Chapitres XI à XX [11 à 20] – Règne de la Quantité.

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

Chapitres XI  à XX  [11 à 20].

René Guénon

1945

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[La notation «Note de Loup K.», quand elle apparaît, signifie qu’elle n’est pas de René Guénon, elle est du transcripteur, Loup Kibiloki. Je ne cherche pas à imposer ces notes. Le lecteur peut facilement les ignorer s’il le désire. Elles sont simplement l’équivalent de ces notes qu’on prend souvent en marge, au bas, ou au haut des pages quand on lit un livre, ou dans un carnet de notes. Il est vrai que le médium électronique permet des notes plus substantielles et plus longues que le «support papier» d’un  livre, ici les marges sont vastes … ]

[La notation «note de René Guénon en bas de page», quand elle apparaît, désigne simplement les notes de René Guénon telles qu’elles apparaissent au bas des pages de son ouvrage; ces notes font partie de l’oeuvre originale. Là où de telles «notes en bas de page» apparaissent ici, elles apparaissent entre [ ] à l’endroit exact où elles sont indiquées par un chiffre dans le texte courant. ]

Par ailleurs, sans jamais modifier le texte – ni le sens, évidemment – j’ai subdivisé les très longs paragraphes qu’affectionnait René Guénon en paragraphes plus courts pour faciliter la lecture, surtout à l’écran. J’ai aussi, à l’occasion, «allégé» la ponctuation. Encore une fois, le texte original demeure absolument intact dans son intégralité, ainsi que le sens des phrases, évidemment – ça va de soi.

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Chapitre XI  [11]

Unité et «simplicité»

Le besoin de simplification, en ce qu’il a d’illégitime et d’abusif est, venons-nous de dire, un trait distinctif de la mentalité moderne.

C’est en vertu de ce besoin, appliqué au domaine scientifique, que certains philosophes ont été jusqu’à poser, comme une sorte de «pseudo-principe» logique, l’affirmation que «la nature agit toujours par les voies les plus simples ».

Ce n’est là qu’un postulat tout gratuit, car on ne voit pas ce qui pourrait obliger la nature à agir effectivement ainsi et non autrement; bien d’autres conditions que celle de la simplicité peuvent intervenir dans ses opérations et l’emporter sur celle-là, de façon à la déterminer à agir par des voies qui, à notre point de vue du moins, apparaîtront souvent comme fort compliquées.

À la vérité, ce «pseudo-principe» n’est rien de plus qu’un voeu exprimé par une sorte de «paresse mentale»: on souhaite que les choses soient aussi simples que possible parce que, si elles l’étaient en effet, elles seraient par là même d’autant plus faciles à comprendre; et d’ailleurs, cela s’accorde bien avec la conception toute moderne et profane d’une science qui doit être «à la portée de tout le monde», ce qui n’est manifestement possible que si elle est simple jusqu’à en être «enfantine», et si toute considération d’ordre supérieur ou réellement profond en est rigoureusement exclue.

Déjà, un peu avant le début des temps modernes proprement dits, on trouve comme une première trace de cet état d’esprit exprimée par l’adage scolastique: «entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem»;

[note de René Guénon en bas de page:  Cet adage, comme celui suivant lequel «nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu», première formulation de ce qui devait s’appeler plus tard le «sensualisme», est de ceux qu’on ne peut rapporter à aucun auteur défini, et il est vraisemblable qu’ils n’appartiennent qu’à la période de décadence de la scolastique, c’est-à-dire à une époque qui, en fait et malgré la «chronologie» courante, est moins la fin du moyen âge que le début même des temps modernes si, comme nous l’avons expliqué ailleurs, il faut faire remonter ce début jusqu’au XIVe siècle.]

s’il ne s’agit que de «spéculations» tout hypothétiques, nous le voulons bien, mais alors cela ne présente aucun intérêt; ou du moins, ce n’est que dans le seul domaine des mathématiques pures que l’homme peut valablement se borner à opérer sur des constructions mentales sans avoir à les comparer à quoi que ce soit d’autre, et s’il peut alors «simplifier» à son gré, c’est parce qu’il n’a affaire qu’à la quantité, dont les combinaisons, en tant qu’on la suppose réduite à elle-même, ne sont point comprises dans l’ordre effectif de la manifestation.

Par contre, dès qu’on a à tenir compte de certaines constatations de fait, il en va tout autrement et l’on est bien forcé de reconnaître que souvent la «nature» elle-même semble vraiment s’ingénier à multiplier les êtres praeter necessitatem; quelle satisfaction logique l’homme peut-il bien éprouver, par exemple, à constater la multitude et la variété prodigieuses des espèces animales et végétales dont les représentants vivent autour de lui? Assurément, cela est fort loin de la simplicité postulée par les philosophes qui voudraient plier la réalité à la commodité de leur propre compréhension et de celle de la «moyenne» de leurs semblables; et s’il en est ainsi dans le monde corporel, qui n’est pourtant qu’un domaine d’existence très limité, combien, à plus forte raison, ne doit-il pas en être de même dans les autres mondes, et cela, pourrait-on dire, dans des proportions encore indéfiniment agrandies?

[note de René Guénon en bas de page:  On pourrait opposer à cet égard, à l’adage scolastique de la décadence, les conceptions de saint Thomas d’Aquin lui-même sur le monde angélique, «ubi omne individuum est species infima», c’est-à-dire que les différences entre les anges ne sont pas I’analogue des «différences individuelles» dans notre monde (le terme individuum lui-même est donc impropre ici en réalité, et il s’agit effectivement d’états supra-individuels), mais celui des «différences spécifiques»; la raison véritable en est que chaque ange représente en quelque sorte l’expression d’un attribut divin, comme on le voit d’ailleurs clairement par la constitution des noms dans l’angélologie hébraïque. ]

D’ailleurs, pour couper court à toute discussion là-dessus, il suffit de rappeler que, comme nous l’avons expliqué ailleurs, tout ce qui est possible est par là même réel dans son ordre et selon son mode propre et que, la possibilité universelle étant nécessairement infinie, il y a place en elle pour tout ce qui n’est pas une impossibilité pure et simple; mais précisément, n’est-ce pas encore le même besoin de simplification abusive qui pousse les philosophes, pour constituer leurs «systèmes», à vouloir toujours limiter d’une façon ou d’une autre la possibilité universelle?

[note de René Guénon en bas de page:  C’est pourquoi Leibnitz disait que «tout système est vrai en ce qu’il affirme et faux en ce qu’il nie», c’est-à-dire qu’il contient une part de vérité proportionnelle à ce qu’il admet de réalité positive, et une part d’erreur correspondant à ce qu’il exclut de cette même réalité; mais il convient d’ajouter que c’est justement le côté négatif ou limitatif qui constitue proprement le «système» comme tel.]

Ce qui est particulièrement curieux, c’est que la tendance à la simplicité ainsi entendue, aussi bien que la tendance à l’uniformité qui lui est en quelque sorte parallèle, est prise, par ceux qui en sont affectés, pour un effort d’«unification»; mais c’est là proprement une «unification» à rebours comme tout ce qui est dirigé vers le domaine de la quantité pure ou vers le pôle substantiel et inférieur de l’existence, et nous retrouvons encore ici cette sorte de caricature de l’unité que nous avons eue déjà à envisager à d’autres points de vue.

Si l’unité véritable peut aussi être dite «simple», c’est en un sens tout différent de celui-là, et seulement en ce qu’elle est essentiellement indivisible, ce qui exclut nécessairement toute «composition» et implique qu’elle ne saurait aucunement être conçue comme formée de parties quelconques; il y a d’ailleurs aussi comme une parodie de cette indivisibilité dans celle que certains philosophes et physiciens attribuent à leurs «atomes» sans s’apercevoir qu’elle est incompatible avec la nature corporelle car l’étendue étant indéfiniment divisible, un corps, qui est quelque chose d’étendu par définition même, est forcément toujours composé de parties, et si petit qu’il soit ou qu’on veuille le supposer, cela n’y change rien, de sorte que la notion de corpuscules indivisibles est contradictoire en elle-même; mais, évidemment, une telle notion s’accorde bien avec la recherche d’une simplicité poussée si loin qu’elle ne peut plus correspondre à la moindre réalité.

D’autre part, si l’unité principielle est absolument indivisible, elle n’en est pas moins, pourrait-on dire, d’une extrême complexité, puisqu’elle contient «éminemment» tout ce qui, en descendant pour ainsi dire aux degrés inférieurs, constitue l’essence ou le côté qualitatif des êtres manifestés; il suffit de se reporter à ce que nous avons expliqué plus haut sur le véritable sens où doit être entendue l’«extinction du moi» pour comprendre que c’est là que toute qualité «transformée» se trouve dans sa plénitude, et que la distinction, affranchie de toute limitation «séparative», y est véritablement portée à son suprême degré.

Dès qu’on entre dans l’existence manifestée, la limitation apparaît sous la forme des conditions mêmes qui déterminent chaque état ou chaque mode de manifestation; quand on descend à des niveaux de plus en plus bas de cette existence, la limitation devient de plus en plus étroite, et les possibilités inhérentes à la nature des êtres sont de plus en plus restreintes, ce qui revient à dire que l’essence de ces êtres va en se simplifiant dans la même mesure; et cette simplification se poursuit ainsi graduellement jusqu’au-dessous de l’existence même, c’est-à-dire jusqu’au domaine de la quantité pure, où elle est finalement portée à son maximum par la suppression complète de toute détermination qualitative.

On voit par là que la simplification suit strictement la marche descendante qui, dans le langage actuel inspiré du «dualisme» cartésien, serait décrite comme allant de l’«esprit» vers la «matière»; si inadéquats que soient ces deux termes comme substituts de ceux d’«essence» et de «substance», il n’est peut-être pas inutile de les employer ici pour nous faire mieux comprendre.

En effet, il n’en est que plus extraordinaire qu’on veuille appliquer cette simplification à ce qui se rapporte au domaine «spirituel» lui-même, ou du moins à ce qu’on est encore capable d’en concevoir, en l’étendant aux conceptions religieuses tout aussi bien qu’aux conceptions philosophiques et scientifiques; l’exemple le plus typique est ici celui du Protestantisme où cette simplification se traduit à la fois par la suppression presque complète des rites et par la prédominance accordée à la morale sur la doctrine, cette dernière étant, elle aussi, de plus en plus simplifiée et amoindrie jusqu’à ce qu’elle se réduise à presque rien, à quelques formules rudimentaires que chacun peut entendre comme bon lui semble; et le Protestantisme, sous ses formes multiples, est d’ailleurs la seule production religieuse de l’esprit moderne, alors que celui-ci n’en était pas encore arrivé à rejeter toute religion, mais que pourtant il s’y acheminait déjà en vertu des tendances antitraditionnelles qui lui sont inhérentes et qui même le constituent proprement.

À la limite de cette «évolution», comme on dirait aujourd’hui, la religion est remplacée par la «religiosité», c’est-à-dire par une vague sentimentalité sans aucune portée réelle; c’est là ce qu’on se plaît à considérer comme un «progrès», et ce qui montre bien comment, pour la mentalité moderne, tous les rapports normaux sont renversés, c’est qu’on veut y voir une «spiritualisation» de la religion, comme si l’«esprit» n’était qu’un cadre vide ou un «idéal» aussi nébuleux qu’insignifiant; c’est ce que certains de nos contemporains appellent encore une «religion épurée», et elle l’est en effet tellement qu’elle se trouve vidée de tout contenu positif et n’a plus le moindre rapport avec une réalité quelconque!

Ce qui mérite encore d’être noté, c’est que tous les soi-disant «réformateurs» affichent constamment la prétention de revenir à une «simplicité primitive» qui n’a sans doute jamais existé que dans leur imagination; ce n’est peut-être là qu’un moyen assez commode de dissimuler le véritable caractère de leurs innovations, mais ce peut être aussi, bien souvent, une illusion dont ils sont eux-mêmes les jouets car il est fort difficile de déterminer jusqu’à quel point les promoteurs apparents de l’esprit antitraditionnel sont réellement conscients du rôle qu’ils jouent, ce rôle même supposant forcément chez eux une mentalité faussée; au surplus, on ne voit pas comment la prétention dont il s’agit peut se concilier avec l’idée d’un «progrès» dont ils se vantent généralement en même temps d’être les agents, et cette seule contradiction suffit à indiquer qu’il y a là quelque chose de vraiment anormal.

Quoi qu’il en soit, et pour nous en tenir à l’idée même de la «simplicité primitive», on ne comprend pas du tout pourquoi les choses devraient toujours commencer par être simples et aller ensuite en se compliquant; au contraire, si l’on réfléchit que le germe d’un être quelconque doit nécessairement contenir la virtualité de tout ce que cet être sera par la suite, c’est-à-dire que toutes les possibilités qui se développeront au cours de son existence y sont déjà incluses, on est amené à penser que l’origine de toutes choses doit en réalité être extrêmement complexe et c’est là, précisément, la complexité qualitative de l’essence; le germe n’est petit que sous le rapport de la quantité ou de la substance, et en transposant symboliquement l’idée de «grandeur», on peut dire que, en raison de l’analogie inverse, ce qui est le plus petit en quantité doit être le plus grand en qualité.

[note de René Guénon en bas de page:  Nous rappellerons ici la parabole évangélique du «grain de sénevé» et les textes similaires des Upanishads que nous avons cités ailleurs (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III); et nous ajouterons encore, à ce propos, que le Messie lui-même est appelé «germe» dans un assez grand nombre de passages bibliques. ]

Semblablement, toute tradition contient dès son origine la doctrine tout entière, comprenant en principe la totalité des développements et des adaptations qui pourront en procéder légitimement dans la suite des temps, ainsi que celle des applications auxquelles elle peut donner lieu dans tous les domaines; aussi les interventions purement humaines ne peuvent-elles que la restreindre et l’amoindrir, sinon la dénaturer tout à fait et c’est bien là, en effet, ce en quoi consiste réellement l’oeuvre de tous les «réformateurs».

Ce qui est encore singulier, c’est que les «modernistes» de tout genre (et ici nous n’entendons pas parler seulement de ceux de l’Occident, mais aussi de ceux de l’Orient, qui ne sont d’ailleurs que des «occidentalisés»), en vantant la simplicité doctrinale comme un «progrès» dans l’ordre religieux, parlent souvent comme si la religion devait être faite pour des sots, ou tout au moins comme s’ils supposaient que ceux à qui ils s’adressent doivent forcément être des sots; croit-on, en effet, que c’est en affirmant à tort ou à raison qu’une doctrine est simple qu’on donnera à un homme tant soit peu intelligent une raison valable de l’adopter?

Ce n’est là, au fond, qu’une manifestation de l’idée «démocratique» en vertu de laquelle, comme nous le disions plus haut, on veut aussi mettre la science «à la portée de tout le monde»; et il est à peine besoin de faire remarquer que ces mêmes «modernistes» sont aussi toujours, et par une conséquence nécessaire de leur attitude, les adversaires déclarés de tout ésotérisme; il va de soi que l’ésotérisme, qui par définition ne s’adresse qu’à l’élite, n’a pas à être simple, de sorte que sa négation se présente comme la première étape obligée de toute tentative de simplification.

Quant à la religion proprement dite, ou plus généralement à la partie extérieure de toute tradition, elle doit assurément être telle que chacun puisse en comprendre quelque chose, suivant la mesure de ses capacités, et c’est en ce sens qu’elle s’adresse à tous; mais ce n’est pas à dire pour cela qu’elle doive se réduire à ce minimum que le plus ignorant (nous ne l’entendons pas sous le rapport de l’instruction profane, qui n’importe aucunement ici) ou le moins intelligent peut en saisir; bien au contraire, il doit y avoir en elle quelque chose qui soit pour ainsi dire au niveau des possibilités de tous les individus, si élevées qu’elles soient, et ce n’est d’ailleurs que par là qu’elle peut fournir un «support» approprié à l’aspect intérieur qui, dans toute tradition non mutilée, en est le complément nécessaire, et qui relève de l’ordre proprement initiatique.

Mais les «modernistes», rejetant précisément l’ésotérisme et l’initiation, nient par là même que les doctrines religieuses portent en elles-mêmes aucune signification profonde; et ainsi, tout en prétendant «spiritualiser» la religion, ils tombent au contraire dans le «littéralisme» le plus étroit et le plus grossier, dans celui dont l’esprit est le plus complètement absent, montrant ainsi, par un exemple frappant, qu’il n’est souvent que trop vrai que, comme le disait Pascal, «qui veut faire l’ange fait la bête»!

Nous n’en avons pourtant pas encore tout à fait fini avec la «simplicité primitive», car il y a tout au moins un sens où cette expression pourrait trouver réellement à s’appliquer: c’est celui où il s’agit de l’indistinction du «chaos», qui est bien «primitif» d’une certaine façon, puisqu’il est aussi «au commencement»; mais il n’y est pas seul, puisque toute manifestation présuppose nécessairement, à la fois et corrélativement, l’essence et la substance, et que «chaos» en représente seulement la base substantielle.

Si c’était là ce que veulent entendre les partisans de la «simplicité primitive», nous ne nous y opposerions certes pas, car c’est bien à cette indistinction qu’aboutirait finalement la tendance à la simplification si elle pouvait se réaliser jusqu’à ses dernières conséquences; mais encore faut-il remarquer que cette simplicité ultime, étant au-dessous de la manifestation et non en elle, ne correspondrait nullement à un véritable «retour à l’origine». À ce sujet, et pour résoudre une apparente antinomie, il est nécessaire de faire une distinction nette entre les deux points de vue qui se rapportent respectivement aux deux pôles de l’existence: si l’on dit que le monde a été formé à partir du «chaos», c’est qu’on l’envisage uniquement au point de vue substantiel, et alors il faut d’ailleurs considérer ce commencement comme intemporel car, évidemment, le temps n’existe pas dans le «chaos», mais seulement dans le «cosmos».

Si donc on veut se référer à l’ordre de développement de la manifestation qui, dans le domaine de l’existence corporelle et du fait des conditions qui définissent celle-ci, se traduit par un ordre de succession temporelle, ce n’est pas de ce côté qu’il faut partir, mais au contraire de celui du pôle essentiel, dont la manifestation, conformément aux lois cycliques, s’éloigne constamment pour descendre vers le pôle substantiel.

La «création», en tant que résolution du «chaos», est en quelque sorte «instantanée», et c’est proprement le Fiat Lux biblique; mais ce qui est véritablement à l’origine même du «cosmos», c’est la Lumière primordiale elle-même, c’est-à-dire l’«esprit pur» en lequel sont les essences de toutes choses; et à partir de là, le monde manifesté ne peut effectivement qu’aller en s’abaissant de plus en plus vers la «matérialité».

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Chapitre XII

La haine du secret

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Il nous faut encore insister sur un point que nous n’avons abordé qu’incidemment dans ce qui précède: c’est ce qu’on pourrait appeler la tendance à la «vulgarisation» (et ce mot est encore un de ceux qui sont particulièrement significatifs pour dépeindre la mentalité moderne), c’est-à-dire cette prétention de tout mettre «à la portée de tout le monde» que nous avons déjà signalée comme une conséquence des conceptions «démocratiques» et qui revient en somme à vouloir abaisser la connaissance jusqu’au niveau des intelligences les plus inférieures.

Il ne serait que trop facile de montrer les inconvénients multiples que présente, d’une façon générale, la diffusion inconsidérée d’une instruction qu’on prétend distribuer également à tous, sous des formes et par des méthodes identiques, ce qui ne peut aboutir, comme nous l’avons déjà dit, qu’à une sorte de nivellement par en bas: là comme partout, la qualité est sacrifiée à la quantité.

Il est vrai, d’ailleurs, que l’instruction profane dont il s’agit ne représente en somme aucune connaissance au véritable sens de ce mot, et qu’elle ne contient absolument rien d’un ordre tant soit peu profond; mais à part son insignifiance et son inefficacité, ce qui la rend réellement néfaste c’est surtout qu’elle se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle tend à nier tout ce qui la dépasse, et qu’ainsi elle étouffe toutes les possibilités se rapportant à un domaine plus élevé; il peut même sembler qu’elle soit faite expressément pour cela, car l’«uniformisation» moderne implique nécessairement la haine de toute supériorité.

Une chose plus étonnante, c’est que certains, à notre époque, croient pouvoir exposer des doctrines traditionnelles en prenant en quelque sorte modèle sur cette même instruction profane, et sans tenir le moindre compte de la nature même de ces doctrines et des différences essentielles qui existent entre elles et tout ce qui est désigné aujourd’hui sous les noms de «science» et de «philosophie», et qui les en séparent par un véritable abîme; ou ils doivent forcément, en agissant ainsi, déformer entièrement ces doctrines par simplification et n’en laisser apparaître que le sens le plus extérieur, ou leur prétention est complètement injustifiée.

En tout cas, il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans ce à quoi il s’oppose radicalement par définition même et il n’est pas difficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dissolvantes, même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et sans intention définie, les instruments d’une semblable pénétration; la décadence de la doctrine religieuse en Occident, et la perte totale de l’ésotérisme correspondant, montrent assez quel peut en être l’aboutissement si une pareille façon de voir vient quelque jour à se généraliser jusqu’en Orient même; il y a là un danger assez grave pour qu’il soit bon de le signaler pendant qu’il en est encore temps.

Mais le plus incroyable, c’est l’argument principal mis en avant, pour motiver leur attitude, par ces «propagandistes» d’un nouveau genre: l’un d’eux écrivait récemment que, s’il est vrai que des restrictions étaient apportées autrefois à la diffusion de certaines connaissances, il n’y a plus lieu d’en tenir compte aujourd’hui, car (et nous tenons à citer cette phrase textuellement, afin qu’on ne puisse nous soupçonner d’aucune exagération) «le niveau moyen de la culture s’est élevé et les esprits ont été préparés à recevoir l’enseignement intégral».

C’est ici qu’apparaît aussi nettement que possible la confusion avec l’instruction profane, désignée par ce terme de «culture» qui est devenu de nos jours une de ses dénominations les plus habituelles; c’est là quelque chose qui n’a pas le moindre rapport avec l’enseignement traditionnel ni avec l’aptitude à le recevoir; et au surplus, comme la soi-disant élévation du «niveau moyen» a pour contrepartie inévitable la disparition de l’élite intellectuelle, on peut bien dire que cette «culture» représente très exactement le contraire d’une préparation à ce dont il s’agit. On se demande d’ailleurs comment un Hindou (car c’est un Hindou que nous citons ici) peut ignorer complètement à quel point du Kali-Yuga nous en sommes présentement, allant jusqu’à dire que «les temps sont venus où le système entier du Vêdânta peut être exposé publiquement», alors que la moindre connaissance des lois cycliques oblige au contraire à dire qu’ils y sont moins favorables que jamais; et s’il n’a jamais pu être «mis à la portée du commun des hommes» pour lequel il n’est d’ailleurs pas fait, ce n’est certes pas aujourd’hui qu’il le pourra, car il n’est que trop évident que ce «commun des hommes» n’a jamais été aussi totalement incompréhensif.

Du reste, la vérité est que, pour cette raison même, tout ce qui représente une connaissance traditionnelle d’ordre vraiment profond, et qui correspond par là à ce que doit impliquer un «enseignement intégral» (car si cette expression a vraiment un sens, l’enseignement proprement initiatique doit aussi y être compris), se fait de plus en plus difficilement accessible, et cela partout; devant l’envahissement de l’esprit moderne et profane, il est bien clair qu’il ne saurait en être autrement; comment donc peut-on méconnaître la réalité au point d’affirmer tout l’opposé, et avec autant de tranquillité que si l’on énonçait la plus incontestable des vérités?

Les raisons qu’on fait valoir, dans le cas que nous citons à titre d’exemple typique servant à «illustrer» une certaine mentalité, pour expliquer l’intérêt spécial qu’il peut y avoir actuellement à répandre l’enseignement vêdântique, ne sont pas moins extraordinaires: on invoque en premier lieu, à cet égard, «le développement des idées sociales et des institutions politiques»; même si c’est vraiment un «développement» (et il faudrait en tout cas préciser en quel sens), c’est encore là quelque chose qui n’a pas plus de rapport avec la compréhension d’une doctrine métaphysique que n’en a la diffusion de l’instruction profane; il suffit d’ailleurs de voir, dans n’importe quel pays d’Orient, combien les préoccupations politiques, là où elles se sont introduites, nuisent à la connaissance des vérités traditionnelles, pour penser qu’il serait plus justifié de parler d’une incompatibilité, tout au moins de fait, que d’un accord possible entre ces deux «développements». Nous ne voyons vraiment pas quel lien la «vie sociale», au sens purement profane où la conçoivent les modernes, pourrait bien avoir avec la spiritualité, à laquelle elle n’apporte au contraire que des empêchements; elle en avaIt manifestement, par contre, quand elle s’intégrait à une civilisation traditionnelle, mais c’est précisément l’esprit moderne qui les a détruits, ou qui vise à les détruire là où ils subsistent encore; alors, que peut-on bien attendre d’un «développement» dont le trait le plus caractéristique est d’aller proprement à l’encontre de toute spiritualité?

Le même auteur invoque encore une autre raison: «Par ailleurs, dit-il, il en est pour le Vêdânta comme pour les vérités de la science; il n’existe plus aujourd’hui de secret scientifique; la science n’hésite pas à publier les découvertes les plus récentes. »

En effet, cette science profane n’est faite que pour le «grand public», et depuis qu’elle existe, c’est là en somme toute sa raison d’être; il est trop évident qu’elle n’est réellement rien de plus que ce qu’elle paraît être, puisque, nous ne pouvons dire par principe, mais plutôt par absence de principe, elle se tient exclusivement à la surface des choses; assurément, il n’y a là-dedans rien qui vaille la peine d’être tenu secret ou, pour parler plus exactement, qui mérite d’être réservé à l’usage d’une élite, et d’ailleurs celle-ci n’en aurait que faire. Seulement, quelle assimilation peut-on bien vouloir établir entre les prétendues vérités et les «plus récentes découvertes» de la science profane et les enseignements d’une doctrine telle que le Vêdânta, ou de toute autre doctrine traditionnelle, fût-elle même d’un ordre plus extérieur? C’est toujours la même confusion, et il est permis de se demander jusqu’à quel point quelqu’un qui la commet avec cette insistance peut avoir la compréhension de la doctrine qu’il veut enseigner; entre l’esprit traditionnel et l’esprit moderne, il ne saurait en réalité y avoir aucun accommodement, et toute concession faite au second est nécessairement aux dépens du premier, puisque, au fond, l’esprit moderne n’est que la négation même de tout ce qui constitue l’esprit traditionnel.

La vérité est que cet esprit moderne, chez tous ceux qui en sont affectés à un degré quelconque, implique une véritable haine du secret et de tout ce qui y ressemble de près ou de loin, dans quelque domaine que ce soit; et nous profiterons de cette occasion pour nous expliquer nettement sur cette question. On ne peut même pas dire strictement que la «vulgarisation» des doctrines soit dangereuse, du moins tant qu’il ne s’agit que de leur côté théorique; elle serait plutôt simplement inutile, si toutefois elle était possible; mais en réalité, les vérités d’un certain ordre résistent par leur nature même à toute «vulgarisation»: si clairement qu’on les expose (à la condition, bien entendu, de les exposer telles qu’elles sont dans leur véritable signification et sans leur faire subir aucune déformation), ne les comprennent que ceux qui sont qualifiés pour les comprendre, et pour les autres, elles sont comme si elles n’existaient pas. Nous ne parlons pas ici de la «réalisation» et de ses moyens propres car à cet égard il n’y a absolument rien qui puisse avoir une valeur effective si ce n’est à l’intérieur d’une organisation initiatique régulière; mais, au point de vue théorique, une réserve ne peut être justifiée que par des considérations de simple opportunité, donc par des raisons purement contingentes, ce qui ne veut pas dire forcément négligeables en fait.

Au fond, le véritable secret, et d’ailleurs le seul qui ne puisse jamais être trahi d’aucune façon, réside uniquement dans l’inexprimable, qui est par là même incommunicable, et il y a nécessairement une part d’inexprimable dans toute vérité d’ordre transcendant; c’est en cela que réside essentiellement, en réalité, la signification profonde du secret initiatique; un secret extérieur quelconque ne peut jamais avoir que la valeur d’une image ou d’un symbole de celui-là, et aussi, parfois, celle d’une «discipline» qui peut n’être pas sans profit. Mais, bien entendu, ce sont là des choses dont le sens et la portée échappent entièrement à la mentalité moderne et à l’égard desquelles l’incompréhension engendre tout naturellement l’hostilité; du reste, le vulgaire éprouve toujours une peur instinctive de tout ce qu’il ne comprend pas, et la peur n’engendre que trop facilement la haine, même quand on s’efforce en même temps d’y échapper par la négation pure et simple de la vérité incomprise; il y a d’ailleurs des négations qui ressemblent elles-mêmes à de véritables cris de rage, comme par exemple celles des soi-disant «libres-penseurs» à l’égard de tout ce qui se rapporte à la religion.

La mentalité moderne est donc ainsi faite qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même aucune réserve; de telles choses, puisqu’elle en ignore les raisons, ne lui apparaissent d’ailleurs que comme des «privilèges» établis au profit de quelques-uns, et elle ne peut non plus souffrir aucune supériorité; si on voulait entreprendre de lui expliquer que ces soi-disant «privilèges» ont en réalité leur fondement dans la nature même des êtres, ce serait peine perdue, car c’est précisément là ce que nie obstinément son «égalitarisme». Non seulement elle se vante, bien à tort d’ailleurs, de supprimer tout «mystère» par sa science et sa philosophie exclusivement «rationnelles» et mises «à la portée de tout le monde»; mais encore cette horreur du «mystère» va si loin, dans tous les domaines, qu’elle s’étend même jusqu’à ce qu’on est convenu d’appeler la «vie ordinaire».

Pourtant, un monde où tout serait devenu «public» aurait un caractère proprement monstrueux; nous disons «serait» car, en fait, nous n’en sommes pas encore tout à fait là malgré tout, et peut-être même cela ne sera-t-il jamais complètement réalisable, car il s’agit encore ici d’une «limite»; mais il est incontestable que, de tous les côtés, on vise actuellement à obtenir un tel résultat, et à cet égard, on peut remarquer que nombre d’adversaires apparents de la «démocratie» ne font en somme qu’en pousser encore plus loin les conséquences s’il est possible, parce qu’ils sont, au fond, tout aussi pénétrés de l’esprit moderne que ceux-là mêmes à qui ils veulent s’opposer.

Pour amener les hommes à vivre entièrement «en public», on ne se contente pas de les rassembler en «masse» à toute occasion et sous n’importe quel prétexte; on veut encore les loger, non pas seulement dans des «ruches» comme nous le disions précédemment, mais littéralement dans des «ruches de verre», disposées d’ailleurs de telle façon qu’il ne leur sera possible d’y prendre leurs repas qu’ «en commun»; les hommes qui sont capables de se soumettre à une telle existence sont vraiment tombés à un niveau «infrahumain», au niveau, si l’on veut, d’insectes tels que les abeilles et les fourmis; et on s’efforce du reste, par tous les moyens, de les «dresser» à n’être pas plus différents entre eux que ne le sont les individus de ces espèces animales, si ce n’est même moins encore.

Comme nous n’avons nullement l’intention d’entrer dans le détail de certaines «anticipations» qui ne seraient peut-être que trop faciles et même trop vite dépassées par les événements, nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, et il nous suffit, en somme, d’avoir marqué, avec l’état auquel les choses en sont arrivées présentement, la tendance qu’elles ne peuvent pas manquer de continuer à suivre, au moins pendant un certain temps encore.

La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau «moyen», et aussi pour tout ce qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous; et pourtant il y a, dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre: c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui a produit et qui entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, «fabriquée» de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité, ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habileté vraiment «diabolique», pour que ce secret ne puisse jamais être découvert.

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Chapitre XIII

Les postulats du rationalisme

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Nous venons de dire que c’est au nom d’une science et d’une philosophie qualifiées de «rationnelles» que les modernes prétendent exclure tout «mystère» du monde tel qu’ils se le représentent, et en fait, on pourrait dire que plus une conception est étroitement bornée, plus elle est regardée comme strictement «rationnelle»; d’ailleurs, on sait assez que, depuis les «encyclopédistes» du XVIIIe siècle, les plus acharnés négateurs de toute réalité suprasensible aiment particulièrement à invoquer la «raison» à tout propos et à se proclamer «rationalistes».

Quelque différence qu’il y ait entre ce «rationalisme» vulgaire et le «rationalisme» proprement philosophique, ce n’est pourtant en somme qu’une différence de degré; l’un et l’autre correspondent bien aux mêmes tendances qui n’ont fait qu’aller en s’exagérant et en même temps en se «vulgarisant» pendant tout le cours des temps modernes. Nous avons déjà eu si souvent ailleurs l’occasion de parler du «rationalisme» et d’en définir les principaux caractères, que nous pourrions presque nous contenter de renvoyer sur ce sujet à quelques-uns de nos précédents ouvrages;

[note de René Guénon en bas de page:   Voir surtout Orient et Occident et La Crise du Monde moderne.]

cependant, il est tellement lié à la conception même d’une science quantitative que nous ne pouvons nous dispenser d’en dire encore au moins quelques mots ici.

Nous rappellerons donc que le rationalisme proprement dit remonte à Descartes, et il est à noter qu’il se trouve ainsi, dès son origine, associé directement à l’idée d’une physique «mécaniste»; le Protestantisme lui avait d’ailleurs préparé la voie, en introduisant dans la religion, avec le «libre examen», une sorte de rationalisme, bien qu’alors le mot n’existât pas encore, n’ayant été inventé que lorsque la même tendance s’affirma plus explicitement dans le domaine philosophique.

Le rationalisme sous toutes ses formes se définit essentiellement par la croyance à la suprématie de la raison, proclamée comme un véritable «dogme», et impliquant la négation de tout ce qui est d’ordre supra-individuel, notamment de l’intuition intellectuelle pure, ce qui entraîne logiquement l’exclusion de toute connaissance métaphysique véritable; la même négation a aussi pour conséquence, dans un autre ordre, le rejet de toute autorité spirituelle, celle-ci étant nécessairement de source «supra-humaine»; rationalisme et individualisme sont donc si étroitement solidaires que, en fait, ils se confondent le plus souvent, sauf pourtant dans le cas de quelques théories philosophiques récentes qui, pour n’être pas rationalistes, n’en sont cependant pas moins exclusivement individualistes.

Nous pouvons remarquer dès maintenant combien ce rationalisme s’accorde avec la tendance moderne à la simplification: celle-ci, qui naturellement procède toujours par réduction des choses à leurs éléments les plus inférieurs, s’affirme en effet avant tout par la suppression de tout le domaine supra-individuel, en attendant qu’elle en arrive plus tard à vouloir ramener ce qui reste, c’est-à-dire tout ce qui est d’ordre individuel, à la seule modalité sensible ou corporelle, et finalement celle-ci à un simple agrégat de déterminations quantitatives; on voit sans peine comment tout cela s’enchaîne rigoureusement, constituant comme autant d’étapes nécessaires d’une même «dégradation» des conceptions que l’homme se fait de lui-même et du monde.

Il y a encore un autre genre de simplification qui est inhérent au rationalisme cartésien, et qui se manifeste tout d’abord par la réduction de la nature tout entière de l’esprit à la «pensée» et de celle du corps à l’«étendue»; sous ce dernier rapport, c’est d’ailleurs là, comme nous l’avons déjà vu, le fondement même de la physique «mécaniste» et, pourrait-on dire, le point de départ de l’idée d’une science toute quantitative.

[note de rené Guénon en bas de page:   Il est à noter aussi, quant à la conception que Descartes se fait de la science, qu’il prétend qu’on peut arriver à avoir de toutes choses des idées «claires et distinctes», c’est-à-dire semblables aux idées mathématiques, et à obtenir ainsi une «évidence» qui n’est également possible que dans les seules mathématiques. ]

Mais ce n’est pas tout: du côté de la «pensée», une autre simplification abusive s’opère du fait même de la façon dont Descartes envisage la raison, qu’il appelle aussi le «bon sens» (ce qui, si l’on songe à l’acception courante de la même expression, évoque une notion d’un niveau singulièrement médiocre), et qu’il déclare être «la chose du monde la mieux partagée», ce qui implique déjà une sorte d’idée «égalitaire», et ce qui n’est d’ailleurs que trop manifestement faux; en cela, il confond purement et simplement la raison «en acte» avec la «rationalité» en tant que cette dernière est proprement un caractère spécifique de l’être humain comme tel.

[note de René Guénon en bas de page:   Si l’on prend la définition classique de l’être humain comme «animal raisonnable», la «rationalité» y représente la «différence spécifique» par laquelle l’homme se distingue de toutes les autres espèces du genre animal; elle n’est d’ailleurs applicable qu’à l’intérieur de ce genre ou, en d’autres termes, elle n’est proprement que ce que les scolastiques appelaient une differentia animalis; on ne peut donc parler de «rationalité» en ce qui concerne les êtres appartenant à d’autres états d’existence, notamment aux états supra-individuels, comme les anges par exemple; et cela est bien d’accord avec le fait que la raison est une faculté d’ordre exclusivement individuel, qui ne saurait aucunement dépasser les limites du domaine humain. ]

Assurément, la nature humaine est bien tout entière en chaque individu, mais elle s’y manifeste de manières fort diverses, suivant les qualités propres qui appartiennent respectivement à ces individus et qui s’unissent en eux à cette nature spécifique pour constituer l’intégralité de leur essence; penser autrement, c’est penser que les individus humains sont tous semblables entre eux et ne diffèrent guère que solo numero.

De là sont venues directement toutes ces considérations sur l’«unité de l’esprit humain» que les modernes invoquent sans cesse pour expliquer toute sorte de choses, dont certaines mêmes ne sont nullement d’ordre «psychologique» comme, par exemple, le fait que les mêmes symboles traditionnels se rencontrent dans tous les temps et dans tous les lieux; outre que ce n’est point de l’«esprit» qu’il s’agit réellement pour eux, mais simplement du «mental», il ne peut y avoir là qu’une fausse unité car la véritable unité ne saurait appartenir au domaine individuel qui est le seul qu’aient en vue ceux qui parlent ainsi, et d’ailleurs aussi, plus généralement, tous ceux qui croient pouvoir parler d’«esprit humain», comme si l’esprit pouvait être affecté d’un caractère spécifique; et en tout cas, la communauté de nature des individus dans l’espèce ne peut avoir que des manifestations d’ordre très général, et elle est parfaitement incapable de rendre compte de similitudes portant au contraire sur des détails très précis; mais comment faire comprendre à ces modernes que l’unité fondamentale de toutes les traditions ne s’explique véritablement que par ce qu’il y a en elles de «supra-humain»?

D’autre part, et pour en revenir à ce qui n’est effectivement qu’humain, c’est évidemment en s’inspirant de la conception cartésienne que Locke, le fondateur de la psychologie moderne, a cru pouvoir déclarer que, pour savoir ce qu’ont pensé autrefois les Grecs et les Romains (car son horizon ne s’étendait pas plus loin que l’antiquité «classique» occidentale), il n’y a qu’à rechercher ce que pensent les Anglais et les Français de nos jours car «l’homme est partout et toujours le même»; rien ne saurait être plus faux, et pourtant les psychologues en sont toujours restés là car, tandis qu’ils s’imaginent parler de l’homme en général, la plus grande partie de ce qu’ils disent ne s’applique en réalité qu’à l’Européen moderne; n’est-ce pas là croire déjà réalisée cette uniformité qu’on tend en effet actuellement à imposer à tous les individus humains? Il est vrai que, en raison même des efforts qui sont faits en ce sens, les différences vont en s’atténuant et qu’ainsi l’hypothèse des psychologues est moins complètement fausse aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de Locke (à la condition toutefois, bien entendu, qu’on se garde soigneusement de vouloir en reporter comme lui l’application au passé); mais malgré tout, la limite, comme nous l’avons dit plus haut, ne pourra jamais être atteinte, et tant que ce monde durera il y aura toujours des différences irréductibles; et enfin, par surcroît, est-ce bien le moyen de connaître vraiment la nature humaine que de prendre pour type un «idéal» qui, en toute rigueur, ne saurait être qualifié que d’«infra-humain»?

Cela étant dit, il reste encore à expliquer pourquoi le rationalisme est lié à l’idée d’une science exclusivement quantitative ou, pour mieux dire, pourquoi celle-ci procède de celui-là; et à cet égard, il faut reconnaître qu’il y a une part notable de vérité dans les critiques que Bergson adresse à ce qu’il appelle à tort l’«intelligence», et qui n’est en réalité que la raison, et même, plus précisément, un certain usage de la raison basé sur la conception cartésienne, car c’est en définitive de cette conception que sont sorties toutes les formes du rationalisme moderne.

Du reste, il est à remarquer que les philosophes disent souvent des choses beaucoup plus justes quand ils argumentent contre d’autres philosophes que quand ils en viennent à exposer leurs propres vues, et chacun voyant généralement assez bien les défauts des autres, ils se détruisent en quelque sorte mutuellement; c’est ainsi que Bergson, si l’on prend la peine de rectifier ses erreurs de terminologie, montre bien les défauts du rationalisme (qui, bien loin de se confondre avec le véritable «intellectualisme», en est au contraire la négation) et les insuffisances de la raison, mais il n’en a pas moins tort à son tour quand, pour suppléer à celles-ci, il cherche dans l’«infra-rationnel» au lieu de s’élever au «supra-rationnel» (et c’est pourquoi sa philosophie est tout aussi individualiste et ignore aussi complètement l’ordre supra-individuel que celle de ses adversaires). Donc, quand il reproche à la raison, à laquelle nous n’avons qu’à restituer ici son véritable nom, de «découper artificiellement le réel», nous n’avons nullement besoin d’adopter sa propre idée du «réel», fût-ce à titre purement hypothétique et provisoire, pour comprendre ce qu’il veut dire au fond: il s’agit manifestement de la réduction de toutes choses à des éléments supposés homogènes ou identiques entre eux, ce qui n’est rien d’autre que la réduction au quantitatif car ce n’est qu’à ce seul point de vue que de tels éléments sont concevables; et ce «découpement» évoque même assez clairement les efforts faits pour introduire une discontinuité qui n’appartient proprement qu’à la quantité pure ou numérique, c’est-à-dire en somme la tendance, dont nous avons parlé plus haut, à ne vouloir admettre comme «scientifique» que ce qui est susceptible d’être «chiffré».

[note de René Guénon en bas de page:   Sous ce rapport, on pourrait dire que, de tous les sens qui étaient inclus dans le mot latin ratio, on n’en a plus gardé qu’un seul, celui de «calcul», dans l’usage «scientifique» qui est fait actuellement de la raison. ]

De même, quand il dit que la raison n’est à son aise que lorsqu’elle s’applique au «solide», que c’est là en quelque sorte son domaine propre, il paraît se rendre compte de la tendance qu’elle a inévitablement, quand elle est réduite à elle-même, à tout «matérialiser», au sens ordinaire de ce mot, c’est-à-dire à ne considérer en toutes choses que leurs modalités les plus grossières, parce que ce sont celles où la qualité est le plus diminuée au profit de la quantité; seulement, il semble envisager plutôt l’aboutissement de cette tendance que son point de départ, ce qui pourrait le faire accuser d’une certaine exagération, car il y a évidemment des degrés dans cette «matérialisation»; mais si l’on se réfère à l’état présent des conceptions scientifiques (ou plutôt, comme nous le verrons par la suite, à un état déjà quelque peu passé maintenant), il est bien certain qu’elles sont aussi près que possible d’en représenter le dernier ou le plus bas degré, celui où la «solidité» ainsi entendue a atteint son maximum, et cela même est un signe particulièrement caractéristique de la période à laquelle nous sommes arrivés.

Bien entendu, nous ne prétendons pas que Bergson lui-même ait compris ces choses d’une façon aussi nette que celle qui résulte de cette «traduction» de son langage, et cela semble même assez peu probable étant données les multiples confusions qu’il commet constamment; mais il n’en est pas moins vrai que, en fait, ces vues lui ont été suggérées par la constatation de ce qu’est la science actuelle et que, à ce titre, ce témoignage d’un homme qui est lui-même un incontestable représentant de l’esprit moderne ne saurait être tenu pour négligeable; quant à ce que représentent exactement ses propres théories, c’est dans une autre partie de cette étude que nous en trouverons la signification, et tout ce que nous pouvons en dire pour le moment, c’est qu’elles correspondent à un aspect différent et en quelque sorte à une autre étape de cette déviation dont l’ensemble constitue proprement le monde moderne.

Pour résumer ce qui précède, nous pouvons dire encore ceci: le rationalisme, étant la négation de tout principe supérieur à la raison, entraîne comme conséquence «pratique» l’usage exclusif de cette même raison aveuglée, si l’on peut dire, par là même qu’elle est ainsi isolée de l’intellect pur et transcendant dont, normalement et légitimement, elle ne peut que réfléchir la lumière dans le domaine individuel.

Dès lors qu’elle a perdu toute communication effective avec cet intellect supra-individuel, la raison ne peut plus que tendre vers le bas, c’est-à-dire vers le pôle inférieur de l’existence, et s’enfoncer de plus en plus dans la «matérialité»; dans la même mesure, elle [Note de Loup K.: la raison] perd peu à peu jusqu’à l’idée même de la vérité et elle [Note de Loup K.: la raison] en arrive à ne rechercher que la plus grande commodité pour sa compréhension bornée, en quoi elle [Note de Loup K.: la raison] trouve d’ailleurs une satisfaction immédiate du fait de sa [Note de Loup K.: la raison] tendance même vers le bas puisque celle-ci [Note de Loup K.: la tendance vers le bas] la conduit [Note de Loup K.: la raison] dans le sens de la simplification et de l’uniformisation de toutes choses; elle [Note de Loup K.: la raison] obéit donc d’autant plus facilement et plus vite à cette tendance [Note de Loup K.: «vers le bas»] que les effets de celle-ci [Note de Loup K.: la tendance «vers le bas»] sont conformes à ses voeux [Note de Loup K.: les voeux de la raison], et cette descente de plus en plus rapide ne peut aboutir finalement qu’à ce que nous avons appelé le «règne de la quantité».

[Note de Loup K.: La phrase de Guénon est souvent trop longue, ce qui entraîne souvent une ambiguïté syntaxique surtout en ce qui a trait à l’attribution d’un même pronom répété plusieurs fois; ici, le pronom «elle».]

[Note de Loup K.: La raison s’enfouit graduellement dans le quantifié et le quantifié absorbe de plus en plus la raison et son support, l’être humain; le processus se répercute évidemment sur l’environnement. Effet feedback en boucle, en circuit fermé. Robotisation numérisée de l’humain, un processus qui va s’accélérant. Le processus évoqué dans le dernier paragraphe est une sorte de processus «néantisant». ]

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Chapitre XIV [14]

Mécanisme et matérialisme

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Le premier produit du rationalisme, dans l’ordre dit «scientifique», fut le mécanisme cartésien; le matérialisme ne devait venir que plus tard, puisque, comme nous l’avons expliqué ailleurs, le mot et la chose ne datent proprement que du XVIIIe siècle; d’ailleurs, quelles qu’aient pu être les intentions de Descartes lui-même (et en fait, on a pu tirer des idées de celui-ci, en poussant jusqu’au bout leurs conséquences logiques, des théories fort contradictoires entre elles), il n’y en a pas moins, de l’un à l’autre, une filiation directe.

À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que, si l’on peut qualifier de mécanistes les anciennes conceptions atomistes telles que celles de Démocrite et surtout d’Epicure, qui sont sans doute en cela, dans l’antiquité, les seuls «précurseurs» dont les modernes puissent se recommander avec quelque raison, c’est à tort qu’on veut souvent les considérer comme une première forme du matérialisme car celui-ci implique avant tout la notion de la «matière» des physiciens modernes, notion qui, à cette époque, était encore fort loin d’avoir pris naissance.

La vérité est que le matérialisme représente simplement l’une des deux moitiés du dualisme cartésien, celle précisément à laquelle son auteur avait appliqué la conception mécaniste; il suffisait dès lors de négliger ou de nier l’autre moitié ou, ce qui revient au même, de prétendre réduire à celle-là la réalité tout entière, pour en arriver tout naturellement au matérialisme.

Leibnitz a fort bien montré, contre Descartes et ses disciples, l’insuffisance d’une physique mécaniste qui, par sa nature même, ne peut rendre compte que de l’apparence extérieure des choses et est incapable d’expliquer quoi que ce soit de leur véritable essence; ainsi, pourrait-on dire, le mécanisme n’a qu’une valeur uniquement «représentative» et nullement explicative; et au fond, n’est-ce pas là exactement le cas de toute la science moderne?

Il en est ainsi même dans un exemple aussi simple que celui du mouvement, qui est pourtant ce que l’on regarde d’ordinaire comme étant, par excellence, susceptible d’être expliqué mécaniquement; une telle explication ne vaut, dit Leibnitz, qu’autant qu’on n’envisage dans le mouvement rien de plus qu’un changement de situation et, à cet égard, lorsque la situation respective de deux corps change, il est indifférent de dire que le premier se meut par rapport au second ou le second par rapport au premier, car il y a en cela une parfaite réciprocité; mais il en va tout autrement dès que l’on prend en considération la raison du mouvement et, cette raison se trouvant dans l’un des deux corps, c’est celui-là seul qui sera dit se mouvoir, tandis que l’autre ne joue dans le changement intervenu qu’un rôle purement passif; mais c’est là quelque chose qui échappe entièrement aux considérations d’ordre mécanique et quantitatif.

Le mécanisme se borne donc en somme à donner une simple description du mouvement, tel qu’il est dans ses apparences extérieures, et il est impuissant à en saisir la raison, donc à exprimer cet aspect essentiel ou qualitatif du mouvement qui seul peut en donner l’explication réelle; et à plus forte raison en sera-t-il de même pour toute autre chose d’un caractère plus complexe et dans laquelle la qualité prédominera davantage sur la quantité; une science ainsi constituée ne pourra donc véritablement avoir aucune valeur de connaissance effective, même en ce qui concerne le domaine relatif et limité dans lequel elle est enfermée.

C’est pourtant une conception aussi notoirement insuffisante que Descartes a voulu appliquer à tous les phénomènes du monde corporel, par là même qu’il réduisait la nature tout entière des corps à l’étendue, et que d’ailleurs il n’envisageait celle-ci qu’à un point de vue purement quantitatif; et déjà, tout comme les mécanistes plus récents et les matérialistes, il ne faisait à cet égard aucune différence entre les corps dits «inorganiques» et les êtres vivants. Nous disons les êtres vivants, et non pas seulement les corps organisés, parce que l’être lui-même se trouve ici effectivement réduit au corps, en raison de la trop fameuse théorie cartésienne des «animaux-machines», qui est bien une des plus étonnantes absurdités que l’esprit de système ait jamais engendrées; c’est seulement quand il en vient à considérer l’être humain que Descartes, dans sa physique, se croit obligé de spécifier que ce dont il entend parler n’est que le «corps de l’homme»; et que vaut au juste cette restriction, dès lors que, par hypothèse, tout ce qui se passe dans ce corps serait exactement le même si l’«esprit» était absent?

En effet, l’être humain, du fait même du dualisme, se trouve comme coupé en deux parties qui n’arrivent plus à se rejoindre et qui ne peuvent former un composé réel puisque, étant supposées absolument hétérogènes, elles ne peuvent entrer en communication par aucun moyen, de sorte que toute action effective de l’une sur l’autre est par là même rendue impossible.

De plus, on a prétendu d’autre part expliquer mécaniquement tous les phénomènes qui se produisent chez les animaux, y compris les manifestations dont le caractère est le plus évidemment psychique; on peut donc se demander pourquoi il n’en serait pas de même chez l’homme, et s’il n’est pas permis de négliger l’autre côté du dualisme comme ne concourant en rien à l’explication des choses; de là à le regarder comme une complication inutile et à le traiter en fait comme inexistant, puis à le nier purement et simplement, il n’y a pas très loin, surtout pour des hommes dont toute l’attention est constamment tournée vers le domaine sensible, comme c’est le cas des Occidentaux modernes; et c’est ainsi que la physique mécaniste de Descartes devait inévitablement préparer la voie au matérialisme.

La réduction au quantitatif était déjà opérée théoriquement pour tout ce qui appartient proprement à l’ordre corporel, en ce sens que la constitution même de la physique cartésienne impliquait la possiblité de cette réduction; il ne restait plus qu’à étendre cette conception à l’ensemble de la réalité telle qu’on la comprenait, réalité qui, en vertu des postulats du rationalisme, se trouvait d’ailleurs restreinte au seul domaine de l’existence individuelle.

En partant du dualisme, cette réduction devait nécessairement se présenter comme une réduction de l’«esprit» à la «matière», consistant à mettre dans celle-ci exclusivement tout ce que Descartes avait mis dans l’un et l’autre des deux termes, afin de pouvoir tout ramener également à la quantité; et après avoir en quelque sorte relégué «au delà des nuages» l’aspect essentiel des choses, c’était bien là le supprimer complètement pour ne plus vouloir envisager et admettre que leur aspect substantiel, puisque c’est à ces deux aspects que correspondent respectivement l’«esprit» et la «matière», bien qu’ils n’en offrent à vrai dire qu’une image fort amoindrie et déformée.

Descartes avait fait entrer dans le domaine quantitatif la moitié du monde tel qu’il le concevait, et même sans doute la moitié la plus importante à ses yeux car, dans le fond de sa pensée et quelles que fussent les apparences, il voulait être avant tout un physicien; le matérialisme, à son tour, prétendit y faire entrer le monde tout entier; il n’y avait plus alors qu’à s’efforcer d’élaborer effectivement cette réduction au moyen de théories de mieux en mieux appropriées à cette fin, et c’est à cette tâche que devait s’appliquer toute la science moderne, même quand elle ne se déclarait pas ouvertement matérialiste.

Outre le matérialisme explicite et formel, il y a en effet aussi ce qu’on peut appeler un matérialisme de fait, dont l’influence s’étend beaucoup plus loin, car bien des gens qui ne se croient nullement matérialistes se comportent pourtant pratiquement comme tels en toutes circonstances; il y a en somme, entre ces deux matérialismes, une relation assez semblable à celle qui existe, comme nous le disions plus haut, entre le rationalisme philosophique et le rationalisme vulgaire, sauf que le simple matérialiste de fait ne revendique généralement pas cette qualité, et souvent même protesterait si on la lui appliquait, tandis que le rationaliste vulgaire, fût-il l’homme le plus ignorant de toute philosophie, est au contraire le plus empressé à se proclamer tel, en même temps qu’il se pare fièrement du titre plutôt ironique de «libre-penseur», alors qu’il n’est en réalité que l’esclave de tous les préjugés courants de son époque.

Quoi qu’il en soit, de même que le rationalisme vulgaire est le produit de la diffusion du rationalisme philosophique dans le «grand public», avec tout ce que comporte forcément sa «mise à la portée de tout le monde», c’est aussi le matérialisme proprement dit qui est au point de départ du matérialisme de fait, en ce sens qu’il a rendu possible cet état d’esprit général et qu’il a contribué effectivement à sa formation; mais, bien entendu, le tout s’explique toujours en définitive par le développement des mêmes tendances qui constituent le fond même de l’esprit moderne.

Il va de soi qu’un savant, au sens actuel de ce mot, même s’il ne fait pas profession de matérialisme, en sera d’autant plus fortement influencé que toute son éducation spéciale est dirigée dans ce sens; et même si, comme il arrive parfois, ce savant croit n’être pas dénué d’«esprit religieux», il trouvera le moyen de séparer si complètement sa religion de son activité scientifique que son oeuvre ne se distinguera en rien de celle du plus avéré matérialiste, et qu’ainsi il jouera son rôle, tout aussi bien que celui-ci, dans la construction «progressive» de la science la plus exclusivement quantitative et la plus grossièrement matérielle qu’il soit possible de concevoir; et c’est ainsi que l’action antitraditionnelle réussit à utiliser à son profit jusqu’à ceux qui devraient au contraire être logiquement ses adversaires, si la déviation de la mentalité moderne n’avait formé des êtres pleins de contradictions et incapables même de s’en apercevoir.

En cela encore, la tendance à l’uniformité trouve sa réalisation puisque tous les hommes en arrivent pratiquement à penser et à agir de la même façon, et que ce en quoi ils sont encore différents malgré tout n’a plus qu’un minimum d’influence effective et ne se traduit extérieurement en rien de réel; c’est ainsi que, dans un tel monde, et sauf de bien rares exceptions, un homme qui se déclare chrétien ne manque pas de se comporter en fait comme s’il n’y avait aucune réalité en dehors de la seule existence corporelle, et un prêtre qui fait «de la science» ne diffère pas sensiblement d’un universitaire matérialiste; quand on en est là, les choses peuvent-elles encore aller beaucoup plus loin avant que le point le plus bas de la «descente» soit finalement atteint?

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Chapitre XV  [15]

L’illusion de la «vie ordinaire»

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L’attitude matérialiste, qu’il s’agisse de matérialisme explicite et formel ou de simple matérialisme «pratique», apporte nécessairement, dans toute la constitution «psychophysiologique» de l’être humain, une modification réelle et fort importante; cela est facile à comprendre, et en fait il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que l’homme moderne est devenu véritablement imperméable à toute influence autre que celle de ce qui tombe sous ses sens; non seulement ses facultés de compréhension sont devenues de plus en plus bornées, mais le champ même de sa perception s’est également restreint.

Il en résulte une sorte de renforcement du point de vue profane, puisque, si ce point de vue est né tout d’abord d’un défaut de compréhension, donc d’une limitation des facultés humaines, cette même limitation, en s’accentuant et en s’étendant à tous les domaines, semble ensuite le justifier, du moins aux yeux de ceux qui en sont affectés; quelle raison pourraient-ils bien avoir encore, en effet, d’admettre l’existence de ce qu’ils ne peuvent plus réellement ni concevoir ni percevoir, c’est-à-dire de tout ce qui pourrait leur montrer l’insuffisance et la fausseté du point de vue profane lui-même?

De là provient l’idée de ce qu’on désigne communément comme la «vie ordinaire» ou la «vie courante» ; ce qu’on entend par là, en effet, c’est bien, avant tout, quelque chose où, par l’exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique (qu’on l’envisage au sens spécialement religieux ou suivant toute autre modalité traditionnelle, peu importe ici, puisque c’est également d’une action effective des «influences spirituelles» qu’il s’agit dans tous les cas), rien qui ne soit purement humain ne saurait intervenir en aucune façon; et ces désignations mêmes impliquent en outre que tout ce qui dépasse une telle conception, même quand il n’est pas encore nié expressément, est tout au moins relégué dans un domaine «extraordinaire», considéré comme exceptionnel, étrange et inaccoutumé; il y a donc là, à proprement parler, un renversement de l’ordre normal, tel qu’il est représenté par les civilisations intégralement traditionnelles où le point de vue profane n’existe en aucune façon, et ce renversement ne peut aboutir logiquement qu’à l’ignorance ou à la négation complète du «supra-humain».

Aussi certains vont-ils jusqu’à employer également, dans le même sens, l’expression de «vie réelle», ce qui, au fond, est d’une singulière ironie, car la vérité est que ce qu’ils nomment ainsi n’est au contraire que la pire des illusions; nous ne voulons pas dire par là que les choses dont il s’agit soient, en elles-mêmes, dépourvues de toute réalité, encore que cette réalité, qui est en somme celle même de l’ordre sensible, soit au degré le plus bas de tous, et qu’au-dessous d’elle il n’y ait plus que ce qui est proprement au-dessous même de toute existence manifestée; mais c’est la façon dont elles sont envisagées qui est entièrement fausse et qui, en les séparant de tout principe supérieur, leur dénie précisément ce qui fait toute leur réalité; c’est pourquoi, en toute rigueur, il n’existe pas réellement de domaine profane, mais seulement un point de vue profane, qui se fait toujours de plus en plus envahissant, jusqu’à englober finalement l’existence humaine tout entière.

On voit aisément par là comment, dans cette conception de la «vie ordinaire», on passe presque insensiblement d’un stade à un autre, la dégénérescence allant en s’accentuant progressivement : on commence par admettre que certaines choses soient soustraites à toute influence traditionnelle, puis ce sont ces choses qu’on en vient à considérer comme normales; de là, on n’arrive que trop facilement à les considérer comme les seules «réelles», ce qui revient à écarter comme «irréel» tout le «suprahumain», et même le domaine de l’humain étant conçu d’une façon de plus en plus étroitement limitée, jusqu’à le réduire à la seule modalité corporelle, tout ce qui est simplement d’ordre suprasensible; il n’y a qu’à remarquer comment nos contemporains emploient constamment, et sans même y penser, le mot «réel» comme synonyme de «sensible», pour se rendre compte que c’est bien à ce dernier point qu’ils en sont effectivement, et que cette manière de voir s’est tellement incorporée à leur nature même, si l’on peut dire, qu’elle est devenue chez eux comme instinctive.

La philosophie moderne, qui n’est en somme tout d’abord qu’une expression «systématisée» de la mentalité générale, avant de réagir à son tour sur celle-ci dans une certaine mesure, a suivi une marche parallèle à celle-là: cela a commencé avec l’éloge cartésien du «bon sens» dont nous parlions plus haut, et qui est bien caractéristique à cet égard, car la «vie ordinaire» est assurément, par excellence, le domaine de ce soi-disant «bon sens», dit aussi «sens commun», aussi borné qu’elle et de la même façon; puis, du rationalisme, qui n’est au fond qu’un aspect plus spécialement philosophique de l’«humanisme», c’est-à-dire de la réduction de toutes choses à un point de vue exclusivement humain, on arrive peu à peu au matérialisme ou au positivisme : qu’on nie expressément, comme le premier, tout ce qui est au delà du monde sensible, ou qu’on se contente, comme le second (qui pour cette raison aime à s’intituler aussi «agnosticisme», se faisant ainsi un titre de gloire de ce qui n’est en réalité que l’aveu d’une incurable ignorance), de refuser de s’en occuper en le déclarant «inaccessible» ou «inconnaissable», le résultat, en fait, est exactement le même dans les deux cas, et il est bien celui-là même que nous venons de décrire.

Nous redirons encore ici que, chez la plupart, il ne s’agit naturellement que de ce qu’on peut appeler un matérialisme ou un positivisme «pratique», indépendant de toute théorie philosophique, qui est en effet et sera toujours chose fort étrangère à la majorité; mais cela même n’en est que plus grave, non seulement parce qu’un tel état d’esprit acquiert par là une diffusion incomparablement plus grande, mais aussi parce qu’il est d’autant plus irrémédiable qu’il est plus irréfléchi et moins clairement conscient, car cela prouve qu’il a vraiment pénétré et comme imprégné toute la nature de l’individu.

Ce que nous avons déjà dit du matérialisme de fait et de la façon dont s’en accommodent des gens qui se croient pourtant «religieux» le montre assez; et, en même temps, on voit par cet exemple que, au fond, la philosophie proprement dite n’a pas toute l’importance que certains voudraient lui attribuer, ou que du moins elle en a surtout en tant qu’elle peut être considérée comme «représentative» d’une certaine mentalité, plutôt que comme agissant effectivement et directement sur celle-ci; du reste, une conception philosophique quelconque pourrait-elle avoir le moindre succès si elle ne répondait à quelques-unes des tendances prédominantes de l’époque où elle est formulée? Nous ne voulons pas dire par là que les philosophes ne jouent pas, tout comme d’autres, leur rôle dans la déviation moderne, ce qui serait certainement exagéré, mais seulement que ce rôle est plus restreint en fait qu’on ne serait tenté de le supposer à première vue, et assez différent de ce qu’il peut sembler extérieurement; d’ailleurs, d’une façon tout à fait générale, ce qui est le plus apparent est toujours, suivant les lois mêmes qui régissent la manifestation, une conséquence plutôt qu’une cause, un aboutissement plutôt qu’un point de départ

[note de René Guénon  en bas de page: On pourrait dire encore, si l’on veut, que c’est un «fruit» plutôt qu’un «germe»; le fait que le fruit lui-même contient de nouveaux germes indique que la conséquence peut à son tour jouer le rôle de cause à un autre niveau, conformément au caractère cyclique de la manifestation; mais encore faut-il pour cela qu’elle passe en quelque sorte de l’ «apparent» au «caché».]

et, en tout cas, ce n’est jamais là qu’il faut chercher ce qui agit de manière vraiment efficace dans un ordre plus profond, qu’il s’agisse en cela d’une action s’exerçant dans un sens normal et légitime, ou bien du contraire comme dans le cas dont nous parlons présentement.

Le mécanisme et le matérialisme eux-mêmes n’ont pu acquérir une influence généralisée qu’en passant du domaine philosophique au domaine scientifique; ce qui se rapporte à ce dernier, ou ce qui se présente à tort ou à raison comme revêtu de ce caractère «scientifique», a en effet très certainement, pour des raisons diverses, beaucoup plus d’action que les théories philosophiques sur la mentalité commune, en laquelle il y a toujours une croyance au moins implicite à la vérité d’une «science» dont le caractère hypothétique lui échappe inévitablement, tandis que tout ce qui se qualifie de «philosophie» la laisse plus ou moins indifférente; l’existence d’applications pratiques et utilitaires dans un cas, et leur absence dans l’autre, n’y est d’ailleurs sans doute pas entièrement étrangère.

Ceci nous ramène justement encore à l’idée de la «vie ordinaire» dans laquelle il entre effectivement une assez forte dose de «pragmatisme»; et ce que nous disons là est encore, bien entendu, tout à fait indépendant du fait que certains de nos contemporains ont voulu ériger le «pragmatisme» en système philosophique, ce qui n’a été rendu possible qu’en raison même de la tournure utilitaire qui est inhérente à la mentalité moderne et profane en général, et aussi parce que, dans l’état présent de déchéance intellectuelle, on en est arrivé à perdre complètement de vue la notion même de vérité, si bien que celle d’utilité ou de commodité a fini par s’y substituer entièrement.

Quoi qu’il en soit, dès lors qu’il est convenu que la «réalité» consiste exclusivement en ce qui tombe sous les sens, il est tout naturel que la valeur qu’on attribue à une chose quelconque ait en quelque sorte pour mesure sa capacité de produire des effets d’ordre sensible; or il est évident que la «science», considérée, à la façon moderne, comme essentiellement solidaire de l’industrie, sinon même confondue plus ou moins complètement avec celle-ci, doit à cet égard occuper le premier rang, et que par là elle se trouve mêlée aussi étroitement que possible à cette «vie ordinaire» dont elle devient même ainsi un des principaux facteurs; par contrecoup, les hypothèses sur lesquelles elle prétend se fonder, si gratuites et si injustifiées qu’elles puissent être, bénéficieront elles-mêmes de cette situation privilégiée aux yeux du vulgaire.

Il va de soi que, en réalité, les applications pratiques ne dépendent en rien de la vérité de ces hypothèses, et l’on peut d’ailleurs se demander ce que deviendrait une telle science, si nulle en tant que connaissance proprement dite, si on la séparait des applications auxquelles elle donne lieu; mais telle qu’elle est, c’est un fait que cette science «réussit» et, pour l’esprit instinctivement utilitariste du «public» moderne, la «réussite» ou le «succès» devient comme une sorte de «critérium de la vérité», si tant est qu’on puisse encore parler ici de vérité en un sens quelconque.

Qu’il s’agisse d’ailleurs de n’importe quel point de vue, philosophique, scientifique ou simplement «pratique», il est évident que tout cela, au fond, ne représente qu’autant d’aspects divers d’une seule et même tendance, et aussi que cette tendance, comme toutes celles qui sont, au même titre, constitutives de l’esprit moderne, n’a certes pas pu se développer spontanément; nous avons déjà eu assez souvent l’occasion de nous expliquer sur ce dernier point, mais ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister et nous aurons encore à revenir dans la suite sur la place plus précise qu’occupe le matérialisme dans l’ensemble du «plan» suivant lequel s’effectue la déviation du monde moderne.

Bien entendu, les matérialistes eux-mêmes sont, plus que quiconque, parfaitement incapables de se rendre compte de ces choses et même d’en concevoir la possibilité, aveuglés qu’ils sont par leurs idées préconçues, qui leur ferment toute issue hors du domaine étroit où ils sont habitués à se mouvoir; et sans doute en seraient-ils tout aussi étonnés qu’ils le seraient de savoir qu’il a existé et qu’il existe même encore des hommes pour lesquels ce qu’ils appellent la «vie ordinaire» serait bien la chose la plus extraordinaire qu’on puisse imaginer, puisqu’elle ne correspond à rien de ce qui se produit réellement dans leur existence.

C’est pourtant ainsi et, qui plus est, ce sont ces hommes qui doivent être regardés comme véritablement «normaux», tandis que les matérialistes, avec tout leur «bon sens» tant vanté et tout le «progrès» dont ils se considèrent fièrement comme les produits les plus achevés et les représentants les plus «avancés», ne sont, au fond, que des êtres en qui certaines facultés se sont atrophiées au point d’être complètement abolies. C’est d’ailleurs à cette condition seulement que le monde sensible peut leur apparaître comme un «système clos» à l’intérieur duquel ils se sentent en parfaite sécurité; il nous reste à voir comment cette illusion peut, en un certain sens et dans une certaine mesure, être «réalisée» du fait du matérialisme lui-même; mais nous verrons aussi plus loin comment, malgré cela, elle ne représente en quelque sorte qu’un état d’équilibre éminemment instable, et comment, au point même où les choses en sont actuellement, cette sécurité de la «vie ordinaire», sur laquelle a reposé jusqu’ici toute l’organisation extérieure du monde moderne, risque fort d’être troublée par des «interférences» inattendues.

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Chapitre XVI [16]

La dégénérescence de la monnaie

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Arrivé à ce point de notre exposé, il ne sera peut-être pas inutile de nous en écarter quelque peu, du moins en apparence, pour donner, ne fût-ce qu’assez sommairement, quelques indications sur une question qui peut sembler ne se rapporter qu’à un fait d’un genre très particulier, mais qui constitue un exemple frappant des résultats de la conception de la «vie ordinaire», en même temps qu’une excellente «illustration» de la façon dont celle-ci est liée au point de vue exclusivement quantitatif et qui, par ce dernier côté surtout, se rattache en réalité très directement à notre sujet.

La question dont il s’agit est celle de la monnaie, et assurément, si l’on s’en tient au simple point de vue «économique» tel qu’on l’entend aujourd’hui, il semble bien que celle-ci soit quelque chose qui appartient aussi complètement que possible au «règne de la quantité»; c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle joue, dans la société moderne, le rôle prépondérant que l’on ne connaît que trop et sur lequel il serait évidemment superflu d’insister; mais la vérité est que le point de vue «économique» lui-même, et la conception exclusivement quantitative de la monnaie qui lui est inhérente, ne sont que le produit d’une dégénérescence somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos contemporains.

Il est une remarque qu’il est bien facile de faire, pour peu qu’on ait seulement «des yeux pour voir» : c’est que les monnaies anciennes sont littéralement couvertes de symboles traditionnels, pris même souvent parmi ceux qui présentent un sens plus particulièrement profond; c’est ainsi qu’on a remarqué notamment que chez les Celtes, les symboles figurant sur les monnaies ne peuvent s’expliquer que si on les rapporte à des connaissances doctrinales qui étaient propres aux Druides, ce qui implique d’ailleurs une intervention directe de ceux-ci dans ce domaine; et, bien entendu, ce qui est vrai sous ce rapport pour les Celtes l’est également pour les autres peuples de l’antiquité, en tenant compte naturellement des modalités propres de leurs organisations traditionnelles respectives.

Cela s’accorde très exactement avec l’inexistence du point de vue profane dans les civilisations strictement traditionnelles : la monnaie, là où elle existait, ne pouvait elle-même pas être la chose profane qu’elle est devenue plus tard; et si elle l’avait été, comment s’expliquerait ici l’intervention d’une autorité spirituelle qui évidemment n’aurait rien eu à y voir, et comment aussi pourrait-on comprendre que diverses traditions parlent de la monnaie comme de quelque chose qui est véritablement chargé d’une «influence spirituelle», dont l’action pouvait effectivement s’exercer par le moyen des symboles qui en constituaient le «support» normal?

Ajoutons que, jusqu’en des temps très récents, on pouvait encore trouver un dernier vestige de cette notion dans des devises de caractère religieux, qui n’avaient assurément plus de valeur proprement symbolique, mais qui étaient du moins comme un rappel de l’idée traditionnelle désormais plus ou moins incomprise; mais après avoir été, en certains pays, reléguées autour de la «tranche» des monnaies, ces devises mêmes ont fini par disparaître complètement, et, en effet, elles n’avaient aucune raison d’être dès lors que la monnaie ne représentait plus rien d’autre qu’un signe d’ordre uniquement «matériel» et quantitatif.

Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie, sous quelque forme qu’il se soit exercé, n’est d’ailleurs pas un fait limité exclusivement à l’antiquité, et sans sortir du monde occidental il y a bien des indices qui montrent qu’il a dû s’y perpétuer jusque vers la fin du moyen âge, c’est-à-dire tant que ce monde a possédé une civilisation traditionnelle.

On ne pourrait en effet s’expliquer autrement que certains souverains, à cette époque, aient été accusés d’avoir «altéré les monnaies»; si leurs contemporains leur en firent un crime, il faut conclure de là qu’ils n’avaient pas la libre disposition du titre de la monnaie et que, en le changeant de leur propre initiative, ils dépassaient les droits reconnus au pouvoir temporel.

[note de René Guénon en bas de page: Voir Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 111, où nous nous sommes référé plus spécialement au cas de Philippe le Bel, et où nous avons suggéré la possibilité d’un rapport assez étroit entre la destruction de l’Ordre du Temple et l’altération des monnaies, ce qui se comprendrait sans peine si l’on admettait, comme au moins très vraisemblable, que l’Ordre du Temple avait alors, entre autres fonctions, celle d’exercer le contrôle spirituel dans ce domaine; nous n’y insisterons pas davantage, mais nous rappellerons que c’est précisément à ce moment que nous estimons pouvoir faire remonter les débuts de la déviation moderne proprement dite.]

Dans tout autre cas, une telle accusation aurait été évidemment dépourvue de sens; le titre de la monnaie n’aurait d’ailleurs eu alors qu’une importance toute conventionnelle et, en somme, peu aurait importé qu’elle fût constituée par un métal quelconque et variable, ou même remplacée par un simple papier comme elle l’est en grande partie de nos jours, car cela n’aurait pas empêché qu’on pût continuer à en faire exactement le même usage «matériel». Il fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre, et nous pouvons dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération pouvait revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à compromettre la stabilité même de la puissance royale parce que, en agissant ainsi, celle-ci usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, en définitive, l’unique source authentique de toute légitimité; et c’est ainsi que ces faits, que les historiens profanes ne semblent guère comprendre, concourent encore à indiquer très nettement que la question de la monnaie avait, au moyen âge aussi bien que dans l’antiquité, des aspects tout à fait ignorés des modernes.

Il est donc arrivé là ce qui est arrivé généralement pour toutes les choses qui jouent, à un titre ou à un autre, un rôle dans l’existence humaine: ces choses ont été dépouillées peu à peu de tout caractère «sacré» ou traditionnel, et c’est ainsi que cette existence même, dans son ensemble, est devenue toute profane et s’est trouvée finalement réduite à la basse médiocrité de la «vie ordinaire» telle qu’elle se présente aujourd’hui.

En même temps, l’exemple de la monnaie montre bien que cette «profanisation», s’il est permis d’employer un tel néologisme, s’opère principalement par la réduction des choses à leur seul aspect quantitatif; en fait, on a fini par ne plus même pouvoir concevoir que la monnaie soit autre chose que la représentation d’une quantité pure et simple; mais si ce cas est particulièrement net à cet égard, parce qu’il est en quelque sorte poussé jusqu’à l’extrême exagération, il est bien loin d’être le seul où une telle réduction apparaisse comme contribuant à enfermer l’existence dans l’horizon borné du point de vue profane. Ce que nous avons dit du caractère quantitatif par excellence de l’industrie moderne et de tout ce qui s’y rapporte permet de le comprendre suffisamment: en entourant constamment l’homme des produits de cette industrie, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples «curiosités» n’ayant aucun rapport avec les circonstances «réelles» de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la «vie ordinaire» comme dans une prison sans issue.

Dans une civilisation traditionnelle, au contraire, chaque objet, en même temps qu’il était aussi parfaitement approprié que possible à l’usage auquel il était immédiatement destiné, était fait de telle façon qu’il pouvait à chaque instant, et du fait même qu’on en faisait réellement usage (au lieu de le traiter en quelque sorte comme une chose morte ainsi que le font les modernes pour tout ce qu’ils considèrent comme des «oeuvres d’art»), servir de «support» de méditation reliant l’individu à quelque chose d’autre que la simple modalité corporelle, et aidant ainsi chacun à s’élever à un état supérieur selon la mesure de ses capacités;

[note de René Guénon en bas de page: On pourra, sur ce sujet, consulter de nombreuses études de A. K. Coomaraswamy, qui l’a abondamment développé et «illustré» sous toutes ses faces et avec toutes les précisions nécessaires.]

quel abîme entre ces deux conceptions de l’existence humaine!

Cette dégénérescence qualitative de toutes choses est d’ailleurs étroitement liée à celle de la monnaie, comme le montre le fait qu’on en est arrivé à n’«estimer» couramment un objet que par son prix, considéré uniquement comme un «chiffre», une «somme» ou une quantité numérique de monnaie; en fait, chez la plupart de nos contemporains, tout jugement porté sur un objet se base presque toujours exclusivement sur ce qu’il coûte. Nous avons souligné le mot «estimer», en raison de ce qu’il a en lui-même un double sens qualitatif et quantitatif; aujourd’hui, on a perdu de vue le premier sens ou, ce qui revient au même, on a trouvé moyen de le réduire au second, et c’est ainsi que non seulement on «estime» un objet d’après son prix, mais aussi un homme d’après sa richesse.

[note de René Guénon en bas de page: Les Américains sont allés si loin en ce sens qu’ils disent communément qu’un homme «vaut» telle somme, voulant indiquer par là le chiffre auquel s’élève sa fortune; ils disent aussi, non pas qu’un homme réussit dans ses affaires, mais qu’il «est un succès», ce qui revient à identifier complètement l’individu à ses gains matériels!]

La même chose est arrivée aussi, tout naturellement, pour le mot «valeur» et, remarquons-le en passant, c’est là-dessus que se fonde le curieux abus qu’en font certains philosophes récents, qui ont même été jusqu’à inventer, pour caractériser leurs théories, l’expression de «philosophie des valeurs»; au fond de leur pensée, il y a l’idée que toute chose, à quelque ordre qu’elle se rapporte, est susceptible d’être conçue quantitativement et exprimée numériquement; et le «moralisme», qui est d’autre part leur préoccupation dominante, se trouve par là associé directement au point de vue quantitatif.

[note de René Guénon en bas de page: Cette association n’est d’ailleurs pas une chose entièrement nouvelle, car elle remonte en fait jusqu’à l’«arithmétique morale» de Bentham, qui date de la fin du XVIIIe siècle.]

Ces exemples montrent aussi qu’il y a une véritable dégénérescence du langage, accompagnant ou suivant inévitablement celle de toutes choses; en effet, dans un monde où l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut évidemment se servir d’un langage qui lui-même n’évoque plus que des idées purement quantitatives.

Pour en revenir plus spécialement à la question de la monnaie, nous devons encore ajouter qu’il s’est produit à cet égard un phénomène qui est bien digne de remarque: c’est que, depuis que la monnaie a perdu toute garantie d’ordre supérieur, elle a vu sa valeur quantitative elle-même, ou ce que le jargon des «économistes» appelle son «pouvoir d’achat», aller sans cesse en diminuant, si bien qu’on peut concevoir que, à une limite dont on s’approche de plus en plus, elle aura perdu toute raison d’être, même simplement «pratique» ou «matérielle», et elle devra disparaître comme d’elle-même de l’existence humaine.

On conviendra qu’il y a là un étrange retour des choses, qui se comprend d’ailleurs sans peine par ce que nous avons exposé précédemment: la quantité pure étant proprement au-dessous de toute existence, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme dans le cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution.

Cela peut déjà servir à montrer que, comme nous le disions plus haut, la sécurité de la «vie ordinaire» est en réalité quelque chose de bien précaire, et nous verrons aussi par la suite qu’elle l’est encore à beaucoup d’autres égards; mais la conclusion qui s’en dégagera sera toujours la même en définitive: le terme réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution finale du monde actuel.

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Chapitre XVII [17]

Solidification du monde

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Revenons maintenant à l’explication de la façon dont se réalise effectivement, à l’époque moderne, un monde conforme, dans la mesure du possible, à la conception matérialiste; pour le comprendre, il faut avant tout se souvenir que, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, l’ordre humain et l’ordre cosmique, en réalité, ne sont point séparés comme on se l’imagine trop facilement de nos jours, mais qu’ils sont au contraire étroitement liés, de telle sorte que chacun d’eux réagit constamment sur l’autre et qu’il y a toujours une correspondance entre leurs états respectifs.

Cette considération est essentiellement impliquée dans toute la doctrine des cycles et, sans elle, les données traditionnelles qui se rapportent à celle-ci seraient à peu près entièrement inintelligibles; la relation qui existe entre certaines phases critiques de l’histoire de l’humanité et certains cataclysmes se produisant suivant des périodes astronomiques déterminées en est peut-être l’exemple le plus frappant, mais il va de soi que ce n’est là qu’un cas extrême de ces correspondances, qui existent en réalité d’une façon continue, bien qu’elles soient sans doute moins apparentes tant que les choses ne se modifient que graduellement et presque insensiblement.

Cela étant, il est tout naturel que, dans le cours du développement cyclique, la manifestation cosmique tout entière, et la mentalité humaine, qui d’ailleurs y est nécessairement incluse, suivent à la fois une même marche descendante, dans le sens que nous avons déjà précisé, et qui est celui d’un éloignement graduel du principe, donc de la spiritualité première qui est inhérente au pôle essentiel de la manifestation.

Cette marche peut donc être décrite, en acceptant ici les termes du  langage courant, qui d’ailleurs font ressortir nettement la corrélation que nous envisageons, comme une sorte de «matérialisation» progressive du milieu cosmique lui-même, et ce n’est que quand cette «matérialisation» a atteint un certain degré, déjà très fortement accentué, que peut apparaître corrélativement, chez l’homme, la conception matérialiste, ainsi que l’attitude générale qui lui correspond pratiquement et qui se conforme, comme nous l’avons dit, à la représentation de ce qu’on appelle la «vie ordinaire»; d’ailleurs, sans cette «matérialisation» effective, tout cela n’aurait pas même le moindre semblant de justification, car la réalité ambiante lui apporterait à chaque instant des démentis trop manifestes. L’idée même de matière, telle que les modernes l’entendent, ne pouvait véritablement prendre naissance que dans ces conditions; ce qu’elle exprime plus ou moins confusément n’est d’ailleurs, en tout cas, qu’une limite qui, dans le cours de la descente dont il s’agit, ne peut jamais être atteinte en fait, d’abord parce qu’elle est considérée comme étant, en elle-même, quelque chose de purement quantitatif, et ensuite parce qu’elle est supposée «inerte», et qu’un monde où il y aurait quelque chose de vraiment «inerte» cesserait aussitôt d’exister par là même; cette idée est donc bien la plus illusoire qui puisse être, puisqu’elle ne répond absolument à aucune réalité, si bas que celle-ci soit située dans la hiérarchie de l’existence manifestée.

On pourrait dire encore, en d’autres termes, que la «matérialisation» existe comme tendance, mais que la «matérialité», qui serait l’aboutissement complet de cette tendance, est un état irréalisable; de là vient, entre autres conséquences, que les lois mécaniques formulées théoriquement par la science moderne ne sont jamais susceptibles d’une application exacte et rigoureuse aux conditions de l’expérience, où il subsiste toujours des éléments qui leur échappent nécessairement, même dans la phase où le rôle de ces éléments se trouve en quelque sorte réduit au minimum. Il ne s’agit donc jamais là que d’une approximation, qui, dans cette phase, et sous la réserve de cas devenus alors exceptionnels, peut être suffisante pour les besoins pratiques immédiats, mais qui n’en implique pas moins une simplification très grossière, ce qui lui enlève non seulement toute prétendue «exactitude», mais même toute valeur de «science» au vrai sens de ce mot; et c’est aussi avec cette même approximation que le monde sensible peut prendre l’apparence d’un «système clos», tant aux yeux des physiciens que dans le courant des événements qui constituent la «vie ordinaire».

Au lieu de parler de «matérialisation» comme nous venons de le faire, on pourrait aussi, en un sens qui est au fond le même, et d’une façon peut-être plus précise et même plus «réelle», parler de «solidification»; les corps solides, en effet, sont bien, par leur densité et leur impénétrabilité, ce qui donne plus que toute autre chose l’illusion de la «matérialité». En même temps, ceci nous rappelle la manière dont Bergson, ainsi que nous l’avons signalé plus haut, parle du «solide» comme constituant en quelque sorte le domaine propre de la raison, en quoi il est d’ailleurs évident que, consciemment ou non (et sans doute peu consciemment, puisque non seulement il généralise et n’apporte aucune restriction, mais que même il croit pouvoir parler en cela d’ «intelligence», comme il le fait toujours alors que ce qu’il dit ne peut s’appliquer réellement qu’à la raison), il se réfère plus spécialement à ce qu’il voit autour de lui, c’est-à-dire à l’usage «scientifique» qui est fait actuellement de cette raison.

Nous ajouterons que cette «solidification» effective est précisément la véritable cause pour laquelle la science moderne «réussit», non pas certes dans ses théories qui n’en sont pas moins fausses pour cela, et qui d’ailleurs changent à chaque instant, mais dans ses applications pratiques; en d’autres époques où cette «solidification» n’était pas encore aussi accentuée, non seulement l’homme n’aurait pas pu songer à l’industrie telle qu’on l’entend aujourd’hui, mais encore cette industrie aurait été réellement tout à fait impossible, aussi bien que tout l’ensemble de la «vie ordinaire» où elle tient une place si importante. Ceci, notons-le incidemment, suffit pour couper court à toutes les rêveries de soi-disant «clairvoyants» qui, imaginant le passé sur le modèle du présent, attribuent à certaines civilisations «préhistoriques» et de date fort reculée quelque chose de tout à fait semblable au «machinisme» contemporain; ce n’est là qu’une des formes de l’erreur qui fait dire vulgairement que «l’histoire se répète», et qui implique une complète ignorance de ce que nous avons appelé les déterminations qualitatives du temps.

Pour en arriver au point que nous avons décrit, il faut que l’homme, du fait même de cette «matérialisation» ou de cette «solidification» qui s’opère naturellement en lui tout aussi bien que dans le reste de la manifestation cosmique dont il fait partie, et qui modifie notablement sa constitution «psychophysiologique», ait perdu l’usage des facuItés qui lui permettraient normalement de dépasser les limites du monde sensible car, même si celui-ci est très réellement entouré de cloisons plus épaisses, pourrait-on dire, qu’il ne l’était dans ses états antérieurs, il n’en est pas moins vrai qu’il ne saurait jamais y avoir nulle part une séparation absolue entre différents ordres d’existence; une telle séparation aurait pour effet de retrancher de la réalité même le domaine qu’elle enfermerait, si bien que, là encore, l’existence de ce domaine, c’est-à-dire du monde sensible dans le cas dont il s’agit, s’évanouirait immédiatement. On pourrait d’ailleurs légitimement se demander comment une atrophie aussi complète et aussi générale de certaines facultés a bien pu se produire effectivement; il a fallu pour cela que l’homme soit tout d’abord amené à porter toute son attention sur les choses sensibles exclusivement, et c’est par là qu’a dû nécessairement commencer cette oeuvre de déviation qu’on pourrait appeler la «fabrication» du monde moderne, et qui, bien entendu, ne pouvait «réussir», elle aussi, que précisement à cette phase du cycle et en utilisant, en mode «diabolique», les conditions présentes du milieu lui-même.

Quoi qu’il en soit de ce dernier point, sur lequel nous ne voulons pas insister davantage pour le moment, on ne saurait trop admirer la solennelle niaiserie de certaines déclamations chères aux «vulgarisateurs» scientifiques (nous devrions dire plutôt «scientistes»), qui se plaisent à affirmer à tout propos que la science moderne recule sans cesse les limites du monde connu, ce qui, en fait, est exactement le contraire de la vérité: jamais ces limites n’ont été aussi étroites qu’elles le sont dans les conceptions admises par cette prétendue science profane, et jamais le monde ni l’homme ne s’étaient trouvés ainsi rapetissés, au point d’être réduits à de simples entités corporelles, privées, par hypothèse, de la moindre possibilité de communication avec tout autre ordre de réalité!

Il y a d’ailleurs encore un autre aspect de la question, réciproque et complémentaire de celui que nous avons envisagé jusqu’ici: l’homme n’est pas réduit, en tout cela, au rôle passif d’un simple spectateur, qui devrait se borner à se faire une idée plus ou moins vraie, ou plus ou moins fausse, de ce qui se passe autour de lui; il est lui-même un des facteurs qui interviennent activement dans les modifications du monde où il vit; et nous devons ajouter qu’il en est même un facteur particulièrement important, en raison de la position proprement «centrale» qu’il se trouve occuper dans ce monde.

En parlant de cette intervention humaine, nous n’entendons pas faire allusion simplement aux modifications artificielles que l’industrie fait subir au milieu terrestre, et qui sont d’ailleurs trop évidentes pour qu’il y ait lieu de s’y étendre; c’est là une chose dont il convient assurément de tenir compte, mais ce n’est pas tout, et ce dont il s’agit surtout, au point de vue où nous nous plaçons en ce moment, est quelque chose de tout autre, qui n’est pas voulu par l’homme, du moins expressément et consciemment, mais qui va cependant beaucoup plus loin en réalité.

En effet, la vérité est que la conception matérialiste, une fois qu’elle a été formée et répandue d’une façon quelconque, ne peut que concourir à renforcer encore cette «solidification» du monde qui l’a tout d’abord rendue possible, et toutes les conséquences qui dérivent directement ou indirectement de cette conception, y compris la notion courante de la «vie ordinaire», ne font que tendre à cette même fin, car les réactions générales du milieu cosmique lui-même changent effectivement suivant l’attitude adoptée par l’homme à son égard. On peut dire véritablement que certains aspects de la réalité se cachent à quiconque l’envisage en profane et en matérialiste, et se rendent inaccessibles à son observation; ce n’est pas là une simple façon de parler plus ou moins «imagée», comme certains pourraient être tentés de le croire, mais bien l’expression pure et simple d’un fait, de même que c’est un fait que les animaux fuient spontanément et instinctivement devant quelqu’un qui leur témoigne une attitude hostile.

C’est pourquoi il est des choses qui ne pourront jamais être constatées par des «savants» matérialistes ou positivistes, ce qui, naturellement, les confirme encore dans leur croyance à la validité de leurs conceptions, en paraissant leur en donner comme une sorte de preuve négative, alors que ce n’est pourtant rien de plus ni d’autre qu’un simple effet de ces conceptions elles-mêmes; ce n’est pas, bien entendu, que ces choses aient aucunement cessé d’exister pour cela depuis la naissance du matérialisme et du positivisme, mais elles se «retranchent» véritablement hors du domaine qui est à la portée de l’expérience des savants profanes, s’abstenant d’y pénétrer en aucune façon qui puisse laisser soupçonner leur action ou leur existence même, tout comme, dans un autre ordre qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec celui-là, le dépôt des connaissances traditionnelles se dérobe et se ferme de plus en plus strictement devant l’envahissement de l’esprit moderne.

C’est là, en quelque sorte, la «contrepartie» de la limitation des facultés de l’être humain à celles qui se rapportent proprement à la seule modalité corporelle : par cette limitation, il devient, disions-nous, incapable de sortir du monde sensible; par ce dont il s’agit maintenant, il perd en outre toute occasion de constater une intervention manifeste d’éléments suprasensibles dans le monde sensible lui-même. Ainsi se trouve complétée pour lui, autant qu’il est possible, la «clôture» de ce monde, devenu ainsi d’autant plus «solide» qu’il est plus isolé de tout autre ordre de réalité, même de ceux qui sont le plus proches de lui et qui constitue simplement des modalités différentes d’un même domaine individuel; à l’intérieur d’un tel monde, il peut sembler que la «vie ordinaire» n’ait plus désormais qu’à se dérouler sans trouble et sans accidents imprévus, à la façon des mouvements d’une «mécanique» parfaitement réglée; l’homme moderne, après avoir «mécanisé» le monde qui l’entoure, ne vise-t-il pas à se «mécaniser» lui-même de son mieux, dans tous les modes d’activité qui restent encore ouverts à sa nature étroitement bornée?

Cependant, la «solidification» du monde, si loin qu’elle soit poussée effectivement, ne peut jamais être complète, et il y a des limites au delà desquelles elle ne saurait aller, puisque, comme nous l’avons dit, son extrême aboutissement serait incompatible avec toute existence réelle, fût-elle du degré le plus bas; et même, à mesure que cette «solidification» avance, elle n’en devient toujours que plus précaire, car la réalité la plus inférieure est aussi la plus instable; la rapidité sans cesse croissante des changements du monde actuel n’en témoigne d’ailleurs que d’une façon trop éloquente. Rien ne peut faire qu’il n’y ait des «fissures» dans ce prétendu «système clos», qui a du reste, par son caractère «mécanique», quelque chose d’artificiel (il va de soi que nous prenons ici ce mot en un sens beaucoup plus large que celui où il ne s’applique proprement qu’aux simples productions industrielles) qui n’est guère de nature à inspirer confiance en sa durée; et, actuellement même, il y a déjà de multiples indices qui montrent précisément que son équilibre instable est en quelque sorte sur le point d’être rompu.

Il en est si bien ainsi que ce que nous disons du matérialisme et du mécanisme de l’époque moderne pourrait presque, en un certain sens, être mis déjà au passé; cela ne veut certes pas dire que ses conséquences pratiques ne peuvent pas continuer à se développer pendant quelque temps encore, ou que son influence sur la mentalité générale ne persistera pas plus ou moins longtemps, ne serait-ce que du fait de la «vulgarisation» sous ses formes diverses, y compris l’enseignement scolaire à tous ses degrés, où traînent toujours de nombreuses «survivances» de ce genre (et nous allons tout à l’heure y revenir plus amplement) ; mais il n’en est pas moins vrai que, au moment où nous en sommes, la notion même de la «matière», si péniblement constituée à travers tant de théories diverses, semble être en train de s’évanouir; seulement, il n’y a peut-être pas lieu de s’en féliciter outre mesure, car, ainsi qu’on le verra plus clairement par la suite, ce ne peut être là, en fait, qu’un pas de plus vers la dissolution finale.

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Chapitre XVIII

Mythologie scientifique et vulgarisation

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Puisque nous avons été amené à faire allusion aux «survivances» que laissent, dans la mentalité commune, des théories auxquelles les savants eux-mêmes ne croient plus, et qui ainsi n’en continuent pas moins d’exercer leur influence sur l’attitude de la généralité des hommes, il sera bon d’y insister un peu plus car il y a là quelque chose qui peut encore contribuer à expliquer certains aspects de l’époque actuelle.

À cet égard, il convient de rappeler tout d’abord qu’un des principaux caractères de la science profane, quand elle quitte le domaine de la simple observation des faits et veut essayer de tirer quelque chose de l’accumulation indéfinie de détails particuliers qui en est l’unique résultat immédiat, c’est l’édification plus ou moins laborieuse de théories purement hypothétiques, et qui nécessairement ne peuvent être rien de plus étant donné leur point de départ tout empirique, car les faits, qui en eux-mêmes sont toujours susceptibles d’explications diverses, n’ont jamais pu et ne pourront jamais garantir la vérité d’aucune théorie, et comme nous l’avons dit plus haut, leur plus ou moins grande multiplicité n’y fait rien; aussi de telles hypothèses sont-elles, au fond, bien moins inspirées par les constatations de l’expérience que par certaines idées préconçues et par certaines des tendances prédominantes de la mentalité moderne.

On sait d’ailleurs avec quelle rapidité toujours croissante ces hypothèses, à notre époque, sont abandonnées et remplacées par d’autres, et ces changements continuels suffisent trop évidemment à montrer leur peu de solidité et l’impossibilité de leur reconnaître une valeur en tant que connaissance réelle; aussi prennent-elles de plus en plus, dans la pensée des savants eux-mêmes, un caractère conventionnel, donc en somme irréel, et nous pouvons encore noter là un symptôme de l’acheminement vers la dissolution finale.

En effet, ces savants, et notamment les physiciens, ne peuvent guère être entièrement dupes de semblables constructions dont, aujourd’hui plus que jamais, ils ne connaissent que trop bien la fragilité; non seulement elles sont vite «usées», mais dès leur début, ceux mêmes qui les édifient n’y croient que dans une certaine mesure, sans doute assez limitée, et à titre en quelque sorte «provisoire»; et bien souvent ils semblent même les considérer moins comme de véritables tentatives d’explication que comme de simples «représentations» et comme des «façons de parler»; c’est bien tout ce qu’elles sont en effet, et nous avons vu que Leibnitz avait déjà montré que le mécanisme cartésien ne pouvait pas être autre chose qu’une «représentation» des apparences extérieures, dénuée de toute valeur proprement explicative.

Dans ces conditions, le moins qu’on en puisse dire est qu’il y a là quelque chose d’assez vain, et c’est assurément une étrange conception de la science que celle dont procède un semblable travail; mais le danger de ces théories illusoires réside surtout dans l’influence que, par cela seul qu’elles s’intitulent «scientifiques», elles sont susceptibles d’exercer sur le «grand public» qui, lui, les prend tout à fait au sérieux et les accepte aveuglément comme des «dogmes», et cela non pas seulement tant qu’elles durent (elles n’ont même souvent eu alors qu’à peine le temps de parvenir à sa connaissance), mais même et surtout quand les savants les ont déjà abandonnées et bien longtemps après, du fait de leur persistance, dont nous parlions plus haut, dans l’enseignement élémentaire et dans les ouvrages de «vulgarisation» où elles sont d’ailleurs toujours présentées sous une forme «simpliste» et résolument affirmative, et non point comme les simples hypothèses qu’elles étaient en réalité pour ceux-là mêmes qui les élaborèrent.

Ce n’est pas sans raison que nous venons de parler de «dogmes» car, pour l’esprit antitraditionnel moderne, il s’agit bien là de quelque chose qui doit s’opposer et se substituer aux dogmes religieux; un exemple comme celui des théories «évolutionnistes», entre autres, ne peut laisser aucun doute à cet égard; et ce qui est encore bien significatif, c’est l’habitude qu’ont la plupart des «vulgarisateurs» de parsemer leurs écrits de déclamations plus ou moins violentes contre toute idée traditionnelle, ce qui ne montre que trop clairement quel rôle ils sont chargés de jouer, fût-ce inconsciemment dans bien des cas, dans la subversion intellectuelle de notre époque.

Il est arrivé à se constituer ainsi dans la mentalité «scientiste» qui, pour les raisons d’ordre en grande partie utilitaire que nous avons indiquées est, à un degré ou à un autre, celle de la grande majorité de nos contemporains, une véritable «mythologie» non pas certes au sens originel et transcendant des vrais «mythes» traditionnels, mais tout simplement dans l’acception «péjorative» que ce mot a prise dans le langage courant.

On pourrait en citer d’innombrables exemples; un des plus frappants et des plus «actuels», si l’on peut dire, est celui de l’ «imagerie» des atomes et des multiples éléments d’espèces variées en lesquels ils ont fini par se dissocier dans les théories physiques récentes (ce qui fait d’ailleurs qu’ils ne sont plus aucunement des atomes, c’est-à-dire littéralement des «indivisibles», bien qu’on persiste à leur en donner le nom en dépit de toute logique); «imagerie», disons-nous, car ce n’est sans doute que cela dans la pensée des physiciens; mais le «grand public» croit fermement qu’il s’agit d’ «entités» réelles qui pourraient être vues et touchées par quelqu’un dont les sens seraient suffisamment développés ou qui disposerait d’instruments d’observation assez puissants; n’est-ce pas là de la «mythologie» de la sorte la plus naïve?Cela n’empêche pas ce même public de se moquer à tout propos des conceptions des anciens dont, bien entendu, il ne comprend pas le moindre mot; même en admettant qu’il ait pu y avoir de tout temps des déformations «populaires» (encore une expression qu’aujourd’hui on aime fort à employer à tort et à travers, sans doute à cause de l’importance grandissante accordée à la «masse»), il est permis de douter qu’elles aient jamais été aussi grossièrement matérielles et en même temps aussi généralisées qu’elles le sont présentement, grâce tout à la fois aux tendances inhérentes à la mentalité actuelle et à la diffusion tant vantée de l’ «instruction obligatoire», profane et rudimentaire!

Nous ne voulons pas nous étendre outre mesure sur un sujet qui se prêterait à des développements presque indéfinis mais s’écartant trop de ce que nous avons principalement en vue; il serait facile de montrer, par exemple, que, en raison de la «survivance» des hypothèses, des éléments appartenant en réalité à des théories différentes se superposent et s’entremêlent de telle sorte dans les représentations vulgaires qu’ils forment parfois les combinaisons les plus hétéroclites; d’ailleurs, en conséquence du désordre inextricable qui règne partout, la mentalité contemporaine est ainsi faite qu’elle accepte volontiers les plus étranges contradictions.

Nous préférons insister seulement encore sur un des aspects de la question qui, à vrai dire, anticipera quelque peu sur les considérations qui auront à prendre place dans la suite, car il se réfère à des choses qui appartiennent plus proprement à une autre phase que celle que nous avons envisagée jusqu’ici; mais tout cela, en fait, ne peut pas être séparé entièrement, ce qui ne donnerait qu’une figuration par trop «schématique» de notre époque et, en même temps, on pourra déjà entrevoir par là comment les tendances vers la «solidification» et vers la dissolution, bien qu’apparemment opposées à certains égards, s’associent cependant du fait même qu’elles agissent simultanément pour aboutir en définitive à la catastrophe finale.

Ce dont nous voulons parler, c’est le caractère plus particulièrement extravagant que revêtent les représentations dont il s’agit quand elles sont transportées dans un domaine autre que celui auquel elles étaient primitivement destinées à s’appliquer; c’est de là que dérivent, en effet, la plupart des fantasmagories de ce que nous avons appelé le «néo-spiritualisme» sous ses différentes formes, et ce sont précisément ces emprunts à des conceptions relevant essentiellement de l’ordre sensible qui expliquent cette sorte de «matérialisation» du suprasensible qui constitue un de leurs traits les plus généraux.

[note de René Guénon en bas de page: C’est surtout dans le spiritisme que les représentations de ce genre se présentent sous les formes les plus grossières, et nous avons eu l’occasion d’en donner de nombreux exemples dans L’Erreur Spirite.]

Sans chercher pour le moment à déterminer plus exactement la nature et la qualité du suprasensible auquel on a effectivement affaire ici, il n’est pas inutile de remarquer à quel point ceux mêmes qui l’admettent encore et qui pensent en constater l’action sont, au fond, pénétrés de l’influence matérialiste: s’ils ne nient pas toute réalité extracorporelle comme la majorité de leurs contemporains, c’est parce qu’ils s’en font une idée qui leur permet de la ramener en quelque sorte au type des choses sensibles, ce qui assurément ne vaut guère mieux.

On ne saurait d’ailleurs s’en étonner quand on voit combien toutes les écoles occultistes, théosophistes et autres de ce genre, aiment à chercher constamment des points de rapprochement avec les théories scientifiques modernes, dont elles s’inspirent même souvent plus directement qu’elles ne veulent bien le dire; le résultat n’est en somme que ce qu’il doit être logiquement dans de telles conditions; et on pourrait même remarquer que, du fait des variations successives de ces théories scientifiques, la similitude des conceptions de telle école avec telle théorie spéciale permettrait en quelque sorte de «dater» cette école en l’absence de tout renseignement plus précis sur son histoire et sur ses origines.

Cet état de choses a commencé dès que l’étude et le maniement de certaines influences psychiques sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, tombés dans le domaine profane, ce qui marque en quelque sorte le début de la phase plus proprement «dissolvante» de la déviation moderne; et l’on peut en somme le faire remonter au XVIIIe siècle, de sorte qu’il se trouve être exactement contemporain du matérialisme lui-même, ce qui montre bien que ces deux choses, contraires en apparence seulement, devaient s’accompagner en fait; il ne semble pas que des faits similaires se soient produits antérieurement, sans doute parce que la déviation n’avait pas encore atteint le degré de développement qui devait les rendre possibles.

Le trait principal de la «mythologie» scientifique de cette époque, c’est la conception des «fluides» divers sous la forme desquels on se représentait alors toutes les forces physiques; et c’est précisément cette conception qui fut transportée de l’ordre corporel dans l’ordre subtil avec la théorie du «magnétisme animal»; si l’on se reporte à l’idée de la «solidification» du monde, on dira peut-être qu’un «fluide» est, par définition, l’opposé d’un «solide», mais il n’en est pas moins vrai que, dans ce cas, il joue exactement le même rôle, puisque cette conception a pour effet de «corporiser» des choses qui relèvent en réalité de la manifestation subtile. Les magnétiseurs furent en quelque sorte les précurseurs directs du «néo-spiritualisme», sinon proprement ses premiers représentants; leurs théories et leurs pratiques influencèrent dans une plus ou moins large mesure toutes les écoles qui prirent naissance par la suite, qu’elles soient ouvertement profanes comme le spiritisme, ou qu’elles aient des prétentions «pseudo-initiatiques» comme les multiples variétés de l’occultisme.

Cette influence persistante est même d’autant plus étrange qu’elle semble tout à fait disproportionnée avec l’importance des phénomènes psychiques, somme toute fort élémentaires, qui constituent le champ d’expériences du magnétisme; mais ce qui est peut-être encore plus étonnant, c’est le rôle que joua ce même magnétisme, dès son apparition, pour détourner de tout travail sérieux des organisations initiatiques qui avaient encore conservé jusque là, sinon une connaissance effective allant très loin, du moins la conscience de ce qu’elles avaient perdu à cet égard et la volonté de s’efforcer de le retrouver; et il est permis de penser que ce n’est pas là la moindre des raisons pour lesquelles le magnétisme fut «lancé» au moment voulu, même si, comme il arrive presque toujours en pareil cas, ses promoteurs apparents ne furent en cela que des instruments plus ou moins inconscients.

La conception «fluidique» survécut dans la mentalité générale, sinon dans les théories des physiciens, au moins jusque vers le milieu du XIXe siècle (on continua même plus longtemps à employer communément des expressions comme celle de «fluide électrique», mais d’une façon plutôt machinale et sans plus y attacher une représentation précise); le spiritisme, qui vit le jour à cette époque, en hérita d’autant plus naturellement qu’il y était prédisposé par sa connexion originelle avec le magnétisme, connexion qui est même beaucoup plus étroite qu’on ne le supposerait à première vue, car il est fort probable que le spiritisme n’aurait jamais pu prendre un bien grand développement sans les divagations des somnambules, et que c’est l’existence des «sujets» magnétiques qui prépara et rendit possible celle des «médiums» spirites.

Aujourd’hui encore, la plupart des magnétiseurs et des spirites continuent à parler de «fluides» et qui plus est, à y croire sérieusement; cet «anachronisme» est d’autant plus curieux que tous ces gens sont, en général, des partisans fanatiques du «progrès», ce qui s’accorde mal avec une conception qui, exclue depuis si longtemps du domaine scientifique devrait, à leurs yeux, paraître fort «rétrograde».

Dans la «mythologie» actuelle, les «fluides» ont été remplacés par les «ondes» et les «radiations»; celles-ci, bien entendu, ne manquent pas de jouer à leur tour le même rôle dans les théories les plus récemment inventées pour essayer d’expliquer l’action de certaines influences subtiles; il nous suffira de mentionner la «radiesthésie», qui est aussi «représentative» que possible à cet égard.

Il va de soi que s’il ne s’agissait en cela que de simples images, de comparaisons fondées sur une certaine analogie (et non pas une identité) avec des phénomènes d’ordre sensible, la chose n’aurait pas de très graves inconvénients, et pourrait même se justifier jusqu’à un certain point; mais il n’en est pas ainsi, et c’est très littéralement que les «radiesthésistes» croient que les influences psychiques auxquelles ils ont affaire sont des «ondes» ou des «radiations» se propageant dans l’espace d’une façon aussi «corporelle» qu’il est possible de l’imaginer; la «pensée» elle-même, du reste, n’échappe pas à ce mode de représentation. C’est donc bien toujours la même «matérialisation» qui continue à s’affirmer sous une forme nouvelle, peut-être plus insidieuse que celle des «fluides» parce qu’elle peut paraître moins grossière, bien que, au fond, tout cela soit exactement du même ordre et ne fasse en somme qu’exprimer les limitations mêmes qui sont inhérentes à la mentalité moderne, son incapacité à concevoir quoi que ce soit en dehors du domaine de l’imagination sensible.

[note de René Guénon en bas de page: C’est en vertu de cette même incapacité et de la confusion qui en résulte que, dans l’ordre philosophique, Kant n’hésitait pas à déclarer «inconcevable» tout ce qui est simplement «inimaginable»; et d’ailleurs, plus généralement, ce sont toujours les mêmes limitations qui, au fond, donnent naissance à toutes les variétés de l’«agnosticisme».]

Il est à peine besoin de noter que les «clairvoyants», suivant les écoles auxquelles ils se rattachent, ne manquent pas de voir des «fluides» ou des «radiations», de même qu’il en est aussi, notamment parmi les théosophistes, qui voient des atomes et des électrons; en cela comme en bien d’autres choses, ce qu’ils voient, en fait, ce sont leurs propres images mentales qui, naturellement, sont toujours conformes aux théories particulières auxquelles ils croient.

Il en est aussi qui voient la «quatrième dimension», et même encore d’autres dimensions supplémentaires de l’espace; et ceci nous amène à dire quelques mots, pour terminer, d’un autre cas relevant également de la «mythologie» scientifique, et qui est ce que nous appellerions volontiers le «délire de la quatrième dimension».

Il faut convenir que l’«hypergéométrie» était bien faite pour frapper l’imagination de gens ne possédant pas de connaissances mathématiques suffisantes pour se rendre compte du véritable caractère d’une construction algébrique exprimée en termes de géométrie, car il ne s’agit pas d’autre chose en réalité; et remarquons-le en passant, c’est encore là un exemple des dangers de la «vulgarisation». Aussi, bien avant que les physiciens n’aient songé à faire intervenir la «quatrième dimension» dans leurs hypothèses (devenues d’ailleurs beaucoup plus mathématiques que vraiment physiques, en raison de leur caractère de plus en plus quantitatif et «conventionnel» tout à la fois), les «psychistes» (on ne disait pas encore «métapsychistes» en ce temps-là) s’en servaient déjà pour expliquer les phénomènes dans lesquels un corps solide semble passer au travers d’un autre; et là encore, ce n’était pas pour eux une simple image «illustrant» d’une certaine façon ce qu’on peut appeler les «interférences» entre des domaines ou des états différents, ce qui eût été acceptable, mais c’est très réellement, pensaient-ils, que le corps en question était passé par la «quatrième dimension». Ce n’était d’ailleurs là qu’un début et, en ces dernières années, on a vu, sous l’influence de la physique nouvelle, des écoles occultistes aller jusqu’à édifier la plus grande partie de leurs théories sur cette même conception de la «quatrième dimension»; on peut d’ailleurs remarquer, à ce propos, qu’occultisme et science moderne tendent de plus en plus à se rejoindre à mesure que la «désintégration» s’avance peu à peu, parce que tous deux s’y acheminent par des voies différentes.

Nous aurons encore plus loin à reparler de la «quatrième dimension» à un autre point de vue; mais, pour le moment, nous en avons assez dit sur tout cela, et il est temps d’en venir à d’autres considérations qui se rapportent plus directement à la question de la «solidification» du monde.

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Chapitre XIX [19]

Les limites de l’histoire et de la géographie

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Nous avons dit précédemment que, en raison des différences qualitatives qui existent entre les diverses périodes du temps, par exemple entre les diverses phases d’un cycle tel que notre Manvantara (et il est évident que, au delà des limites de la durée de la présente humanité, les conditions doivent être encore plus différentes), il se produit dans le milieu cosmique en général, et plus spécialement dans le milieu terrestre qui nous concerne d’une façon plus directe, des changements dont la science profane, avec son horizon borné au seul monde moderne où elle a pris naissance, ne peut se faire aucune idée, si bien que, quelque époque qu’elle veuille envisager, elle se représente toujours un monde dont les conditions auraient été semblables à ce qu’elles sont actuellement.

Nous avons vu, d’autre part, que les psychologues s’imaginent que l’homme a toujours été mentalement tel qu’il est aujourd’hui; et ce qui est vrai des psychologues à cet égard l’est tout autant des historiens, qui apprécient les actions des hommes de l’antiquité ou du moyen âge exactement comme ils apprécieraient celles de leurs contemporains, leur attribuant les mêmes motifs et les mêmes intentions; qu’il s’agisse donc de l’homme ou du milieu, il y a évidemment là une application de ces conceptions simplifiées et «uniformisantes» qui correspondent si bien aux tendances actuelles; quant à savoir comment cette «uniformisation» du passé peut se concilier par ailleurs avec les théories «progressistes» et «évolutionnistes» admises en même temps par les mêmes individus, c’est là un problème que nous ne nous chargerons certes pas de résoudre, et ce n’est sans doute qu’un exemple de plus des innombrables contradictions de la mentalité moderne.

Quand nous parlons de changements du milieu, nous n’entendons pas faire allusion seulement aux cataclysmes plus ou moins étendus qui marquent en quelque sorte les «points critiques» du cycle; ce sont là des changements brusques correspondant à de véritables ruptures d’équilibre, et même dans les cas où il ne s’agit, par exemple, que de la disparition d’un seul continent (cas qui sont ceux qui se rencontreraient en fait au cours de l’histoire de la présente humanité), il est facile de concevoir que tout l’ensemble du milieu terrestre n’en doit pas moins être affecté par ses répercussions, et qu’ainsi la «figure du monde», si l’on peut dire, doit en être notablement changée.

Mais il y a aussi des modifications continues et insensibles qui, à l’intérieur d’une période où ne se produit aucun cataclysme, finissent cependant peu à peu par avoir des résultats presque aussi considérables; il va de soi qu’il ne s’agit pas là de simples modifications «géologiques», au sens où l’entend la science profane, et c’est d’ailleurs une erreur de ne considérer les cataclysmes eux-mêmes qu’à ce point de vue exclusif qui, comme toujours, se limite à ce qu’il y a de plus extérieur; nous avons en vue quelque chose d’un ordre beaucoup plus profond, qui porte sur les conditions mêmes du milieu, si bien que, même si l’on ne prenait pas en considération les phénomènes géologiques qui ne sont plus ici que des détails d’importance secondaire, les êtres et les choses n’en seraient pas moins véritablement changés.

Quant aux modifications artificielles produites par l’intervention de l’homme, elles ne sont en somme que des conséquences, en ce sens que, comme nous l’avons déjà expliqué, ce sont précisément les conditions spéciales de telle ou telle époque qui les rendent possibles; si l’homme peut cependant agir d’une façon plus profonde sur l’ambiance, c’est plutôt psychiquement que corporellement, et ce que nous avons dit des effets de l’attitude matérialiste peut déjà le faire suffisamment comprendre.

Par tout ce que nous avons exposé jusqu’ici, il est facile de se rendre compte maintenant du sens général dans lequel s’effectuent ces changements: ce sens est celui que nous avons caractérisé comme la «solidification» du monde, qui donne à toutes choses un aspect répondant d’une façon toujours plus approchée (quoique pourtant toujours inexacte en réalité) à la manière dont les envisagent les conceptions quantitatives, mécanistes ou matérialistes; c’est pour cela, avons-nous dit, que la science moderne réussit dans ses applications pratiques, et c’est pour cela aussi que la réalité ambiante ne semble pas lui infliger de démentis trop éclatants.

Il n’aurait pas pu en être de même à des époques antérieures où le monde n’était pas aussi «solide» qu’il l’est devenu aujourd’hui, et où la modalité corporelle et les modalités subtiles du domaine individuel n’étaient pas aussi complètement séparées (bien que, comme nous le verrons plus loin, il y ait, même dans l’état présent, certaines réserves à faire en ce qui concerne cette séparation). Non seulement l’homme, parce que ses facultés étaient beaucoup moins étroitement limitées, ne voyait pas le monde avec les mêmes yeux qu’aujourd’hui, et y percevait bien des choses qui lui échappent désormais entièrement; mais, corrélativement, le monde même, en tant qu’ensemble cosmique, était vraiment différent qualitativement, parce que des possibilités d’un autre ordre se reflétaient dans le domaine corporel et le «transfiguraient» en quelque sorte; et c’est ainsi que, quand certaines «légendes» disent par exemple qu’il y eut un temps où les pierres précieuses étaient aussi communes que le sont maintenant les cailloux les plus grossiers, cela ne doit peut-être pas être pris seulement en un sens tout symbolique.

Bien entendu, ce sens symbolique existe toujours en pareil cas, mais ce n’est pas à dire qu’il soit le seul, car toute chose manifestée est nécessairement elle-même un symbole par rapport à une réalité supérieure; nous ne pensons d’ailleurs pas avoir besoin d’y insister, car nous avons eu ailleurs assez d’occasions de nous expliquer là-dessus, soit d’une façon générale, soit en ce qui concerne des cas plus particuliers tels que la valeur symbolique des faits historiques et géographiques.

Nous préviendrons sans plus tarder une objection qui pourrait être soulevée au sujet de ces changements qualitatifs dans la «figure du monde»: on dira peut-être que, s’il en était ainsi, les vestiges des époques disparues que l’on découvre à chaque instant devraient en témoigner et que, sans parler des époques «géologiques» et pour s’en tenir à ce qui touche à l’histoire humaine, les archéologues et même les «préhistoriens» ne trouvent jamais rien de tel, si loin que les résultats de leurs fouilles les reportent dans le passé.

La réponse est au fond bien simple: d’abord, ces vestiges, dans l’état où ils se présentent aujourd’hui, et en tant qu’ils font par conséquent partie du milieu actuel, ont forcément participé, comme tout le reste, à la «solidification» du monde; s’ils n’y avaient pas participé, leur existence n’étant plus en accord avec les conditions générales, ils auraient entièrement disparu, et sans doute en a-t-il été ainsi en fait pour beaucoup de choses dont on ne peut plus retrouver la moindre trace.

Ensuite, les archéologues examinent ces vestiges mêmes avec des yeux de modernes, qui ne saisissent que la modalité la plus grossière de la manifestation, de sorte que, si même quelque chose de plus subtil y est encore resté attaché malgré tout, ils sont certainement fort incapables de s’en apercevoir, et ils les traitent en somme comme les physiciens mécanistes traitent les choses auxquelles ils ont affaire, parce que leur mentalité est la même et que leurs facultés sont pareillement bornées.

On dit que, quand un trésor est cherché par quelqu’un à qui, pour une raison quelconque, il n’est pas destiné, l’or et les pierres précieuses se changent pour lui en charbon et en cailloux vulgaires; les modernes amateurs de fouilles pourraient faire leur profit de cette autre «légende»!

Quoi qu’il en soit, il est très certain que, du fait même que les historiens entreprennent toutes leurs recherches en se plaçant à un point de vue moderne et profane, ils rencontrent dans le temps certaines «barrières» plus ou moins complètement infranchissables; et comme nous l’avons dit ailleurs, la première de ces «barrières» se trouve placée vers le VIe siècle avant l’ère chrétienne, où commence ce qu’on peut, avec les conceptions actuelles, appeler l’histoire proprement dite, si bien que l’antiquité que celle-ci envisage n’est, somme toute, qu’une antiquité fort relative.

On dira sans doute que les fouilles récentes ont permis de remonter beaucoup plus haut, en mettant au jour des restes d’une antiquité bien plus reculée que celle-là, et cela est vrai jusqu’à un certain point; seulement, ce qui est assez remarquable, c’est qu’il n’y a plus alors aucune chronologie certaine, si bien que les divergences dans l’estimation des dates des objets et des événements portent sur des siècles et parfois même sur des millénaires entiers; en outre, on n’arrive à se faire aucune idée tant soit peu nette des civilisations de ces époques plus lointaines, parce qu’on ne peut plus trouver, avec ce qui existe actuellement, les termes de comparaison qui se rencontrent encore quand il ne s’agit que de l’antiquité «classique», ce qui ne veut pas dire que celle-ci, de même que le moyen âge qui est pourtant encore plus proche de nous dans le temps, ne soit pas fort défigurée dans les représentations qu’en donnent les historiens modernes.

D’ailleurs, la vérité est que tout ce que les fouilles archéologiques ont fait connaître de plus ancien jusqu’ici ne remonte qu’aux environs du début du Kali-Yuga, où se trouve naturellement placée une seconde «barrière»; et si l’on pouvait arriver à franchir celle-ci par un moyen quelconque, il y en aurait encore une troisième correspondant à l’époque du dernier grand cataclysme terrestre, c’est-à-dire de celui qui est désigné traditionnellement comme la disparition de l’Atlantide; il serait évidemment tout à fait inutile de vouloir remonter encore plus loin car, avant que les historiens ne soient parvenus à ce point, le monde moderne aura eu grandement le temps de disparaître à son tour!

Ces quelques indications suffisent pour faire comprendre combien sont vaines toutes les discussions auxquelles les profanes (et par ce mot nous devons entendre ici tous ceux qui sont affectés de l’esprit moderne) peuvent essayer de se livrer sur ce qui se rapporte aux premières périodes du Manvantara, aux temps de l’«âge d’or» et de la «tradition primordiale», et même à des faits beaucoup moins reculés comme le «déluge» biblique, si l’on ne prend celui-ci que dans le sens le plus immédiatement littéral où il se réfère au cataclysme de l’Atlantide; ces choses sont de celles qui sont et seront toujours entièrement hors de leur portée.

C’est d’ailleurs pourquoi ils les nient, comme ils nient indistinctement tout ce qui les dépasse d’une façon quelconque, car toutes leurs études et toutes leurs recherches, entreprises en partant d’un point de vue faux et borné, ne peuvent aboutir en définitive qu’à la négation de tout ce qui n’est pas inclus dans ce point de vue; et au surplus, ces gens sont tellement persuadés de leur «supériorité» qu’ils ne peuvent admettre l’existence ou la possibilité de quoi que ce soit qui échappe à leurs investigations; assurément, des aveugles seraient tout aussi bien fondés à nier l’existence de la lumière et à en tirer prétexte pour se vanter d’être supérieurs aux hommes normaux!

Ce que nous venons de dire des limites de l’histoire, envisagée suivant la conception profane, peut s’appliquer également à celles de la géographie car, là aussi, il y a bien des choses qui ont complètement disparu de l’horizon des modernes; que l’on compare les descriptions des géographes anciens à celles des géographes modernes, et l’on sera souvent amené à se demander s’il est vraiment possible que les unes et les autres se rapportent à un même pays.

Pourtant, les anciens dont il s’agit ne le sont qu’en un sens très relatif, et même, pour constater des choses de ce genre, il n’y a pas besoin de remonter au delà du moyen âge; il n’y a donc certainement eu, dans l’intervalle qui les sépare de nous, aucun cataclysme notable; le monde, malgré cela, a-t-il pu changer de figure à un tel point et aussi rapidement?

Nous savons bien que les modernes diront que les anciens ont mal vu, ou qu’ils ont mal rapporté ce qu’ils ont vu; mais cette explication, qui reviendrait en somme à supposer que, avant notre époque, tous les hommes étaient atteints de troubles sensoriels ou mentaux, est vraiment par trop «simpliste» et négative; et si l’on veut examiner la question en toute impartialité, pourquoi, au contraire, ne serait-ce pas les modernes qui voient mal, et qui même ne voient pas du tout certaines choses? Ils proclament triomphalement que «la terre est maintenant entièrement découverte», ce qui n’est peut-être pas aussi vrai qu’ils le croient, et ils s’imaginent que, par contre, elle était inconnue aux anciens dans sa plus grande partie, en quoi on peut se demander de quels anciens ils veulent parler au juste, et s’ils pensent que, avant eux, il n’y eut pas d’autres hommes que les Occidentaux de l’époque «classique», et que le monde habité se réduisait à une petite portion de l’Europe et de l’Asie Mineure; ils ajoutent que «cet inconnu, parce qu’inconnu, ne pouvait être que mystérieux»; mais où ont-ils vu que les anciens aient dit qu’il y avait là des choses «mystérieuses», et n’est-ce pas tout simplement eux qui les déclarent telles parce qu’ils ne les comprennent plus?

Au début, disent-ils encore, on vit des «merveilles», puis, plus tard, il y eut seulement des «curiosités» ou des «singularités», et enfin «on s’aperçut que ces singularités se pliaient à des lois générales, que les savants cherchaient à fixer»; mais ce qu’ils décrivent ainsi tant bien que mal, n’est-ce pas précisément la succession des étapes de la limitation des facultés humaines, étapes dont la dernière correspond à ce qu’on peut appeler proprement la manie des explications rationnelles, avec tout ce qu’elles ont de grossièrement insuffisant?

En fait, cette dernière façon de voir les choses, d’où procède la géographie moderne, ne date véritablement que des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est-à-dire de l’époque même qui vit la naissance et la diffusion de la mentalité spécialement rationaliste, ce qui confirme bien notre interprétation; à partir de ce moment, les facultés de conception et de perception qui permettaient à l’homme d’atteindre autre chose que le mode le plus grossier et le plus inférieur de la réalité étaient totalement atrophiées, en même temps que le monde lui-même était irrémédiablement «solidifié».

En envisageant ainsi les choses, on en arrive finalement à ceci: ou bien on voyait autrefois ce qu’on ne voit plus maintenant, parce qu’il y a eu des changements considérables dans le milieu terrestre ou dans les facultés humaines, ou plutôt dans les deux à la fois, ces changements étant d’ailleurs d’autant plus rapides qu’on s’approche davantage de notre époque; ou bien ce qu’on appelle la «géographie» avait anciennement une tout autre signification que celle qu’elle a aujourd’hui. En fait, les deux termes de cette alternative ne s’excluent point, et chacun d’eux exprime un côté de la vérité, la conception qu’on se fait d’une science dépendant naturellement à la fois du point de vue où l’on considère son objet et de la mesure dans laquelle on est capable de saisir effectivement les réalités qui y sont impliquées: par ces deux côtés à la fois, une science traditionnelle et une science profane, même si elles portent le même nom (ce qui indique généralement que la seconde est comme un «résidu» de la première), sont si profondément différentes qu’elles sont réellement séparées par un abîme.

Or il y a bien réellement une «géographie sacrée» ou traditionnelle, que les modernes ignorent aussi complètement que toutes les autres connaissances du même genre; il y a un symbolisme géographique aussi bien qu’un symbolisme historique, et c’est la valeur symbolique des choses qui leur donne leur signification profonde, parce que c’est par là qu’est établie leur correspondance avec des réalités d’ordre supérieur; mais pour déterminer effectivement cette correspondance il faut être capable, d’une façon ou d’une autre, de percevoir dans les choses mêmes le reflet de ces réalités.

C’est ainsi qu’il y a des lieux qui sont plus particulièrement aptes à servir de «support» à l’action des «influences spirituelles», et c’est là-dessus qu’a toujours reposé l’établissement de certains «centres» traditionnels principaux ou secondaires, dont les «oracles» de l’antiquité et les lieux de pèlerinage fournissent les exemples les plus apparents extérieurement; il y a aussi d’autres lieux qui sont non moins particulièrement favorables à la manifestation d’«influences» d’un caractère tout opposé, appartenant aux plus basses régions du domaine subtil; mais que peut bien faire à un Occidental moderne qu’il y ait par exemple en tel lieu une «porte des Cieux» ou en tel autre une «bouche des Enfers», puisque l’«épaisseur» de sa constitution «psycho-physiologique» est telle que, ni dans l’un ni dans l’autre, il ne peut éprouver absolument rien de spécial?

Ces choses sont donc littéralement inexistantes pour lui, ce qui, bien entendu, ne veut point dire qu’elles aient réellement cessé d’exister; mais il est d’ailleurs vrai que, les communications du domaine corporel avec le domaine subtil s’étant réduites en quelque sorte au minimum, il faut, pour pouvoir les constater, un plus grand développement des mêmes facultés qu’autrefois, et ce sont justement ces facultés qui, bien loin de se développer, ont été au contraire en s’affaiblissant généralement et ont fini par disparaître chez la «moyenne» des individus humains, si bien que la difficulté et la rareté des perceptions de cet ordre en ont été doublement accrues, et c’est ce qui permet aux modernes de tourner en dérision les récits des anciens.

À ce propos, nous ajouterons encore une remarque concernant certaines descriptions d’êtres étranges qui se rencontrent dans ces récits: comme ces descriptions datent naturellement tout au plus de l’antiquité «classique», dans laquelle il s’était déjà produit une incontestable dégénérescence au point de vue traditionnel, il est fort possible qu’il s’y soit introduit des confusions de plus d’une sorte; ainsi, une partie de ces descriptions peut en réalité provenir des «survivances» d’un symbolisme qui n’était plus compris,

[note de René Guénon en bas de page: L’Histoire Naturelle de Pline, notamment, semble être une «source» presque inépuisable d’exemples se rapportant à des cas de ce genre, et c’est d’ailleurs une source à laquelle tous ceux qui sont venus après lui ont puisé fort abondamment.]

tandis qu’une autre peut se référer aux apparences revêtues par les manifestations de certaines «entités» ou «influences» appartenant au domaine subtil, et qu’une autre encore, mais qui n’est sans doute pas la plus importante, peut être réellement la description d’êtres ayant eu une existence corporelle en des temps plus ou moins éloignés, mais appartenant à des espèces disparues depuis lors ou n’ayant subsisté que dans des conditions exceptionnelles et par de très rares représentants, ce qui peut même encore se rencontrer aujourd’hui, quoi qu’en pensent ceux qui s’imaginent qu’il n’y a plus en ce monde rien d’inconnu pour eux.

On voit que, pour discerner ce qu’il y a au fond de tout cela, il faudrait un travail assez long et difficile, et d’autant plus que les «sources» dont on dispose sont plus loin de représenter de pures données traditionnelles; il est évidemment plus simple et plus commode de tout rejeter en bloc comme le font les modernes, qui d’ailleurs ne comprendraient pas mieux les véritables données traditionnelles elles-mêmes et n’y verraient encore que d’indéchiffrables énigmes, et qui persisteront naturellement dans cette attitude négative jusqu’à ce que de nouveaux changements dans la «figure du monde» viennent finalement détruire leur trompeuse sécurité.

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Chapitre XX

De la sphère au cube

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Après avoir donné quelques «illustrations» de ce que nous avons désigné comme la «solidification» du monde, il nous reste encore à parler de sa représentation dans le symbolisme géométrique, où elle peut être figurée par un passage graduel de la sphère au cube; et en effet, tout d’abord, la sphère est proprement la forme primordiale, parce qu’elle est la moins «spécifiée» de toutes, étant semblable à elle-même dans toutes les directions, de sorte que, dans un mouvement de rotation quelconque autour de son centre, toutes ses positions successives sont toujours rigoureusement superposables les unes aux autres.

[note de René Guénon en bas de page: Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. VI et XX.]

C’est donc là, pourrait-on dire, la forme la plus universelle de toutes, contenant en quelque façon toutes les autres, qui en sortiront par des différenciations s’effectuant suivant certaines directions particulières; et c’est pourquoi cette forme sphérique est, dans toutes les traditions, celle de l’«Œuf du Monde», c’est-à-dire de ce qui représente l’ensemble «global», dans leur état premier et «embryonnaire», de toutes les possiblités qui se développeront au cours d’un cycle de manifestation.

[note de René Guénon en bas de page: Cette même forme se retrouve aussi au début de l’existence embryonnaire de chaque individu inclus dans ce développement cyclique, l’embryon individuel (pinda) étant l’analogue microcosmique de ce qu’est l’«Œuf du Monde» (Brahmânda) dans l’ordre macrocosmique.]

II y a d’ailleurs lieu de remarquer que cet état premier, en ce qui concerne notre monde, appartient proprement au domaine de la manifestation subtile, en tant que celle-ci précède nécessairement la manifestation grossière et en est comme le principe immédiat; et c’est pourquoi, en fait, la forme sphérique parfaite, ou la forme circulaire qui lui correspond dans la géométrie plane (comme section de la sphère par un plan de direction quelconque) ne se trouve jamais réalisée dans le monde corporel.

[note de René Guénon en bas de page: On peut donner ici comme exemple le mouvement des corps célestes, qui n’est pas rigoureusement circulaire, mais elliptique; l’ellipse constitue comme une première «spécification» du cercle, par dédoublement du centre en deux pôles ou «foyers», suivant un certain diamètre qui joue dès lors un rôle «axial» particulier, en même temps que tous les autres diamètres se différencient entre eux quant à leur longueur. Nous ajouterons incidemment à ce propos que, les planètes décrivant des ellipses dont le soleil occupe un des foyers, on pourrait se demander à quoi correspond l’autre foyer; comme il ne s’y trouve effectivement rien de corporel, il doit y avoir là quelque chose qui ne peut se référer qu’à l’ordre subtil; mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner davantage cette question, qui serait tout à fait en dehors de notre sujet.]

D’autre part, le cube est au contraire la forme la plus «arrêtée» de toutes, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire celle qui correspond au maximum de «spécification»; aussi cette forme est-elle celle qui est rapportée, parmi les éléments corporels, à la terre, en tant que celle-ci constitue l’«élément terminant et final» de la manifestation dans cet état corporel;

[note de René Guénon en bas de page: Voir Fabre D’Olivet, La Langue Hébraïque Restituée.]

et, par suite, elle correspond aussi à la fin du cycle de manifestation, ou à ce que nous avons appelé le «point d’arrêt» du mouvement cyclique. Cette forme est donc en quelque sorte celle du «solide» par excellence,

[note de René Guénon en bas de page: Ce n’est pas que la terre, en tant qu’élément, s’assimile purement et simplement à l’état solide comme certains le croient à tort, mais elle est plutôt le principe même de la «solidité».]

et elle symbolise la «stabilité», en tant que celle-ci implique l’arrêt de tout mouvement.

Il est d’ailleurs évident qu’un cube reposant sur une de ses faces est, en fait, le corps dont l’équilibre présente le maximum de stabilité. Il importe de remarquer que cette stabilité, au terme du mouvement descendant, n’est et ne peut être rien d’autre que l’immobilité pure et simple, dont l’image la plus approchée, dans le monde corporel, nous est donnée par le minéral; et cette immobilité, si elle pouvait être entièrement réalisée, serait proprement, au point le plus bas, le reflet inversé de ce qu’est, au point le plus haut, l’immutabilité principielle.

L’immobilité ou la stabilité ainsi entendue, représentée par le cube, se réfère donc au pôle substantiel de la manifestation, de même que l’immutabilité, dans laquelle sont comprises toutes les possibilités à l’état «global» représenté par la sphère, se réfère à son pôle essentiel

[note de René Guénon en bas de page: C’est pourquoi la forme sphérique, suivant la tradition islamique, se rapporte à l’«Esprit» (Er-Rûh) ou à la Lumière Primordiale.]

et c’est pourquoi le cube symbolise encore l’idée de «base» ou de «fondement», qui correspond précisément à ce pôle substantiel.

[note de René Guénon en bas de page: Dans la Kabbale hébraïque, la forme cubique correspond, parmi les Sephiroth, à Iesod, qui est en effet le «fondement» (et, si l’on objectait à cet égard que Iesod n’est cependant pas la dernière Sephirah, il faudrait répondre à cela qu’il n’y a plus après elle que Malkuth, qui est proprement la «synthétisation» finale dans laquelle toutes choses sont ramenées à un état qui correspond, à un autre niveau, à l’unité principielle de Kether); dans la constitution subtile de l’individualité humaine selon la tradition hindoue, cette forme se rapporte au chakra «basique» ou mûlâdhâra; ceci est également en relation avec les mystères de la Kaabah dans la tradition islamique; et, dans le symbolisme architectural, le cube est proprement la forme de la «première pierre» d’un édifice, c’est-à-dire de la «pierre fondamentale» posée au niveau le plus bas, sur laquelle reposera toute la structure de cet édifice et qui en assurera ainsi la stabilité.]

Nous signalerons aussi dès maintenant que les faces du cube peuvent être regardées comme respectivement orientées deux à deux suivant les trois dimensions de l’espace, c’est-à-dire comme parallèles aux trois plans déterminés par les axes formant le système de coordonnées auquel cet espace est rapporté et qui permet de le «mesurer», c’est-à-dire de le réaliser effectivement dans son intégralité; comme, suivant ce que nous avons expliqué ailleurs, les trois axes formant la croix à trois dimensions doivent être considérés comme tracés à partir du centre d’une sphère dont l’expansion indéfinie remplit l’espace tout entier (et les trois plans que déterminent ces axes passent aussi nécessairement par ce centre, qui est l’«origine» de tout le système de coordonnées), ceci établit la relation qui existe entre ces deux formes extrêmes de la sphère et du cube, relation dans laquelle ce qui était intérieur et central dans la sphère se trouve en quelque sorte «retourné» pour constituer la surface ou l’extériorité du cube.

[note de René Guénon en bas de page: Dans la géométrie plane, on a manifestement une relation similaire en considérant les côtés du carré comme parallèles à deux diamètres rectangulaires du cercle, et le symbolisme de cette relation est en rapport direct avec ce que la tradition hermétique désigne comme la «quadrature du cercle» dont nous dirons quelques mots plus loin.]

Le cube représente d’ailleurs la terre dans toutes les acceptions traditionnelles de ce mot, c’est-à-dire non pas seulement la terre en tant qu’élément corporel ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure, mais aussi un principe d’ordre beaucoup plus universel, celui que la tradition extrême-orientale désigne comme la Terre (Ti) en corrélation avec le Ciel (Tien): les formes sphériques ou circulaires sont rapportées au Ciel, et les formes cubiques ou carrées à la Terre; comme ces deux termes complémentaires sont les équivalents de Purusha et de Prakriti dans la doctrine hindoue, c’est-à-dire qu’ils ne sont qu’une autre expression de l’essence et de la substance entendues au sens universel, on arrive encore ici exactement à la même conclusion que précédemment; et il est du reste évident que, comme les notions même d’essence et de substance, le même symbolisme est toujours susceptible de s’appliquer à des niveaux différents, c’est-à-dire aussi bien aux principes d’un état particulier d’existence qu’à ceux de l’ensemble de la manifestation universelle.

En même temps que ces formes géométriques, on rapporte aussi au Ciel et à la Terre les instruments qui servent à les tracer respectivement, c’est-à-dire le compas et l’équerre, dans le symbolisme de la tradition extrême-orientale aussi bien que dans celui des traditions initiatiques occidentales;

[note de René Guénon en bas de page: Dans certaines figurations symboliques, le compas et l’équerre sont placés respectivement dans les mains de Fo-hi et de sa soeur Niu-koua, de même que, dans les figures alchimiques de Basile Valentin, ils sont placés dans les mains des deux moitiés masculine et féminine du Rebis ou Androgyne hermétique; on voit par là que Fo-hi et Niu-koua sont en quelque sorte assimilés analogiquement, dans leurs rôles respectifs, au principe essentiel ou masculin et au principe substantiel ou féminin de la manifestation.]

et les correspondances de ces formes donnent naturellement lieu, en diverses circonstances, à de multiples applications symboliques et rituelles.

[note de René Guénon en bas de page: C’est ainsi, par exemple, que les vêtements rituels des anciens souverains, en Chine, devaient être de forme ronde par le haut et carrée par le bas; le souverain représentait alors le type même de l’Homme (Jen) dans son rôle cosmique, c’est-à-dire le troisième terme de la «Grande Triade», exerçant la fonction d’intermédiaire entre le Ciel et la Terre et unissant en lui les puissances de l’un et de l’autre.]

Un autre cas où la relation de ces mêmes formes géométriques est encore mise en évidence, c’est le symbolisme du «Paradis terrestre» et de la «Jérusalem céleste», dont nous avons eu déjà l’occasion de parler ailleurs;

[note de René Guénon en bas de page: Voir Le Roi du Monde, pp. 128-130, et aussi Le Symbolisme de la Croix, ch. IX.]

et ce cas est particulièrement important au point de vue où nous nous plaçons présentement, puisqu’il s’agit là précisément des deux extrémités du cycle actuel. Or la forme du «Paradis terrestre», qui correspond au début de ce cycle, est circulaire, tandis que celle de la «Jérusalem céleste», qui correspond à sa fin, est carrée;

[note de René Guénon en bas de page:  Si l’on rapproche ceci des correspondances que nous avons indiquées tout à l’heure, il peut sembler qu’il y ait là une inversion dans l’emploi des deux mots «céleste» et «terrestre» et, en fait, ils ne conviennent ici que sous un certain rapport: au début du cycle, ce monde n’était pas tel qu’il est actuellement, et le «Paradis terrestre» y constituait la projection directe, alors manifestée visiblement, de la forme proprement céleste et principielle (il était d’ailleurs situé en quelque sorte aux confins du ciel et de la terre, puisqu’il est dit qu’il touchait la «sphère de la Lune», c’est-à-dire le «premier ciel»; à la fin, la «Jérusalem céleste» descend «du ciel en terre», et c’est seulement au terme de cette descente qu’elle apparaît sous la forme carrée, parce qu’alors le mouvement cyclique se trouve arrêté.]

et l’enceinte circulaire du «Paradis terrestre» n’est autre chose que la coupe horizontale de l’«Œuf du Monde», c’est-à-dire de la forme sphérique universelle et primordiale.

[note de René Guénon en bas de page: Il est bon de remarquer que ce cercle est divisé par la croix formée par les quatre fleuves qui partent de son centre, donnant ainsi exactement la figure dont nous avons parlé au sujet de la relation du cercle et du carré.]

On pourrait dire que c’est ce cercle même qui se change finalement en un carré, puisque les deux extrémités doivent se rejoindre, ou plutôt (le cycle n’étant jamais réellement fermé, ce qui impliquerait une répétition impossible) se correspondre exactement; la présence du même «Arbre de Vie» au centre dans les deux cas indique bien qu’il ne s’agit en effet que de deux états d’une même chose; et le carré figure ici l’achèvement des possibilités de ce cycle, qui étaient en germe dans l’«enceinte organique» circulaire du début, et qui sont alors fixées et stabilisées dans un état en quelque sorte définitif, tout au moins par rapport à ce cycle lui-même. Ce résultat final peut encore être représenté comme une «cristallisation», ce qui répond toujours à la forme cubique (ou carrée dans sa section plane): on a alors une «ville» avec un symbolisme minéral, tandis que, au début, on avait un «jardin» avec un symbolisme végétal, la végétation représentant l’élaboration des germes dans la sphère de l’assimilation vitale.

[note de René Guénon en bas de page: Voir L’Ésotérisme de Dante, pp. 91-92.]

Nous rappellerons ce que nous avons dit plus haut sur l’immobilité du minéral, comme image du terme vers lequel tend la «solidification» du monde; mais il y a lieu d’ajouter qu’ici il s’agit du minéral considéré dans un état déjà «transformé» ou «sublimé», car ce sont des pierres précieuses qui figurent dans la description de la «Jérusalem céleste»; c’est pourquoi la fixation n’est réellement définitive que par rapport au cycle actuel et, au delà du «point d’arrêt», cette même «Jérusalem céleste» doit, en vertu de l’enchaînement causal qui n’admet aucune discontinuité effective, devenir le «Paradis terrestre» du cycle futur, le commencement de celui-ci et la fin de celui qui le précède n’étant proprement qu’un seul et même moment vu de deux côtés opposés.

[note de René Guénon en bas de page: Ce moment est représenté aussi comme celui du «renversement des pôles», ou comme le jour où «les astres se lèveront à l’Occident et se coucheront à l’Orient» car un mouvement de rotation, suivant qu’on le voit d’un côté ou de l’autre, parait s’effectuer en deux sens contraires, bien que ce ne soit pourtant toujours en réalité que le même mouvement qui se continue sous un autre point de vue, correspondant à la marche d’un nouveau cycle.]

Il n’en est pas moins vrai que si l’on se borne à la considération du cycle actuel, il arrive finalement un moment où «la roue cesse de tourner», et ici comme toujours, le symbolisme est parfaitement cohérent: en effet, une roue est encore une figure circulaire, et si elle se déformait de façon à devenir finalement carrée, il est évident qu’elle ne pourrait alors que s’arrêter. C’est pourquoi le moment dont il s’agit apparaît comme une «fin du temps»; et c’est alors que, suivant la tradition hindoue, les «douze Soleils» brilleront simultanément, car le temps est mesuré effectivement par le parcours du Soleil à travers les douze signes du Zodiaque, constituant le cycle annuel, et la rotation étant arrêtée, les douze aspects correspondants se fondront pour ainsi dire en un seul, rentrant ainsi dans l’unité essentielle et primordiale de leur nature commune, puisqu’ils ne diffèrent que sous le rapport de la manifestation cyclique qui sera alors terminée.

[note de René Guénon en bas de page: Voir Le Roi du Monde, p. 48. – Les douze signes du Zodiaque, au lieu d’être disposés circulairement, deviennent les douze portes de la «Jérusalem céleste», dont trois sont situées sur chaque côté du carré et les «douze Soleils» apparaissent au centre de la «ville» comme les douze fruits de l’«Arbre de Vie».]

D’autre part, le changement du cercle en un carré équivalent

[note de René Guénon en bas de page: C’est-à-dire de même surface si l’on se place au point de vue quantitatif, mais celui-ci n’est qu’une expression tout extérieure de ce dont il s’agit en réalité.]

est ce qu’on désigne comme la «quadrature du cercle»; ceux qui déclarent que celle-ci est un problème insoluble, bien qu’ils en ignorent totalement la signification symbolique, se trouvent donc avoir raison en fait, puisque cette «quadrature», entendue dans son vrai sens, ne pourra être réalisée qu’à la fin même du cycle.

[note de René Guénon en bas de page: La formule numérique correspondante est celle de la Tétraktys pythagoricienne: 1 + 2 + 3 + 4 = 10; si l’on prend les nombres en sens inverse : 4 + 3 + 2 + 1, on a les proportions des quatre Yugas, dont la somme forme le dénaire, c’est-à-dire le cycle complet et achevé.]

Il résulte encore de tout cela que la «solidification» du monde se présente en quelque sorte avec un double sens: considérée en elle-même, au cours du cycle, comme la conséquence d’un mouvement descendant vers la quantité et la «matérialité», elle a évidemment une signification «défavorable» et même «sinistre», opposée à la spiritualité; mais d’un autre côté elle n’en est pas moins nécessaire pour préparer, bien que d’une façon qu’on pourrait dire «négative», la fixation ultime des résultats du cycle sous la forme de la «Jérusalem céleste», où ces résultats deviendront aussitôt les germes des possibilités du cycle futur.

Seulement, il va de soi que, dans cette fixation ultime elle-même, et pour qu’elle soit ainsi véritablement une restauration de l’«état primordial», il faut une intervention immédiate d’un principe transcendant, sans quoi rien ne pourrait être sauvé et le «cosmos» s’évanouirait purement et simplement dans le «chaos»; c’est cette intervention qui produit le «retournement» final, déjà figuré par la «transmutation» du minéral dans la «Jérusalem céleste», et amenant ensuite la réapparition du «Paradis terrestre» dans le monde visible, où il y aura désormais «de nouveaux cieux et une nouvelle terre», puisque ce sera le début d’un autre Manvantara et de l’existence d’une autre humanité.

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Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps – suite – chapitres XXI  à XXX  [21 à 30].

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© Copyright 2010 Hamilton-Lucas Sinclair (Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe) pour les notes et les commentaires. Toute exploitation commerciale interdite. Conditions d’utilisation: cliquer sur la note de copyright.
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1 Response to Chapitres XI à XX [11 à 20] – Règne de la Quantité.

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