposées dans Le Roi du Monde; mais ici il ne s’agit naturellement que de son sens inférieur, et même, peut-on dire, littéralement «infernal».]

A vrai dire, les tentatives de ces «entités» pour s’insinuer dans le monde corporel et humain sont loin d’être une chose nouvelle, et elles remontent tout au moins jusque vers les débuts du Kali-Yuga, c’est-à-dire bien au delà des temps de l’antiquité «classique» auxquels se limite l’horizon des historiens profanes.

A ce sujet, la tradition chinoise rapporte, en termes symboliques, que «Niu-Koua (soeur et épouse de Fo-hi, et qui est dite avoir régné conjointement avec lui) fondit des pierres des cinq couleurs pour réparer une déchirure qu’un géant avait faite dans le ciel» (apparemment, quoique ceci ne soit pas expliqué clairement, en un point situé sur l’horizon terrestre); et ceci se réfère à une époque qui précisément n’est postérieure que de quelques siècles au commencement du Kali-Yuga.

[note de René Guénon en bas de page associée à «… des pierres des cinq couleurs»: Ces cinq couleurs sont le blanc, le noir, le bleu, le rouge et le jaune, qui dans la tradition extrême-orientale correspondent aux cinq éléments, ainsi qu’aux quatre points cardinaux et au centre.]

[note de René Guénon en bas de page:  Il est dit aussi que «Niu-koua coupa les quatre pieds de la tortue pour y poser les quatre extrémités du monde», afin de stabiliser la terre; si l’on se reporte à ce que nous avons dit plus haut des correspondances analogiques respectives de Fo-hi et de Niu-koua, on peut se rendre compte que, d’après tout cela, la fonction d’assurer la stabilité et la « solidité» du monde appartient au côté substantiel de la manifestation, ce qui s’accorde exactement avec tout ce que nous avons exposé ici à cet égard.]

Seulement, si le Kali-Yuga tout entier est proprement une période d’obscuration, ce qui rendait dès lors possibles de telles «fissures», cette obscuration est bien loin d’avoir atteint tout de suite le degré que l’on peut constater dans ses dernières phases, et c’est pourquoi ces «fissures» pouvaient alors être réparées avec une relative facilité; il n’en fallait d’ailleurs pas moins exercer pour cela une constante vigilance, ce qui rentrait naturellement dans les attributions des centres spirituels des différentes traditions.

Il vint ensuite une époque où, par suite de l’excessive «solidification» du monde, ces mêmes «fissures» furent beaucoup moins à redouter, du moins temporairement; cette époque correspond à la première partie des temps modernes, c’est-à-dire à ce qu’on peut définir comme la période spécialement mécaniste et matérialiste, où le «système clos» dont nous avons parlé était le plus près d’être réalisé, autant du moins que la chose est possible en fait.

Maintenant, c’est-à-dire en ce qui concerne la période que nous pouvons désigner comme la seconde partie des temps modernes, et qui est déjà commencée, les conditions, par rapport à celles de toutes les époques antérieures, sont assurément bien changées: non seulement les «fissures» peuvent de nouveau se produire de plus en plus largement, et présenter un caractère bien plus grave que jamais en raison du chemin descendant qui a été parcouru dans l’intervalle, mais les possibilités de réparation ne sont plus les mêmes qu’autrefois; en effet, l’action des centres spirituels s’est fermée de plus en plus, parce que les influences supérieures qu’ils transmettent normalement à notre monde ne peuvent plus se manifester à l’extérieur, étant arrêtées par cette «coquille» impénétrable dont nous parlions tout à l’heure; où donc, dans un semblable état de l’ensemble humain et cosmique tout à la fois, pourrait-on bien trouver une défense tant soit peu efficace contre les «hordes de Gog et Magog»?

Ce n’est pas tout encore: ce que nous venons de dire ne représente en quelque sorte que le côté négatif des difficultés croissantes que rencontre toute opposition à l’intrusion de ces influences maléfiques, et l’on peut y joindre aussi cette espèce d’inertie qui est due à l’ignorance générale de ces choses et aux «survivances» de la mentalité matérialiste et de l’attitude correspondante, ce qui peut persister d’autant plus longtemps que cette attitude est devenue pour ainsi dire instinctive chez les modernes et s’est comme incorporée à leur nature même.

Bien entendu, bon nombre de «spiritualistes» et même de «traditionalistes», ou de ceux qui s’intitulent ainsi, sont en fait tout aussi matérialistes que les autres sous ce rapport, car ce qui rend la situation encore plus irrémédiable, c’est que ceux qui voudraient le plus sincèrement combattre l’esprit moderne en sont eux-mêmes presque tous affectés à leur insu, si bien que tous leurs efforts sont par là condamnés à demeurer sans aucun résultat appréciable; ce sont là, en effet, des choses où la bonne volonté est loin d’être suffisante et où il faut aussi, et même avant tout, une connaissance effective; mais c’est précisément cette connaissance que l’influence de l’esprit moderne et de ses limitations rend tout à fait impossible, même chez ceux qui pourraient avoir à cet égard certaines capacités intellectuelles s’ils se trouvaient dans des conditions plus normales.

Mais outre tous ces éléments négatifs, les difficultés dont nous parlons ont aussi un côté qu’on peut dire positif et qui est représenté par tout ce qui, dans notre monde même, favorise activement l’intervention des influences subtiles inférieures, que ce soit d’ailleurs consciemment ou inconsciemment.

Il y aurait lieu d’envisager ici, tout d’abord, le rôle en quelque sorte «déterminant» des agents mêmes de la déviation moderne tout entière, puisque cette intervention constitue proprement une nouvelle phase plus «avancée» de cette déviation, et répond exactement à la suite même du «plan» suivant lequel elle s’est effectuée; c’est donc évidemment de ce côté qu’il faudrait chercher les auxiliaires conscients de ces forces maléfiques quoique, là encore, il puisse y avoir dans cette conscience bien des degrés différents.

Quant aux autres auxiliaires, c’est-à-dire à tous ceux qui agissent de bonne foi et qui, ignorant la véritable nature de ces forces (grâce précisément encore à cette influence de l’esprit moderne que nous venons de signaler), ne jouent en somme qu’un simple rôle de dupes, ce qui ne les empêche pas d’être souvent d’autant plus actifs qu’ils sont plus sincères et plus aveuglés, ils sont déjà presque innombrables et peuvent se ranger en de multiples catégories, depuis les naïfs adhérents des organisations «néo-spiritualistes» de tout genre jusqu’aux philosophes «intuitionnistes», en passant par les savants «métapsychistes» et les psychologues des plus récentes écoles.

Nous n’y insisterons d’ailleurs pas davantage en ce moment, car ce serait anticiper sur ce que nous aurons à dire un peu plus loin; il nous faut encore, avant cela, donner quelques exemples de la façon dont certaines «fissures» peuvent se produire effectivement, ainsi que des «supports» que les influences subtiles ou psychiques d’ordre inférieur (car domaine subtil et domaine psychique sont pour nous, au fond, des termes synonymes) peuvent trouver dans le milieu cosmique lui-même pour exercer leur action et se répandre dans le monde humain.

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Chapitre XXVI  [26]

Chamanisme et sorcellerie

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L’époque actuelle, par là même qu’elle correspond aux dernières phases d’une manifestation cyclique, doit en épuiser les possibilités les plus inférieures; c’est pourquoi elle utilise en quelque sorte tout ce qui avait été négligé par les époques antérieures: les sciences expérimentales et quantitatives des modernes et leurs applications industrielles, notamment, n’ont, au fond, pas d’autre caractère que celui-là; de là vient que les sciences profanes, comme nous l’avons dit, constituent souvent, et cela même historiquement aussi bien qu’au point de vue de leur contenu, de véritables «résidus» de quelques-unes des anciennes sciences traditionnelles.

[note de René Guénon en bas de page:  Nous disons «de quelques-unes», car il y a aussi d’autres sciences traditionnelles dont il n’est pas même resté dans le monde moderne la moindre trace, si déformée et déviée qu’elle puisse être. Il va de soi, d’autre part, que toutes les énumérations et classifications des philosophes ne concernent que les seules sciences profanes, et que les sciences traditionnelles ne sauraient aucunement rentrer dans ces cadres étroits et «systématiques»; on peut assurément, mieux que jamais en d’autres temps, appliquer à notre époque le dicton arabe suivant lequel «il existe beaucoup de sciences, mais peu de savants» (el-ulûm kathîr, walaken el-ulamâ balîl). ]

Un autre fait qui concorde encore avec ceux-là, pour peu qu’on en saisisse la véritable signification, c’est l’acharnement avec lequel les modernes ont entrepris d’exhumer les vestiges d’époques passées et de civilisations disparues, auxquels ils sont d’ailleurs incapables de rien comprendre en réalité; et c’est même là un symptôme assez peu rassurant, à cause de la nature des influences subtiles qui restent attachées à ces vestiges et qui, sans que les investigateurs s’en doutent aucunement, sont ainsi ramenées au jour avec eux et mises pour ainsi dire en liberté par cette exhumation même.

Pour que ceci puisse être mieux compris, nous allons être obligé de parler tout d’abord quelque peu de certaines choses qui, en elles-mêmes, sont, à vrai dire, tout à fait en dehors du monde moderne, mais qui n’en sont pas moins susceptibles d’être employées pour exercer, par rapport à celui-ci, une action particulièrement «désagrégeante»; ce que nous en dirons ne sera donc une digression qu’en apparence, et ce sera d’ailleurs, en même temps, une occasion d’élucider certaines questions trop peu connues.

Il nous faut ici, avant tout, dissiper encore une confusion et une erreur d’interprétation dues à la mentalité moderne: l’idée qu’il existe des choses purement «matérielles», conception exclusivement propre à celle-ci, n’est au fond, si on la débarrasse de toutes les complications secondaires qu’y ajoutent les théories spéciales des physiciens, rien d’autre que l’idée qu’il existe des êtres et des choses qui ne sont que corporels, et dont l’existence et la constitution n’impliquent aucun élément d’un ordre autre que celui-là.

Cette idée est en somme liée directement au point de vue profane tel qu’il s’affirme, sous sa forme en quelque sorte la plus complète, dans les sciences actuelles car, celles-ci se caractérisant par l’absence de tout rattachement à des principes d’ordre supérieur, les choses qu’elles prennent pour objet de leur étude doivent être elles-mêmes conçues comme dépourvues d’un tel rattachement (en quoi se montre du reste encore le caractère «résiduel» de ces sciences); c’est là, pourrait-on dire, une condition pour que la science soit adéquate à son objet, puisque, si elle admettait qu’il en fût autrement, elle devrait par là même reconnaître que la vraie nature de cet objet lui échappe.

Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs la raison pour laquelle les «scientistes» se sont tant acharnés à discréditer toute conception autre que celle-là, en la présentant comme une «superstition» due à l’imagination des «primitifs», lesquels, pour eux, ne peuvent être autre chose que des sauvages ou des hommes de mentalité enfantine, comme le veulent les théories «évolutionnistes»; et, que ce soit de leur part incompréhension pure et simple ou parti pris volontaire, ils réussissent en fait à en donner une idée suffisamment caricaturale pour qu’une telle appréciation paraisse entièrement justifiée à tous ceux qui les croient sur parole, c’est-à-dire à la grande majorité de nos contemporains.

Il en est ainsi, en particulier, en ce qui concerne les théories des ethnologues sur ce qu’ils sont convenus d’appeler l’«animisme»; un tel terme pourrait d’ailleurs, à la rigueur, avoir un sens acceptable mais, bien entendu, a la condition de le comprendre tout autrement qu’ils ne le font et de n’y voir que ce qu’il peut signifier étymologiquement.

En effet, le monde corporel, en réalité, ne peut pas être considéré comme un tout se suffisant à lui-même, ni comme quelque chose d’isolé dans l’ensemble de la manifestation universelle; au contraire, et quelles que puissent être les apparences dues actuellement à la «solidification», il procède tout entier de l’ordre subtil dans lequel il a, peut-on dire, son principe immédiat, et par l’intermédiaire duquel il se rattache, de proche en proche, à la manifestation informelle, puis au non-manifesté; s’il en était autrement, son existence ne pourrait être qu’une illusion pure et simple, une sorte de fantasmagorie derrière laquelle il n’y aurait rien, ce qui, en somme, revient à dire qu’il n’existerait en aucune façon.

Dans ces conditions, il ne peut y avoir, dans ce monde corporel, aucune chose dont l’existence ne repose en définitive sur des éléments d’ordre subtil, et au delà de ceux-ci, sur un principe qui peut être dit «spirituel», et sans lequel nulle manifestation n’est possible, à quelque degré que ce soit.

Si nous nous en tenons à la considération des éléments subtils, qui doivent être ainsi présents en toutes choses, mais qui y sont seulement plus ou moins cachés suivant les cas, nous pouvons dire qu’ils y correspondent à ce qui constitue proprement l’ordre «psychique» dans l’être humain; on peut donc, par une extension toute naturelle et qui n’implique aucun «anthropomorphisme» mais seulement une analogie parfaitement légitime, les appeler aussi «psychiques» dans tous les cas (et c’est pourquoi nous avons déjà parlé précédemment de «psychisme cosmique»), ou encore «animiques», car ces deux mots, si l’on se reporte à leur sens premier, suivant leur dérivation respectivement grecque et latine, sont exactement synonymes au fond.

Il résulte de là qu’il ne saurait exister réellement d’objets «inanimés», et c’est d’ailleurs pourquoi la «vie» est une des conditions auxquelles est soumise toute existence corporelle sans exception; c’est aussi pourquoi personne n’a jamais pu arriver à définir d’une façon satisfaisante la distinction du «vivant» et du «non-vivant», cette question, comme tant d’autres dans la philosophie et la science modernes, n’étant insoluble que parce qu’elle n’a aucune raison de se poser vraiment, puisque le «non-vivant» n’a pas de place dans le domaine envisagé, et qu’en somme tout se réduit à cet égard à de simples différences de degrés.

On peut donc, si l’on veut, appeler «animisme» une telle façon d’envisager les choses, en n’entendant par ce mot rien de plus ni d’autre que l’affirmation qu’il y a dans celles-ci des éléments «animiques»; et l’on voit que cet «animisme» s’oppose directement au mécanisme, comme la réalité même s’oppose à la simple apparence extérieure; il est d’ailleurs évident que cette conception est «primitive», mais tout simplement parce qu’elle est vraie, ce qui est à peu près exactement le contraire de ce que les «évolutionnistes» veulent dire quand ils la qualifient ainsi.

En même temps, et pour la même raison, cette conception est nécessairement commune à toutes les doctrines traditionnelles; nous pourrions donc dire encore qu’elle est «normale», tandis que l’idée opposée, celle des choses «inanimées» (qui a trouvé une de ses expressions les plus extrêmes dans la théorie cartésienne des «animaux-machines», représente une véritable anomalie, comme il en est du reste pour toutes les idées spécifiquement modernes et profanes.

Mais il doit être bien entendu qu’il ne s’agit aucunement, en tout cela, d’une «personnification» des forces naturelles que les physiciens étudient à leur façon, et encore moins de leur «adoration», comme le prétendent ceux pour qui l’«animisme» constitue ce qu’ils croient pouvoir appeler la «religion primitive»; en réalité, ce sont des considérations qui relèvent uniquement du domaine de la cosmologie et qui peuvent trouver leur application dans diverses sciences traditionnelles.

Il va de soi aussi que, quand il est question d’éléments «psychiques» inhérents aux choses, ou de forces de cet ordre s’exprimant et se manifestant à travers celles-ci, tout cela n’a absolument rien de «spirituel»; la confusion de ces deux domaines est, elle encore, purement moderne, et elle n’est sans doute pas étrangère à l’idée de faire une «religion» de ce qui est science au sens le plus exact de ce mot; en dépit de leur prétention aux «idées claires» (héritage direct, d’ailleurs, du mécanisme et du «mathématisme universel» de Descartes), nos contemporains mélangent de bien singulière façon les choses les plus hétérogènes et les plus essentiellement distinctes!

Maintenant, il importe, pour ce à quoi nous voulons en venir présentement, de remarquer que les ethnologues ont l’habitude de considérer comme «primitives» des formes qui, au contraire, sont dégénérées à un degré ou à un autre; pourtant, bien souvent, elles ne sont pas réellement d’un niveau aussi bas que leurs interprétations le font supposer; mais, quoi qu’il en soit, ceci explique que l’«animisme», qui ne constitue en somme qu’un point particulier d’une doctrine, ait pu être pris pour caractériser celle-ci tout entière.

En effet, dans les cas de dégénérescence, c’est naturellement la partie supérieure de la doctrine, c’est-à-dire son côté métaphysique et «spirituel», qui disparaît toujours plus ou moins complètement; par suite, ce qui n’était originairement que secondaire, et notamment le côté cosmologique et «psychique», auquel appartiennent proprement l’«animisme» et ses applications, prend inévitablement une importance prépondérante; le reste, même s’il subsiste encore dans une certaine mesure, peut facilement échapper à l’observateur du dehors, d’autant plus que celui-ci, ignorant la signification profonde des rites et des symboles, est incapable d’y reconnaître ce qui relève d’un ordre supérieur (pas plus qu’il ne le reconnaît dans les vestiges des civilisations entièrement disparues), et croit pouvoir tout expliquer indistinctement en termes de «magie», voire même parfois de «sorcellerie» pure et simple.

On peut trouver un exemple très net de ce que nous venons d’indiquer dans un cas comme celui du «chamanisme», qui est généralement regardé comme une des formes typiques de l’«animisme»; cette dénomination, dont la dérivation est d’ailleurs assez incertaine, désigne proprement l’ensemble des doctrines et des pratiques traditionnelles de certains peuples mongols de la Sibérie; mais certains l’étendent à ce qui, ailleurs, présente des caractères plus ou moins similaires.

Pour beaucoup, «chamanisme» est presque synonyme de sorcellerie, ce qui est certainement inexact, car il y a là bien autre chose; ce mot a subi ainsi une déviation inverse de celle de «fétichisme» qui, lui, a bien étymologiquement le sens de sorcellerie, mais qui a été appliqué à des choses dans lesquelles il n’y a pas que cela non plus.

Signalons, à ce propos, que la distinction que certains ont voulu établir entre «chamanisme» et «fétichisme», considérés comme deux variétés de l’«animisme», n’est peut-être pas aussi nette ni aussi importante qu’ils le pensent: que ce soient des êtres humains, comme dans le premier, ou des objets quelconques, comme dans le second, qui servent principalement de «supports» ou de «condensateurs», si l’on peut dire, à certaines influences subtiles, c’est là une simple différence de modalités «techniques» qui, en somme, n’a rien d’absolument essentiel.

[note de René Guénon en bas de page:  Nous empruntons, dans ce qui suit, un certain nombre d’indications concernant le «chamanisme» à un exposé intitulé Shamanism of the Natives of Siberia, par I. M. Casanowicz (extrait du Smithsonian Report for 1924), dont nous devons la communication à l’obligeance de A. K. Coomaraswamy.]

Si l’on considère le «chamanisme» proprement dit, on y constate l’existence d’une cosmologie très développée et qui pourrait donner lieu à des rapprochements avec celles d’autres traditions sur de nombreux points, à commencer par la division des «trois mondes» qui semble en constituer la base même.

D’autre part, on y rencontre également des rites comparables à quelques-uns de ceux qui appartiennent à des traditions de l’ordre le plus élevé: certains, par exemple, rappellent d’une façon frappante des rites vêdiques, et qui sont même parmi ceux qui procèdent le plus manifestement de la tradition primordiale, comme ceux où les symboles de l’arbre et du cygne jouent le rôle principal.

Il n’est donc pas douteux qu’il y ait là quelque chose qui, à ses origines tout au moins, constituait une forme traditionnelle régulière et normale; il s’y est d’ailleurs conservé, jusqu’à l’époque actuelle, une certaine «transmission» des pouvoirs nécessaires à l’exercice des fonctions du «chamane»; mais quand on voit que celui-ci consacre surtout son activité aux sciences traditionnelles les plus inférieures, telles que la magie et la divination, on peut soupçonner par là qu’il y a une dégénérescence très réelle, et même se demander si parfois elle n’irait pas jusqu’à une véritable déviation, à laquelle les choses de cet ordre, lorsqu’elles prennent un développement aussi excessif, ne peuvent que trop facilement donner lieu.

À vrai dire, il y a, à cet égard, des indices assez inquiétants: l’un d’eux est le lien établi entre le «chamane» et un animal, lien concernant exclusivement un individu, et qui, par conséquent, n’est aucunement assimilable au lien collectif qui constitue ce qu’on appelle à tort ou à raison le «totémisme». Nous devons dire d’ailleurs que ce dont il s’agit ici pourrait, en soi-même, être susceptible d’une interprétation tout à fait légitime et n’ayant rien à voir avec la sorcellerie; mais ce qui lui donne un caractère plus suspect, c’est que, chez certains peuples, sinon chez tous, l’animal est alors considéré en quelque sorte comme une forme du «chamane» lui-même; et, d’une semblable identification à la «lycanthropie», telle qu’elle existe surtout chez des peuples de race noire, il n’y a peut-être pas extrêmement loin.

[note de René Guénon en bas de page:  D’après des témoins dignes de foi, il y a notamment, dans une région reculée du Soudan, toute une peuplade «lycanthrope» comprenant au moins une vingtaine de mille individus; il y a aussi, dans d’autres contrées africaines, des organisations secrètes, telles que celle à laquelle on a donné le nom de «Société du Léopard», où certaines formes de «lycanthropie» jouent un rôle prédominant. ]

Mais il y a encore autre chose, et qui touche plus directement à notre sujet: les «chamanes», parmi les influences psychiques auxquelles ils ont affaire, en distinguent tout naturellement de deux sortes, les unes bénéfiques et les autres maléfiques, et comme il n’y a évidemment rien à redouter des premières, c’est des secondes qu’ils s’occupent presque exclusivement; tel paraît être du moins le cas le plus fréquent, car il se peut que le «chamanisme» comprenne des formes assez variées et entre lesquelles il y aurait des différences à faire sous ce rapport.

Il ne s’agit d’ailleurs nullement d’un «culte» rendu à ces influences maléfiques et qui serait une sorte de «satanisme» conscient comme on l’a parfois supposé à tort; il s’agit seulement, en principe, de les empêcher de nuire, de neutraliser ou de détourner leur action.

La même remarque pourrait s’appliquer aussi à d’autres prétendus «adorateurs du diable» qui existent en diverses régions; d’une façon générale, il n’est guère vraisemblable que le «satanisme» réel puisse être le fait de tout un peuple.

Cependant, il n’en est pas moins vrai que, quelle qu’en puisse être l’intention première, le maniement d’influences de ce genre, sans qu’il soit fait aucun appel à des influences d’un ordre supérieur (et encore bien moins à des influences proprement spirituelles), en arrive, par la force même des choses, à constituer une véritable sorcellerie, bien différente d’ailleurs de celle des vulgaires «sorciers de campagne» occidentaux, qui ne représente plus que les derniers débris d’une connaissance magique aussi dégénérée et réduite que possible et sur le point de s’éteindre entièrement.

La partie magique du «chamanisme», assurément, a une tout autre vitalité, et c’est pourquoi elle représente quelque chose de véritablement redoutable à plus d’un égard; en effet, le contact pour ainsi dire constant avec ces forces psychiques inférieures est des plus dangereux, d’abord pour le «chamane» lui-même, cela va de soi, mais aussi à un autre point de vue dont l’intérêt est beaucoup moins étroitement «localisé».

En effet, il peut arriver que certains, opérant de façon plus consciente et avec des connaissances plus étendues, ce qui ne veut pas dire d’ordre plus élevé, utilisent ces mêmes forces pour de tout autres fins, à l’insu des «chamanes» ou de ceux qui agissent comme eux, et qui ne jouent plus, en cela, que le rôle de simples instruments pour l’accumulation des forces en question en des points déterminés.

Nous savons qu’il y a ainsi, par le monde, un certain nombre de «réservoirs» d’influences dont la répartition n’a assurément rien de «fortuit» et qui ne servent que trop bien aux desseins de certaines «puissances» responsables de toute la déviation moderne; mais cela demande encore d’autres explications, car on pourrait, à première vue, s’étonner que les restes de ce qui fut autrefois une tradition authentique se prêtent à une «subversion» de ce genre.

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Chapitre XXVII  [27]

Résidus psychiques

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Pour comprendre ce que nous avons dit en dernier lieu à propos du «chamanisme» et qui est en somme la raison principale pour laquelle nous en avons donné ici cet aperçu, il faut remarquer que ce cas des vestiges qui subsistent d’une tradition dégénérée et dont la partie supérieure ou «spirituelle» a disparu est, au fond, tout à fait comparable à celui des restes psychiques qu’un être humain laisse derrière lui en passant à un autre état et qui, dès qu’ils ont été ainsi abandonnés par l’«esprit», peuvent aussi servir à n’importe quoi; qu’ils soient d’ailleurs utilisés consciemment par un magicien ou un sorcier, ou inconsciemment par des spirites, les effets plus ou moins maléfiques qui peuvent en résulter n’ont évidemment rien à voir avec la qualité propre de l’être auquel ces éléments ont appartenu antérieurement; ce n’est plus qu’une catégorie spéciale d’«influences errantes», suivant l’expression employée par la tradition extrême-orientale, qui n’ont gardé tout au plus de cet être [Note de Loup K.:  l’être auquel ces éléments ont appartenu antérieurement] qu’une apparence purement illusoire.

Ce dont il faut se rendre compte pour bien comprendre une telle similitude, c’est que les influences spirituelles elles-mêmes, pour entrer en action dans notre monde, doivent nécessairement prendre des «supports» appropriés, d’abord dans l’ordre psychique, puis dans l’ordre corporel lui-même, si bien qu’il y a là quelque chose d’analogue à la constitution d’un être humain.

Si ces influences spirituelles se retirent par la suite, pour une raison quelconque, leurs anciens «supports» corporels, lieux ou objets (et quand il s’agit de lieux, leur situation est naturellement en rapport avec la «géographie sacrée» dont nous avons parlé plus haut), n’en demeureront pas moins chargés d’éléments psychiques et qui seront même d’autant plus forts et plus persistants qu’ils auront servi d’intermédiaires et d’instruments à une action plus puissante.

On pourrait logiquement conclure de là que le cas où il s’agit de centres traditionnels et initiatiques importants, éteints depuis un temps plus ou moins long, est en somme celui qui présente les plus grands dangers à cet égard, soit que de simples imprudents provoquent des réactions violentes des «conglomérats» psychiques qui y subsistent, soit surtout que des «magiciens noirs», pour employer l’expression couramment admise, s’emparent de ceux-ci pour les manoeuvrer à leur gré et en obtenir des effets conformes à leurs desseins.

Le premier des deux cas que nous venons d’indiquer suffit à expliquer, tout au moins pour une bonne part, le caractère nocif que présentent certains vestiges de civilisations disparues lorsqu’ils viennent à être exhumés par des gens qui, comme les archéologues modernes, ignorant tout de ces choses, agissent forcément en imprudents par là même.

Ce n’est pas à dire qu’il ne puisse pas parfois y avoir encore autre chose: ainsi, telle ou telle civilisation ancienne a pu, dans sa dernière période, dégénérer par un développement excessif de la magie

[note de René Guénon en bas de page:  Il semble bien que ce cas ait été, en particulier, celui de l’Égypte ancienne.]

et ses restes en garderont alors naturellement l’empreinte, sous la forme d’influences psychiques d’un ordre très inférieur.

Il se peut aussi que, même en dehors de toute dégénérescence de cette sorte, des lieux ou des objets aient été préparés spécialement en vue d’une action défensive contre ceux qui y toucheraient indûment, car de telles précautions n’ont en soi rien d’illégitime bien que cependant le fait d’y attacher une trop grande importance ne soit pas un indice des plus favorables puisqu’il témoigne de préoccupations assez éloignées de la pure spiritualité, et même peut-être d’une certaine méconnaissance de la puissance propre que celle-ci possède en elle-même et sans qu’il soit besoin d’avoir recours à de semblables «adjuvants».

Mais tout cela mis à part, les influences psychiques subsistantes, dépourvues de l’«esprit» qui les dirigeait autrefois et réduites ainsi à une sorte d’état «larvaire», peuvent fort bien réagir d’elles-mêmes à une provocation quelconque, si involontaire soit-elle, d’une façon plus ou moins désordonnée et qui, en tout cas, n’a aucun rapport avec les intentions de ceux qui les employèrent jadis à une action d’un tout autre ordre, pas plus que les manifestations saugrenues des «cadavres» psychiques qui interviennent parfois dans les séances spirites n’ont de rapport avec ce qu’auraient pu faire ou vouloir faire, en n’importe quelle circonstance, les individualités dont ils constituèrent la forme subtile et dont ils simulent encore tant bien que mal l’«identité» posthume, au grand émerveillement des naïfs qui veulent bien les prendre pour des «esprits».

Les influences en question peuvent donc, en bien des occasions, être déjà suffisamment malfaisantes lorsqu’elles sont simplement livrées à elles-mêmes; c’est là un fait qui ne résulte de rien d’autre que de la nature même de ces forces du «monde intermédiaire» et auquel personne ne peut rien, pas plus qu’on ne peut empêcher l’action des forces «physiques», nous voulons dire de celles qui appartiennent à l’ordre corporel et dont s’occupent les physiciens, de causer aussi, dans certaines conditions, des accidents dont nulle volonté humaine ne saurait être rendue responsable; seulement, on peut comprendre par là la vraie signification des fouilles modernes et le rôle qu’elles jouent effectivement pour ouvrir certaines de ces «fissures» dont nous avons parlé.

Mais en outre, ces mêmes influences sont à la merci de quiconque saura les «capter», comme les forces «physiques» le sont également; il va de soi que les unes et les autres pourront alors servir aux fins les plus diverses et même les plus opposées, suivant les intentions de celui qui s’en sera emparé et qui les dirigera comme il l’entend; et en ce qui concerne les influences subtiles, s’il se trouve que celui-là soit un «magicien noir», il est bien évident qu’il en fera un usage tout contraire à celui qu’ont pu en faire, à l’origine, les représentants qualifiés d’une tradition régulière.

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici s’applique aux vestiges laissés par une tradition entièrement éteinte; mais à côté de ce cas il y a lieu d’en envisager un autre: celui d’une ancienne civilisation traditionnelle qui se survit pour ainsi dire à elle-même, en ce sens que sa dégénérescence a été poussée à un tel point que l’«esprit» aura fini par s’en retirer totalement; certaines connaissances, qui n’ont en elles-mêmes rien de «spirituel» et ne relèvent que de l’ordre des applications contingentes, pourront encore continuer à se transmettre, surtout les plus inférieures d’entre elles mais, naturellement, elles seront dès lors susceptibles de toutes les déviations car elles aussi ne représentent plus que des «résidus» d’une autre sorte, la doctrine pure dont elles devaient normalement dépendre ayant disparu.

Dans un pareil cas de «survivance», les influences psychiques antérieurement mises en oeuvre par les représentants de la tradition pourront encore être «captées», même à l’insu de leurs continuateurs apparents mais désormais illégitimes et dépourvus de toute véritable autorité; ceux qui s’en serviront réellement à travers eux auront ainsi l’avantage d’avoir à leur disposition, comme instruments inconscients de l’action qu’ils veulent exercer, non plus seulement des objets dits «inanimés», mais aussi des hommes vivants qui servent également de «supports» à ces influences et dont l’existence actuelle confère naturellement à celles-ci une bien plus grande vitalité.

C’est bien là exactement ce que nous avions en vue en considérant un exemple comme celui du «chamanisme», sous la réserve, bien entendu, que ceci peut ne pas s’appliquer indistinctement à tout ce qu’on a l’habitude de ranger sous cette désignation quelque peu conventionnelle et qui, en fait, n’en est peut-être pas arrivé à un égal degré de déchéance.

Une tradition qui est ainsi déviée est véritablement morte comme telle, tout autant que celle pour laquelle il n’existe plus aucune apparence de continuation; d’ailleurs, si elle était encore vivante, si peu que ce fût, une pareille «subversion», qui n’est en somme pas autre chose qu’un retournement de ce qui en subsiste pour le faire servir dans un sens antitraditionnel par définition même, ne pourrait évidemment avoir lieu en aucune façon.

Il convient cependant d’ajouter que, avant même que les choses en soient à ce point, et dès que des organisations traditionnelles sont assez amoindries et affaiblies pour ne plus être capables d’une résistance suffisante, des agents plus ou moins directs de l’«adversaire»

[note de René Guénon en bas de page:  On sait que «adversaire» est le sens littéral du mot hébreu Shatan, et il s’agit en effet ici de «puissances» dont le caractère est bien véritablement «satanique».]

peuvent déjà s’y introduire pour travailler à hâter le moment où la «subversion» deviendra possible; il n’est pas certain qu’ils y réussissent dans tous les cas, car tout ce qui a encore quelque vie peut toujours se ressaisir; mais si la mort se produit, l’ennemi se trouvera ainsi dans la place, pourrait-on dire, tout prêt à en tirer parti et à utiliser aussitôt le «cadavre» à ses propres fins.

Les représentants de tout ce qui, dans le monde occidental, possède encore actuellement un caractère traditionnel authentique, tant dans le domaine exotérique que dans le domaine initiatique, auraient, pensons-nous, le plus grand intérêt à faire leur profit de cette dernière observation pendant qu’il en est temps encore car, autour d’eux, les signes menaçants que constituent les «infiltrations» de ce genre ne font malheureusement pas défaut pour qui sait les apercevoir.

Une autre considération qui a encore son importance est celle-ci: si l’«adversaire» (dont nous essaierons de préciser un peu plus la nature par la suite) a avantage à s’emparer des lieux qui furent le siège d’anciens centres spirituels toutes les fois qu’il le peut, ce n’est pas uniquement à cause des influences psychiques qui y sont accumulées et qui se trouvent en quelque sorte «disponibles»; c’est aussi en raison même de la situation particulière de ces lieux, car il est bien entendu qu’ils ne furent point choisis arbitrairement pour le rôle qui leur fut assigné à une époque ou à une autre et par rapport à telle ou telle forme traditionnelle.

La «géographie sacrée», dont la connaissance détermine un tel choix est, comme toute autre science traditionnelle d’ordre contingent, susceptible d’être détournée de son usage légitime et appliquée «à rebours»: si un point est «privilégié» pour servir à l’émission et à la direction des influences psychiques quand celles-ci sont le véhicule d’une action spirituelle, il ne le sera pas moins quand ces mêmes influences psychiques seront utilisées d’une tout autre manière et pour des fins contraires à toute spiritualité.

Ce danger de détournement de certaines connaissances, dont nous trouvons ici un exemple très net, explique d’ailleurs, notons-le en passant, bien des réserves qui sont chose toute naturelle dans une civilisation normale mais que les modernes se montrent tout à fait incapables de comprendre puisqu’ils attribuent communément à une volonté de «monopoliser» ces connaissances ce qui n’est en réalité qu’une mesure destinée à en empêcher l’abus autant qu’il est possible.

À vrai dire, du reste, cette mesure ne cesse d’être efficace que dans le cas où les organisations dépositaires des connaissances en question laissent pénétrer dans leur sein des individus non qualifiés, voire même, comme nous venons de le dire, des agents de l’«adversaire» dont un des buts les plus immédiats sera précisément alors de découvrir ces secrets.

Tout cela n’a certes aucun rapport direct avec le véritable secret initiatique qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, réside exclusivement dans l’«ineffable» et l’«incommunicable» et qui, évidemment, est par là même à l’abri de toute recherche indiscrète; mais, bien qu’il ne s’agisse ici que de choses contingentes, on devra pourtant reconnaître que les précautions qui peuvent être prises dans cet ordre pour éviter toute déviation, et par suite toute action malfaisante qui est susceptible d’en résulter, sont loin de n’avoir pratiquement qu’un intérêt négligeable.

De toute façon, qu’il s’agisse des lieux eux-mêmes, des influences qui y demeurent attachées, ou encore des connaissances du genre de celles que nous venons de mentionner, on peut rappeler à cet égard l’adage ancien: «corruptio optimi pessima», qui s’applique peut-être plus exactement encore ici qu’en tout autre cas; c’est bien de «corruption» qu’il convient de parler en effet, même au sens le plus littéral de ce mot, puisque les «résidus» qui sont ici en cause sont, comme nous le disions tout d’abord, comparables aux produits de la décomposition de ce qui fut un être vivant; et comme toute corruption est en quelque sorte contagieuse, ces produits de la dissolution des choses passées auront eux-mêmes, partout où ils seront «projetés» une action particulièrement dissolvante et désagrégeante, surtout s’ils sont utilisés par une volonté nettement consciente de ses fins.

Il y a là, pourrait-on dire, une sorte de «nécromancie» qui met en oeuvre des restes psychiques tout autres que ceux des individualités humaines, et ce n’est assurément pas la moins redoutable car elle a par là des possibilités d’action bien autrement étendues que celles de la vulgaire sorcellerie et il n’y a même aucune comparaison possible sous ce rapport; il faut d’ailleurs, au point où en sont les choses aujourd’hui, que nos contemporains soient vraiment bien aveugles pour n’en avoir pas même le moindre soupçon!

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Chapitre XXVIII  [28]

Les étapes de l’action antitraditionnelle

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Après les considérations que nous avons exposées et les exemples que nous avons donnés jusqu’ici, on pourra mieux comprendre en quoi consistent exactement, d’une façon générale, les étapes de l’action antitraditionnelle qui a véritablement «fait» le monde moderne comme tel; mais avant tout, il faut bien se rendre compte que, toute action effective supposant nécessairement des agents, celle-là ne peut, pas plus qu’une autre, être une sorte de production spontanée et «fortuite» et que, s’exerçant spécialement dans le domaine humain, elle doit forcément impliquer l’intervention d’agents humains.

Le fait que cette action concorde avec les caractères propres de la période cyclique où elle s’est produite explique qu’elle ait été possible et qu’elle ait réussi, mais il ne suffit pas à expliquer la façon dont elle a été réalisée et n’indique pas les moyens qui ont été mis en oeuvre pour y parvenir.

Du reste, il suffit, pour s’en convaincre, de réfléchir quelque peu à ceci: les influences spirituelles elles-mêmes, dans toute organisation traditionnelle, agissent toujours par l’intermédiaire d’êtres humains qui sont les représentants autorisés de la tradition bien que celle-ci soit réellement «supra-humaine» dans son essence; à plus forte raison doit-il en être de même dans un cas où n’entrent en jeu que des influences psychiques et même de l’ordre le plus inférieur, c’est-à-dire tout le contraire d’un pouvoir transcendant par rapport à notre monde, sans compter que le caractère de «contrefaçon» qui se manifeste partout dans ce domaine et sur lequel nous aurons encore à revenir exige encore plus rigoureusement qu’il en soit ainsi.

D’autre part, comme l’initiation, sous quelque forme qu’elle se présente, est ce qui incarne véritablement l’«esprit» d’une tradition et aussi ce qui permet la réalisation effective des états «suprahumains», il est évident que c’est à elle [Note de Loup K.: l’initiation] que doit s’opposer le plus directement (dans la mesure toutefois où une telle opposition est concevable) ce dont il s’agit ici, et qui tend au contraire, par tous les moyens, à entraîner les hommes vers l’«infrahumain»; aussi le terme de «contre-initiation» est-il celui qui convient le mieux pour désigner ce à quoi se rattachent, dans leur ensemble, et à des degrés divers (car comme dans l’initiation encore, il y a forcément là des degrés), les agents humains par lesquels s’accomplit l’action antitraditionnelle; et ce n’est pas là une simple dénomination conventionnelle employée pour parler plus commodément de ce qui n’a vraiment aucun nom, mais bien une expression qui correspond aussi exactement que possible à des réalités très précises.

Il est assez remarquable que dans tout l’ensemble de ce qui constitue proprement la civilisation moderne, quel que soit le point de vue sous lequel on l’envisage, on ait toujours à constater que tout apparaît comme de plus en plus artificiel, dénaturé et falsifié; beaucoup de ceux qui font aujourd’hui la critique de cette civilisation en sont d’ailleurs frappés, même lorsqu’ils ne savent pas aller plus loin et n’ont pas le moindre soupçon de ce qui se cache en réalité derrière tout cela.

Il suffirait pourtant, nous semble-t-il, d’un peu de logique pour se dire que si tout est ainsi devenu artificiel, la mentalité même à laquelle correspond cet état de choses ne doit pas l’être moins que le reste, qu’elle aussi doit être «fabriquée» et non point spontanée; et dès qu’on aurait fait cette simple réflexion, on ne pourrait plus manquer de voir les indices concordants en ce sens se multiplier de toutes parts et presque indéfiniment; mais il faut croire qu’il est malheureusement bien difficile d’échapper aussi complètement aux «suggestions» auxquelles le monde moderne comme tel doit son existence même et sa durée, car ceux mêmes qui se déclarent le plus résolument «antimodernes» ne voient généralement rien de tout cela, et c’est d’ailleurs pourquoi leurs efforts sont si souvent dépensés en pure perte et à peu près dépourvus de toute portée réelle.

L’action antitraditionnelle devait nécessairement viser, à la fois, à changer la mentalité générale et à détruire toutes les institutions traditionnelles en Occident puisque c’est là qu’elle s’est exercée tout d’abord et directement, en attendant de pouvoir chercher à s’étendre ensuite au monde entier par le moyen des Occidentaux ainsi préparés à devenir ses instruments.

D’ailleurs, la mentalité étant changée, les institutions, qui dès lors ne lui correspondaient plus, devaient par là même être facilement détruites; c’est donc le travail de déviation de la mentalité qui apparaît ici comme véritablement fondamental, comme ce dont tout le reste dépend en quelque façon et, par conséquent, c’est là-dessus qu’il convient d’insister plus particulièrement.

Ce travail, évidemment, ne pouvait pas être opéré d’un seul coup, quoique ce qu’il y a peut-être de plus étonnant soit la rapidité avec laquelle les Occidentaux ont pu être amenés à oublier tout ce qui, chez eux, avait été lié à l’existence d’une civilisation traditionnelle; si l’on songe à l’incompréhension totale dont les XVIIe et XVIIIe siècles ont fait preuve à l’égard du moyen âge, et cela sous tous les rapports, il devrait être facile de comprendre qu’un changement aussi complet et aussi brusque n’a pas pu s’accomplir d’une façon naturelle et spontanée.

Quoi qu’il en soit, il fallait tout d’abord réduire en quelque sorte l’individu à lui-même, et ce fut là surtout, comme nous l’avons expliqué, l’oeuvre du rationalisme qui dénie à l’être la possession et l’usage de toute faculté d’ordre transcendant; il va de soi, d’ailleurs, que le rationalisme a commencé à agir avant même de recevoir ce nom avec sa forme plus spécialement philosophique, ainsi que nous l’avons vu à propos du Protestantisme; et du reste, l’«humanisme» de la Renaissance n’était lui-même rien d’autre que le précurseur direct du rationalisme proprement dit, puisque qui dit «humanisme» dit prétention de ramener toutes choses à des éléments purement humains, donc (en fait tout au moins, sinon encore en vertu d’une théorie expressément formulée) exclusion de tout ce qui est d’ordre supra-individuel.

Il fallait ensuite tourner entièrement l’attention de l’individu vers les choses extérieures et sensibles afin de l’enfermer, pour ainsi dire, non pas seulement dans le domaine humain mais, par une limitation beaucoup plus étroite encore, dans le seul monde corporel; c’est là le point de départ de toute la science moderne qui, dirigée constamment dans ce sens, devait rendre cette limitation de plus en plus effective.

La constitution des théories scientifiques, ou philosophico-scientifiques si l’on veut, dut aussi procéder graduellement; et (nous n’avons, ici encore, qu’à rappeler sommairement ce que nous avons déjà exposé) le mécanisme prépara directement la voie au matérialisme qui devait marquer, d’une façon en quelque sorte irrémédiable, la réduction de l’horizon mental au domaine corporel considéré désormais comme la seule «réalité» et d’ailleurs dépouillé lui-même de tout ce qui ne pouvait pas être regardé comme simplement «matériel»; naturellement, l’élaboration de la notion même de «matière» par les physiciens devait jouer ici un rôle important.

On était dès lors entré proprement dans le «règne de la quantité»; la science profane, toujours mécaniste depuis Descartes, et devenue plus spécialement matérialiste à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, devait, dans ses théories successives, devenir de plus en plus exclusivement quantitative, en même temps que le matérialisme, s’insinuant dans la mentalité générale, arrivait à y déterminer cette attitude, indépendante de toute affirmation théorique, mais d’autant plus diffusée et passée finalement à l’état d’une sorte d’«instinct» que nous avons appelée le «matérialisme pratique», et cette attitude même devait être encore renforcée par les applications industrielles de la science quantitative qui avaient pour effet d’attacher de plus en plus complètement les hommes aux seules réalisations «matérielles».

L’homme «mécanisait» toutes choses, et finalement il en arrivait à se «mécaniser» lui-même, tombant peu à peu à l’état des fausses «unités» numériques perdues dans l’uniformité et l’indistinction de la «masse», c’est-à-dire en définitive dans la pure multiplicité; c’est bien là, assurément, le triomphe le plus complet qu’on puisse imaginer de la quantité sur la qualité.

Cependant, en même temps que se poursuivait ce travail de «matérialisation» et de «quantification» – qui du reste n’est pas encore achevé et ne peut même jamais l’être puisque la réduction totale à la quantité pure est irréalisable dans la manifestation – un autre travail, contraire en apparence seulement, avait déjà commencé, et cela, rappelons-le, dès l’apparition même du matérialisme proprement dit.

Cette seconde partie de l’action antitraditionnelle devait tendre, non plus à la «solidification», mais à la dissolution; mais bien loin de contrarier la première tendance, celle qui se caractérise par la réduction au quantitatif, elle devait l’aider lorsque le maximum de la «solidification» possible aurait été atteint, et que cette tendance, ayant dépassé son premier but en voulant aller jusqu’à ramener le continu au discontinu, serait devenue elle-même une tendance vers la dissolution.

Aussi est-ce à ce moment que ce second travail, qui d’abord ne s’était effectué, à titre de préparation, que d’une façon plus ou moins cachée et en tout cas dans des milieux restreints, devait apparaître au jour et prendre à son tour une portée de plus en plus générale, en même temps que la science quantitative elle-même devenait moins strictement matérialiste, au sens propre du mot, et finissait même par cesser de s’appuyer sur la notion de «matière», rendue de plus en plus inconsistante et «fuyante» par la suite même de ses élaborations théoriques.

C’est là l’état où nous en sommes présentement [Note de Loup K.: «présentement»: circa 1945]: le matérialisme ne fait plus que se survivre à lui-même, et il peut sans doute se survivre plus ou moins longtemps, surtout en tant que «matérialisme pratique»; mais en tout cas il a désormais cessé de jouer le rôle principal dans l’action antitraditionnelle.

Après avoir fermé le monde corporel aussi complètement que possible, il fallait, tout en ne permettant le rétablissement d’aucune communication avec les domaines supérieurs, le rouvrir par le bas, afin d’y faire pénétrer les forces dissolvantes et destructives du domaine subtil inférieur; c’est donc le «déchaînement» de ces forces, pourrait-on dire, et leur mise en oeuvre pour achever la déviation de notre monde et le mener effectivement vers la dissolution finale, qui constituent cette seconde partie ou cette seconde phase dont nous venons de parler.

On peut bien dire, en effet, qu’il y a là deux phases distinctes bien qu’elles aient été en partie simultanées car, dans le «plan» d’ensemble de la déviation moderne, elles se suivent logiquement et n’ont que successivement leur plein effet; du reste, dès que le matérialisme était constitué, la première était en quelque sorte virtuellement complète et n’avait plus qu’à se dérouler par le développement de ce qui était impliqué dans le matérialisme même; et c’est précisément alors que commença la préparation de la seconde, dont on n’a encore vu actuellement que les premiers effets, mais pourtant des effets déjà assez apparents pour permettre de prévoir ce qui s’ensuivra, et pour qu’on puisse dire, sans aucune exagération, que c’est ce second aspect de l’action antitraditionnelle qui, dès maintenant, passe véritablement au premier plan dans les desseins de ce que nous avons d’abord désigné collectivement comme l’«adversaire», et que nous pouvons, avec plus de précision, nommer la «contre-initiation».

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Chapitre XXIX  [29]

Déviation et subversion

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Nous avons considéré l’action antitraditionnelle, par laquelle a été en quelque sorte «fabriqué» le monde moderne, comme constituant dans son ensemble une oeuvre de déviation par rapport à l’état normal qui est celui de toutes les civilisations traditionnelles, quelles que soient d’ailleurs leurs formes particulières; cela est facile à comprendre et n’a pas besoin de plus amples commentaires.

D’autre part, il y a une distinction à faire entre déviation et subversion: la déviation est susceptible de degrés indéfiniment multiples, pourrait-on dire, de sorte qu’elle peut s’opérer peu à peu et comme insensiblement; nous en avons un exemple dans l’acheminement graduel de la mentalité moderne de l’«humanisme» et du rationalisme au mécanisme, puis au matérialisme, et aussi dans le processus suivant lequel la science profane a élaboré successivement des théories d’un caractère de plus en plus exclusivement quantitatif, ce qui permet de dire que toute cette déviation, depuis son début même, a constamment tendu à établir progressivement le «règne de la quantité».

Mais quand la déviation arrive à son terme extrême, elle aboutit à un véritable «renversement», c’est-à-dire à un état qui est diamétralement opposé à l’ordre normal, et c’est alors qu’on peut parler proprement de «subversion», suivant le sens étymologique de ce mot; bien entendu, cette «subversion» ne doit aucunement être confondue avec le «retournement» dont nous avons parlé à propos de l’instant final du cycle, et même elle en est exactement le contraire, puisque ce «retournement», venant précisément après la «subversion» et au moment même où celle-ci semble complète, est en réalité un «redressement» rétablissant l’ordre normal et restaurant l’«état primordial» qui en représente la perfection dans le domaine humain.

On pourrait dire que la subversion, ainsi entendue, n’est en somme que le dernier degré et l’aboutissement même de la déviation, ou encore, ce qui revient au même, que la déviation tout entière ne tend en définitive qu’à amener la subversion, et cela est vrai en effet; dans l’état présent des choses, bien qu’on ne puisse dire encore que la subversion soit complète, on en a déjà des signes très visibles dans tout ce qui présente le caractère de «contrefaçon» ou de «parodie» auquel nous avons plusieurs fois fait allusion, et sur lequel nous reviendrons plus amplement par la suite.

Pour le moment nous nous bornerons à faire remarquer, à cet égard, que ce caractère constitue, par lui-même, une marque très significative quant à l’origine réelle de ce qui en est affecté, et par conséquent, de la déviation moderne elle-même, dont il met bien en évidence la nature véritablement «satanique»; ce dernier mot, en effet, s’applique proprement à tout ce qui est négation et renversement de l’ordre, et c’est bien là, sans le moindre doute, ce dont nous pouvons constater les effets autour de nous; le monde moderne lui-même est-il en somme autre chose que la négation pure et simple de toute vérité traditionnelle?

Mais en même temps, cet esprit de négation est aussi, et en quelque sorte par nécessité, l’esprit de mensonge; il revêt tous les déguisements, et souvent les plus inattendus, pour ne pas être reconnu pour ce qu’il est, pour se faire même passer pour tout le contraire, et c’est justement en cela qu’apparaît la contrefaçon; c’est ici l’occasion de rappeler qu’on dit que «Satan est le singe de Dieu», et aussi qu’il «se transfigure en ange de lumière».

Au fond, cela revient à dire qu’il imite à sa façon, en l’altérant et en le faussant de manière à le faire toujours servir à ses fins, cela même à quoi il veut s’opposer: ainsi, il fera en sorte que le désordre prenne les apparences d’un faux ordre, il dissimulera la négation de tout principe sous l’affirmation de faux principes, et ainsi de suite.

Naturellement, tout cela ne peut jamais être, en réalité, que simulacre et même caricature, mais assez habilement présenté pour que l’immense majorité des hommes s’y laisse tromper; et comment s’en étonner quand on voit combien les supercheries, même grossières, réussissent facilement à en imposer à la foule, et combien, par contre, il est difficile d’arriver ensuite à détromper celle-ci? «Vulgus vult decipi» [Note de Loup K. : «Les masses (la plèbe, le vulgaire) veulent se faire tromper»], disaient déjà les anciens de l’époque «classique»; et il s’est sans doute toujours trouvé, bien qu’ils n’aient jamais été aussi nombreux que de nos jours, des gens disposés à ajouter: «ergo decipiatur»! [Note de Loup K. : «Alors, trompons-les!».]

[Note Loup K.: «Vulgus vult decipi, ergo decipiatur» («Les masses veulent qu’on les trompe, alors trompons-les» est probablement l’un des proverbes les plus cruels que je connaisse dans sa conclusion («alors, trompons-les»). Quant à la première partie du proverbe, elle est malheureusement trop souvent vraie. Quiconque a fréquenté un tant soit peu les coulisses de la politique, des zones où du pouvoir s’exerce, même les massmédias, sait que le proverbe en entier, son esprit du moins, y est souvent sciemment invoqué sous une forme ou une autre, ou carrément appliqué. En fait, il me semble qu’avec le temps, le vieux proverbe latin se soit «intériorisé» et qu’il fait aujourd’hui partie du comportement mécanique, entre autres, des agents de pouvoir.]

Pourtant, comme qui dit contrefaçon dit par là même parodie, car ce sont là presque des synonymes, il y a invariablement, dans toutes les choses de ce genre, un élément grotesque qui peut être plus ou moins apparent mais qui, en tout cas, ne devrait pas échapper à des observateurs tant soit peu perspicaces, si toutefois les «suggestions» qu’ils subissent inconsciemment n’abolissaient à cet égard leur perspicacité naturelle.

C’est là le côté par lequel le mensonge, si habile qu’il soit, ne peut faire autrement que de se trahir; et bien entendu, cela aussi est une «marque» d’origine, inséparable de la contrefaçon elle-même, et qui doit normalement permettre de la reconnaître comme telle.

Si l’on voulait citer ici des exemples pris parmi les manifestations diverses de l’esprit moderne, on n’aurait assurément que l’embarras du choix, depuis les pseudo-rites «civiques» et «laïques» qui ont pris tant d’extension partout en ces dernières années, et qui visent à fournir à la «masse» un substitut purement humain des vrais rites religieux, jusqu’aux extravagances d’un soi-disant «naturisme» qui, en dépit de son nom, n’est pas moins artificiel, pour ne pas dire «antinaturel», que les inutiles complications de l’existence contre lesquelles il a la prétention de réagir par une dérisoire comédie dont le véritable propos est d’ailleurs de faire croire que l’«état de nature» se confond avec l’animalité; et il n’est pas jusqu’au simple repos de l’être humain qui n’ait fini par être menacé de dénaturation par l’idée contradictoire en elle-même, mais très conforme à l’«égalitarisme» démocratique, d’une «organisation des loisirs»!

[note de René Guénon en bas de page:  Il y a lieu d’ajouter que cette «organisation des loisirs» fait partie intégrante des efforts faits, comme nous l’avons signalé plus haut, pour obliger les hommes à vivre «en commun» le plus possible.]

Nous ne mentionnons ici, avec intention, que des faits qui sont connus de tout le monde, qui appartiennent incontestablement à ce qu’on peut appeler le «domaine public», et que chacun peut donc constater sans peine; n’est-il pas incroyable que ceux qui en sentent, nous ne dirons pas le danger, mais simplement le ridicule, soient si rares qu’ils représentent de véritables exceptions?

«Pseudo-religion», devrait-on dire à ce propos, «pseudo-nature», «pseudo-repos», et ainsi pour tant d’autres choses; si l’on voulait parler toujours strictement selon la vérité, il faudrait placer constamment ce mot «pseudo» devant la désignation de tous les produits spécifiques du monde moderne, y compris la science profane qui n’est elle-même qu’une «pseudo-science» ou un simulacre de connaissance, pour indiquer ce que tout cela est en réalité: des falsifications et rien d’autre, et des falsifications dont le but n’est que trop évident pour ceux qui sont encore capables de réfléchir.

Cela dit, revenons à des considérations d’un ordre plus général: qu’est-ce qui rend cette contrefaçon possible, et même d’autant plus possible et d’autant plus parfaite en son genre, s’il est permis de s’exprimer ainsi en un pareil cas, qu’on avance davantage dans la marche descendante du cycle?

La raison profonde en est dans le rapport d’analogie inverse qui existe, ainsi que nous l’avons expliqué, entre le point le plus haut et le point le plus bas; c’est là ce qui permet notamment de réaliser, dans une mesure correspondant à celle où l’on s’approche du domaine de la quantité pure, ces sortes de contrefaçons de l’unité principielle qui se manifestent dans l’«uniformité» et la «simplicité» vers lesquelles tend l’esprit moderne, et qui sont comme l’expression la plus complète de son effort de réduction de toutes choses au point de vue quantitatif.

C’est peut-être là ce qui montre le mieux que la déviation n’a pour ainsi dire qu’à se dérouler et à se poursuivre jusqu’au bout pour mener finalement à la subversion proprement dite car, quand ce qu’il y a de plus inférieur (puisqu’il s’agit là de ce qui est même inférieur à toute existence possible) cherche ainsi à imiter et à contrefaire les principes supérieurs et transcendants, c’est bien de subversion qu’il y a lieu de parler effectivement.

Cependant, il convient de rappeler que par la nature même des choses, la tendance vers la quantité pure ne peut jamais arriver à produire son plein effet; pour que la subversion puisse être complète en fait, il faut donc que quelque chose d’autre intervienne, et nous pourrions en somme répéter à ce propos, en nous plaçant seulement à un point de vue quelque peu différent, ce que nous avons dit précédemment au sujet de la dissolution; dans les deux cas, d’ailleurs, il est évident qu’il s’agit également de ce qui se rapporte au terme final de la manifestation cyclique; et c’est précisément pourquoi le «redressement» de l’instant ultime doit apparaître, de la façon la plus exacte, comme un renversement de toutes choses par rapport à l’état de subversion dans lequel elles se trouvaient immédiatement avant cet instant même.

En tenant compte de la dernière remarque que nous venons de faire, on pourrait encore dire ceci: la première des deux phases que nous avons distinguées dans l’action antitraditionnelle représente simplement une oeuvre de déviation, dont l’aboutissement propre est le matérialisme le plus complet et le plus grossier; quant à la seconde phase, elle pourrait être caractérisée plus spécialement comme une oeuvre de subversion (car c’est bien là ce à quoi elle tend plus directement), devant aboutir à la constitution de ce que nous avons déià appelé une «spiritualité à rebours», ainsi que la suite le montrera encore plus clairement.

Les forces subtiles inférieures auxquelles il est fait appel dans cette seconde phase peuvent vraiment être qualifiées de forces «subversives» à tous les points de vue; et nous avons pu aussi appliquer plus haut le mot de «subversion» à l’utilisation «à rebours» de ce qui reste des anciennes traditions que l’«esprit» a abandonnées; du reste, c’est bien toujours de cas similaires qu’il s’agit en tout cela, car ces vestiges corrompus, dans de telles conditions, tombent nécessairement eux-mêmes dans les régions inférieures du domaine subtil.

Nous allons donner un autre exemple particulièrement net de l’oeuvre de subversion, qui est le renversement intentionnel du sens légitime et normal des symboles traditionnels; ce sera d’ailleurs, en même temps, une occasion pour nous expliquer plus complètement sur la question du double sens que les symboles contiennent généralement en eux-mêmes, et sur lequel nous avons eu assez souvent à nous appuyer au cours du présent exposé pour qu’il ne soit pas hors de propos de donner là-dessus un peu plus de précisions.

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Chapitre XXX  [30]

Le renversement des symboles

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On s’étonne parfois qu’un même symbole puisse être pris en deux sens qui, apparemment tout au moins, sont directement opposés l’un à l’autre; il ne s’agit pas simplement en cela, bien entendu, de la multiplicité des sens que, d’une façon générale, peut présenter tout symbole suivant le point de vue ou le niveau auquel on l’envisage, et qui fait d’ailleurs que le symbolisme ne peut jamais être «systématisé» en aucune façon, mais plus spécialement, de deux aspects qui sont liés entre eux par un certain rapport de corrélation, prenant la forme d’une opposition, de telle sorte que l’un d’eux soit pour ainsi dire l’inverse ou le «négatif» de l’autre.

Pour le comprendre, il faut partir de la considération de la dualité comme présupposée par toute manifestation et, par suite, comme la conditionnant dans tous ses modes, où elle doit toujours se retrouver sous une forme ou sous une autre;

[note de René Guénon en bas de page:   Comme il est des erreurs de langage qui se produisent assez fréquemment et qui ne sont pas sans avoir de graves inconvénients, il n’est pas inutile de préciser que «dualité» et «dualisme» sont deux choses tout à fait différentes: le dualisme (dont la conception cartésienne de l’«esprit» et de la «matière» est un des exemples les plus connus) consiste proprement à considérer une dualité comme irréductible et à ne rien envisager au delà, ce qui implique la négation du principe commun dont, en réalité, les deux termes de cette dualité procèdent par «polarisation». ]

il est vrai que cette dualité est proprement un complémentarisme, et non pas une opposition; mais deux termes qui sont en réalité complémentaires peuvent aussi, à un point de vue plus extérieur et plus contingent, apparaître comme opposés.

[note de René Guénon en bas de page:   Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. VII. ]

Toute opposition n’existe comme telle qu’à un certain niveau, car il n’en peut être aucune qui soit irréductible; à un niveau plus élevé, elle se résout en un complémentarisme, dans lequel ses deux termes se trouvent déjà conciliés et harmonisés, avant de rentrer finalement dans l’unité du principe commun dont ils procèdent l’un et l’autre. On pourrait donc dire que le point de vue du complémentarisme est, en un certain sens, intermédiaire entre celui de l’opposition et celui de l’unification; et chacun de ces points de vue a sa raison d’être et sa valeur propre dans l’ordre auquel il s’applique, bien que, évidemment, ils ne se situent pas au même degré de réalité; ce qui importe est donc de savoir mettre chaque aspect à sa place hiérarchique, et de ne pas prétendre le transporter dans un domaine où il n’aurait plus aucune signification acceptable.

Dans ces conditions, on peut comprendre que le fait d’envisager dans un symbole deux aspects contraires n’a, en lui-même, rien que de parfaitement légitime, et que d’ailleurs la considération d’un de ces aspects n’exclut nullement celle de l’autre, puisque chacun d’eux est également vrai sous un certain rapport, et que même, du fait de leur corrélation, leur existence est en quelque sorte solidaire. C’est donc une erreur, assez fréquente du reste, de penser que la considération respective de l’un et de l’autre de ces aspects doit être rapportée à des doctrines ou à des écoles se trouvant elles-mêmes en opposition;

[note de René Guénon en bas de page:   Nous avons eu à relever notamment une erreur de ce genre au sujet de la figuration du swastika avec les branches dirigées de façon à indiquer deux sens de rotation opposés (Le Symbolisme de la Croix, ch. X). ]

ici, tout dépend seulement de la prédominance qui peut être attribuée à l’un par rapport à l’autre, ou parfois aussi de l’intention suivant laquelle le symbole peut être employé, par exemple, comme élément intervenant dans certains rites, ou encore comme moyen de reconnaissance pour les membres de certaines organisations; mais c’est là un point sur lequel nous allons avoir à revenir.

Ce qui montre bien que les deux aspects ne s’excluent point et sont susceptibles d’être envisagés simultanément, c’est qu’ils peuvent se trouver réunis dans une même figuration symbolique complexe; à cet égard, il convient de remarquer, bien que nous ne puissions songer à développer ceci complètement, qu’une dualité, qui pourra être opposition ou complémentarisme suivant le point de vue auquel on se placera, peut, quant à la situation de ses termes l’un par rapport à l’autre, se disposer dans un sens vertical ou dans un sens horizontal; ceci résulte immédiatement du schéma crucial du quaternaire qui peut se décomposer en deux dualités, l’une verticale et l’autre horizontale. La dualité verticale peut être rapportée aux deux extrémités d’un axe, ou aux deux directions contraires suivant lesquelles cet axe peut être parcouru; la dualité horizontale est celle de deux éléments qui se situent symétriquement de part et d’autre de ce même axe.

On peut donner comme exemple du premier cas les deux triangles du sceau de Salomon (et aussi tous les autres symboles de l’analogie qui se disposent suivant un schéma géométrique similaire), et comme exemple du second les deux serpents du caducée; et l’on remarquera que c’est seulement dans la dualité verticale que les deux termes se distinguent nettement l’un de l’autre par leur position inverse, tandis que, dans la dualité horizontale, ils peuvent paraître tout à fait semblables ou équivalents quand on les envisage séparément, alors que pourtant leur signification n’est pas moins réellement contraire dans ce cas que dans l’autre.

On peut dire encore que, dans l’ordre spatial, la dualité verticale est celle du haut et du bas, et la dualité horizontale celle de la droite et de la gauche; cette observation semblera peut-être trop évidente, mais elle n’en a pas moins son importance parce que, symboliquement (et ceci nous ramène à la valeur proprement qualitative des directions de l’espace), ces deux couples de termes sont eux-mêmes susceptibles d’applications multiples dont il ne serait pas difficile de découvrir des traces jusque dans le langage courant, ce qui indique bien qu’il s’agit là de choses d’une portée très générale.

Tout cela étant posé en principe, on pourra sans peine en déduire certaines conséquences concernant ce qu’on pourrait appeler l’usage pratique des symboles; mais à cet égard il faut faire intervenir tout d’abord une considération d’un caractère plus particulier, celle du cas où les deux aspects contraires sont pris respectivement comme «bénéfique» et comme «maléfique». Nous devons dire que nous employons ces deux expressions faute de mieux, comme nous l’avons déjà fait précédemment; en effet, elles ont l’inconvénient de pouvoir faire supposer qu’il y a là quelque interprétation plus ou moins «morale», alors qu’en réalité il n’en est rien, et qu’elles doivent être entendues ici en un sens purement «technique».

De plus, il doit être bien compris aussi que la qualité «bénéfique» ou «maléfique» ne s’attache pas d’une façon absolue à l’un des deux aspects, puisqu’elle ne convient proprement qu’à une application spéciale, à laquelle il serait impossible de réduire indistinctement toute opposition quelle qu’elle soit, et qu’en tout cas elle disparaît nécessairement quand on passe du point de vue de l’opposition à celui du complémentarisme, auquel une telle considération est totalement étrangère.

Dans ces limites, et en tenant compte de ces réserves, c’est là un point de vue qui a normalement sa place parmi les autres; mais c’est aussi de ce point de vue même, ou plutôt des abus auxquels il donne lieu, que peut résulter, dans l’interprétation et l’usage du symbolisme, la subversion dont nous voulons parler plus spécialement ici, subversion constituant une des «marques» caractéristiques de ce qui, consciemment ou non, relève du domaine de la « contre-initiation » ou se trouve plus ou moins directement soumis à son influence.

Cette subversion peut consister, soit à attribuer à l’aspect «maléfique», tout en le reconnaissant cependant comme tel, la place qui doit normalement revenir à l’aspect «bénéfique», voire même une sorte de suprématie sur celui-ci, soit à interpréter les symboles au rebours de leur sens légitime, en considérant comme «bénéfique» l’aspect qui est en réalité «maléfique», et inversement.

Il faut d’ailleurs remarquer que, d’après ce que nous avons dit tout à l’heure, une telle subversion peut ne pas apparaître visiblement dans la représentation des symboles, puisqu’il en est pour lesquels les deux aspects opposés ne sont pas marqués par une différence extérieure, reconnaissable à première vue: ainsi, dans les figurations qui se rapportent à ce qu’on a coutume d’appeler, très improprement d’ailleurs, le «culte du serpent», il serait souvent impossible, du moins à ne considérer que le serpent lui-même, de dire a priori s’il s’agit de l’Agathodaimôn ou du Kakodaimôn, de là de nombreuses méprises, surtout de la part de ceux qui, ignorant cette double signification, sont tentés de n’y voir partout et toujours qu’un symbole «maléfique», ce qui est, depuis assez longtemps déjà, le cas de la généralité des Occidentaux;

[note de René Guénon en bas de page:   C’est pour cette raison que le dragon extrême-oriental lui-même, qui est en réalité un symbole du Verbe, a été souvent interprété comme un symbole «diabolique» par l’ignorance occidentale. ]

et ce que nous disons ici du serpent pourrait s’appliquer pareillement à beaucoup d’autres animaux symboliques pour lesquels on a pris communément l’habitude, quelles qu’en soient d’ailleurs les raisons, de ne plus envisager qu’un seul des deux aspects opposés qu’ils possèdent en réalité.

Pour les symboles qui sont susceptibles de prendre deux positions inverses, et spécialement pour ceux qui se réduisent à des formes géométriques, il peut sembler que la différence doive apparaître beaucoup plus nettement; et pourtant, en fait, il n’en est pas toujours ainsi, puisque les deux positions du même symbole sont susceptibles d’avoir l’une et l’autre une signification légitime, et que d’ailleurs leur relation n’est pas forcément celle du «bénéfique» et du «maléfique», qui n’est, redisons-le encore, qu’une simple application particulière parmi toutes les autres. Ce qu’il importe de savoir en pareil cas, c’est s’il y a réellement une volonté de «renversement», pourrait-on dire, en contradiction formelle avec la valeur légitime et normale du symbole; c’est pourquoi, par exemple, l’emploi du triangle inversé est bien loin d’être toujours un signe de «magie noire» comme certains le croient,

[note de René Guénon en bas de page:  Nous en avons vu aller jusqu’à interpréter ainsi les triangles inversés qui figurent dans les symboles alchimiques des éléments! ]

quoiqu’il le soit effectivement dans certains cas, ceux où il s’y attache une intention de prendre le contre-pied de ce que représente le triangle dont le sommet est tourné vers le haut; et notons-le incidemment, un tel «renversement» intentionnel s’exerce aussi sur des mots ou des formules de façon à former des sortes de mantras à rebours comme on peut le constater dans certaines pratiques de sorcellerie, même dans la simple «sorcellerie des campagnes» telle qu’elle existe encore en Occident.

On voit donc que la question du renversement des symboles est assez complexe, et nous dirions volontiers assez subtile, car ce qu’il faut examiner pour savoir à quoi on a véritablement affaire dans tel ou tel cas, ce sont moins les figurations, prises dans ce qu’on pourrait appeler leur «matérialité», que les interprétations dont elles s’accompagnent et par lesquelles s’explique l’intention qui a présidé à leur adoption.

Bien plus, la subversion la plus habile et la plus dangereuse est certainement celle qui ne se trahit pas par des singularités trop manifestes et que n’importe qui peut facilement apercevoir, mais qui déforme le sens des symboles ou renverse leur valeur sans rien changer à leurs apparences extérieures.

Mais la ruse la plus diabolique de toutes est peut-être celle qui consiste à faire attribuer au symbolisme orthodoxe lui-même, tel qu’il existe dans les organisations véritablement traditionnelles, et plus particulièrement dans les organisations initiatiques, qui sont surtout visées en pareil cas, l’interprétation à rebours qui est proprement le fait de la «contre-initiation»; et celle-ci ne se prive pas d’user de ce moyen pour provoquer les confusions et les équivoques dont elle a quelque profit à tirer.

C’est là, au fond, tout le secret de certaines campagnes, encore bien significatives quant au caractère de l’époque contemporaine, menées, soit contre l’ésotérisme en général, soit contre telle ou telle forme initiatique en particulier, avec l’aide inconsciente de gens dont la plupart seraient fort étonnés, et même épouvantés, s’ils pouvaient se rendre compte de ce pour quoi on les utilise; il arrive malheureusement parfois que ceux qui croient combattre le diable, quelque idée qu’ils s’en fassent d’ailleurs, se trouvent ainsi tout simplement, sans s’en douter le moins du monde, transformés en ses meilleurs serviteurs!

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Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps – suite – chapitres XXXI  à XL  [31 à 40].

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