Chapitres XXXI à XL [31 à 40] – Règne de la Quantité.

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

Chapitres XXXI  à XL  [31 à 40].

René Guénon

1945

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[La notation «Note de Loup K.», quand elle apparaît, signifie qu’elle n’est pas de René Guénon, elle est du transcripteur, Loup Kibiloki. Je ne cherche pas à imposer ces notes. Le lecteur peut facilement les ignorer s’il le désire. Elles sont simplement l’équivalent de ces notes qu’on prend souvent en marge, au bas, ou au haut des pages quand on lit un livre, ou dans un carnet de notes. Il est vrai que le médium électronique permet des notes plus substantielles et plus longues que le «support papier» d’un  livre, ici les marges sont vastes … ]

[La notation «note de René Guénon en bas de page», quand elle apparaît, désigne simplement les notes de René Guénon telles qu’elles apparaissent au bas des pages de son ouvrage; ces notes font partie de l’oeuvre originale. Là où de telles «notes en bas de page» apparaissent ici, elles apparaissent entre [ ] à l’endroit exact où elles sont indiquées par un chiffre dans le texte courant. ]

Par ailleurs, sans jamais modifier le texte – ni le sens, évidemment – j’ai subdivisé les très longs paragraphes qu’affectionnait René Guénon en paragraphes plus courts pour faciliter la lecture, surtout à l’écran. J’ai aussi, à l’occasion, «allégé» la ponctuation. Encore une fois, le texte original demeure absolument intact dans son intégralité, ainsi que le sens des phrases, évidemment – ça va de soi.

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Chapitre XXXI  [31]

Tradition et traditionnalisme

La falsification de toutes choses, qui est, comme nous l’avons dit, un des traits caractéristiques de notre époque, n’est pas encore la subversion à proprement parler mais elle contribue assez directement à la préparer; ce qui le montre peut-être le mieux, c’est ce qu’on peut appeler la falsification du langage, c’est-à-dire l’emploi abusif de certains mots détournés de leur véritable sens, emploi qui est en quelque sorte imposé par une suggestion constante de la part de tous ceux qui, à un titre ou à un autre, exercent une influence quelconque sur la mentalité publique.

Il ne s’agit plus là seulement de cette dégénérescence à laquelle nous avons fait allusion plus haut, et par laquelle beaucoup de mots sont arrivés à perdre le sens qualitatif qu’ils avaient à l’origine, pour ne plus garder qu’un sens tout quantitatif; il s’agit plutôt d’un «détournement» par lequel des mots sont appliqués à des choses auxquelles ils ne conviennent nullement, et qui sont même parfois opposées à celles qu’ils signifient normalement.

Il y a là, avant tout, un symptôme évident de la confusion intellectuelle qui règne partout dans le monde actuel; mais il ne faut pas oublier que cette confusion même est voulue par ce qui se cache derrière toute la déviation moderne; cette réflexion s’impose notamment quand on voit surgir, de divers côtés à la fois, des tentatives d’utilisation illégitime de l’idée même de «tradition» par des gens qui voudraient assimiler indûment ce qu’elle implique à leurs propres conceptions dans un domaine quelconque.

Bien entendu, il ne s’agit pas de suspecter en cela la bonne foi des uns ou des autres car, dans bien des cas, il peut fort bien n’y avoir là qu’incompréhension pure et simple; l’ignorance de la plupart de nos contemporains à l’égard de tout ce qui possède un caractère réellement traditionnel est si complète qu’il n’y a même pas lieu de s’en étonner; mais, en même temps, on est forcé de reconnaître aussi que ces erreurs d’interprétation et ces méprises involontaires servent trop bien certains «plans» pour qu’il ne soit pas permis de se demander si leur diffusion croissante ne serait pas due à quelqu’une de ces «suggestions» qui dominent la mentalité moderne et qui, précisément, tendent toujours au fond à la destruction de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot.

La mentalité moderne elle-même, dans tout ce qui la caractérise spécifiquement comme telle, n’est en somme, redisons-le encore une fois de plus (car ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister), que le produit d’une vaste suggestion collective qui, s’exerçant continuellement au cours de plusieurs siècles, a déterminé la formation et le développement progressif de l’esprit antitraditionnel, en lequel se résume en définitive tout l’ensemble des traits distinctifs de cette mentalité.

Mais, si puissante et si habile que soit cette suggestion, il peut cependant arriver un moment où l’état de désordre et de déséquilibre qui en résulte devient si apparent que certains ne peuvent plus manquer de s’en apercevoir, et alors il risque de se produire une «réaction» compromettant ce résultat même; il semble bien qu’aujourd’hui les choses en soient justement à ce point, et il est remarquable que ce moment coïncide précisément, par une sorte de «logique immanente», avec celui où se termine la phase purement et simplement négative de la déviation moderne, représentée par la domination complète et incontestée de la mentalité matérialiste.

C’est là qu’intervient efficacement, pour détourner cette «réaction» du but vers lequel elle tend, la falsification de l’idée traditionnelle, rendue possible par l’ignorance dont nous parlions tout à l’heure, et qui n’est elle-même qu’un des effets de la phase négative: l’idée même de la tradition a été détruite à un tel point que ceux qui aspirent à la retrouver ne savent plus de quel côté se diriger, et qu’ils ne sont que trop prêts à accepter toutes les fausses idées qu’on leur présentera à sa place et sous son nom.

Ceux-là se sont rendu compte, au moins jusqu’à un certain point, qu’ils avaient été trompés par les suggestions ouvertement antitraditionnelles, et que les croyances qui leur avaient été ainsi imposées ne représentaient qu’erreur et déception; c’est là assurément quelque chose dans le sens de la «réaction » que nous venons de dire mais, malgré tout, si les choses en restent là, aucun résultat effectif ne peut s’ensuivre.

On s’en aperçoit bien en lisant les écrits, de moins en moins rares, où l’on trouve les plus justes critiques à l’égard de la «civilisation» actuelle mais où, comme nous le disions déjà précédemment, les moyens envisagés pour remédier aux maux ainsi dénoncés ont un caractère étrangement disproportionné et insignifiant, enfantin même en quelque sorte: projets «scolaires» ou «académiques», pourrait-on dire, mais rien de plus, et surtout, rien qui témoigne de la moindre connaissance d’ordre profond. C’est à ce stade que l’effort, si louable et si méritoire qu’il soit, peut facilement se laisser détourner vers des activités qui, à leur façon et en dépit de certaines apparences, ne feront que contribuer finalement à accroître encore le désordre et la confusion de cette «civilisation» dont elles sont censées devoir opérer le redressement.

Ceux dont nous venons de parler sont ceux que l’on peut qualifier proprement de «traditionalistes», c’est-à-dire ceux qui ont seulement une sorte de tendance ou d’aspiration vers la tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci; on peut mesurer par là toute la distance qui sépare l’esprit «traditionaliste», du véritable esprit traditionnel qui implique au contraire essentiellement une telle connaissance, et qui ne fait en quelque sorte qu’un avec cette connaissance même.

En somme, le «traditionaliste» n’est et ne peut être qu’un simple «chercheur», et c’est bien pourquoi il est toujours en danger de s’égarer, n’étant pas en possession des principes qui seuls lui donneraient une direction infaillible; et ce danger sera naturellement d’autant plus grand qu’il trouvera sur son chemin, comme autant d’embûches, toutes ces fausses idées suscitées par le pouvoir d’illusion qui a un intérêt capital à l’empêcher de parvenir au véritable terme de sa recherche.

Il est évident, en effet, que ce pouvoir ne peut se maintenir et continuer à exercer son action qu’à la condition que toute restauration de l’idée traditionnelle soit rendue impossible, et cela plus que jamais au moment où il s’apprête à aller plus loin dans le sens de la subversion, ce qui constitue, comme nous l’avons expliqué, la seconde phase de cette action. Il est donc tout aussi important pour lui de faire dévier les recherches tendant vers la connaissance traditionnelle que, d’autre part, celles qui, portant sur les origines et les causes réelles de la déviation moderne, seraient susceptibles de dévoiler quelque chose de sa propre nature et de ses moyens d’influence; il y a là, pour lui, deux nécessités en quelque sorte complémentaires l’une de l’autre et qu’on pourrait même regarder, au fond, comme les deux aspects, positif et négatif, d’une même exigence fondamentale de sa domination.

Tous les emplois abusifs du mot «tradition» peuvent, à un degré ou à un autre, servir à cette fin, à commencer par le plus vulgaire de tous, celui qui le fait synonyme de «coutume» ou d’«usage», amenant par là une confusion de la tradition avec les choses les plus bassement humaines et les plus complètement dépourvues de tout sens profond.

Mais il y a d’autres déformations plus subtiles, et par là même plus dangereuses; toutes ont d’ailleurs pour caractère commun de faire descendre l’idée de tradition à un niveau purement humain, alors que, tout au contraire, il n’y a et ne peut y avoir de véritablement traditionnel que ce qui implique un élément d’ordre suprahumain.

C’est là en effet le point essentiel, celui qui constitue en quelque sorte la définition même de la tradition et de tout ce qui s’y rattache; et c’est là aussi, bien entendu, ce qu’il faut à tout prix empêcher de reconnaître pour maintenir la mentalité moderne dans ses illusions, et à plus forte raison pour lui en donner encore de nouvelles qui, bien loin de s’accorder avec une restauration du supra-humain, devront au contraire diriger plus effectivement cette mentalité vers les pires modalités de l’infra-humain.

D’ailleurs, pour se convaincre de l’importance qui est donnée à la négation du supra-humain par les agents conscients et inconscients de la déviation moderne, il n’y a qu’à voir combien tous ceux qui prétendent se faire les «historiens» des religions et des autres formes de la tradition (qu’ils confondent du reste généralement sous le même nom de «religions») s’acharnent avant tout à les expliquer par des facteurs exclusivement humains; peu importe que, suivant les écoles, ces facteurs soient psychologiques, sociaux ou autres, et même la multiplicité des explications ainsi présentées permet de séduire plus facilement un plus grand nombre; ce qui est constant, c’est la volonté bien arrêtée de tout réduire à l’humain et de ne rien laisser subsister qui le dépasse; et ceux qui croient à la valeur de cette «critique» destructive sont dès lors tout disposés à confondre la tradition avec n’importe quoi puisqu’il n’y a plus, en effet, dans l’idée qu’on leur en a inculquée, rien qui puisse la distinguer réellement de ce qui est dépourvu de tout caractère traditionnel.

Dès lors que tout ce qui est d’ordre purement humain ne saurait, pour cette raison même, être légitimement qualifié de traditionnel, il ne peut y avoir, par exemple, de «tradition philosophique», ni de «tradition scientifique» au sens moderne et profane de ce mot; et bien entendu, il ne peut y avoir non plus de «tradition politique», là du moins où toute organisation sociale traditionnelle fait défaut, ce qui est le cas du monde occidental actuel.

Ce sont pourtant là quelques-unes des expressions qui sont employées couramment aujourd’hui, et qui constituent autant de dénaturations de l’idée de la tradition; et il va de soi que, si les esprits «traditionalistes» dont nous parlions précédemment peuvent être amenés à laisser détourner leur activité vers l’un ou l’autre de ces domaines et à y limiter tous leurs efforts, leurs aspirations se trouveront ainsi «neutralisées» et rendues parfaitement inoffensives, si même elles ne sont parfois utilisées, à leur insu, dans un sens tout opposé à leurs intentions. Il arrive en effet qu’on va jusqu’à appliquer le nom de «tradition» à des choses qui, par leur nature même, sont aussi nettement antitraditionnelles que possible: c’est ainsi qu’on parle de «tradition humaniste», ou encore de «tradition nationale», alors que l’«humanisme» n’est pas autre chose que la négation même du supra-humain, et que la constitution des «nationalités» a été le moyen employé pour détruire l’organisation sociale traditionnelle du moyen âge.

Il n’y aurait pas lieu de s’étonner, dans ces conditions, si l’on en venait quelque jour à parler tout aussi bien de «tradition protestante», voire même de «tradition laïque» ou de «tradition révolutionnaire», ou encore si les matérialistes eux-mêmes finissaient par se proclamer les défenseurs d’une «tradition», ne serait-ce qu’en qualité de représentants de quelque chose qui appartient déjà en grande partie au passé! Au degré de confusion mentale où est parvenue la grande majorité de nos contemporains, les associations de mots les plus manifestement contradictoires n’ont plus rien qui puisse les faire reculer, ni même leur donner simplement à réfléchir.

Ceci nous conduit encore directement à une autre remarque importante: lorsque certains, s’étant aperçus du désordre moderne en constatant le degré trop visible où il en est actuellement (surtout depuis que le point correspondant au maximum de «solidification» a été dépassé), veulent «réagir» d’une façon ou d’une autre, le meilleur moyen de rendre inefficace ce besoin de «réaction» n’est-il pas de l’orienter vers quelqu’un des stades antérieurs et moins «avancés» de la même déviation, où ce désordre n’était pas encore devenu aussi apparent et se présentait, si l’on peut dire, sous des dehors plus acceptables pour qui n’a pas été complètement aveuglé par certaines suggestions?

Tout «traditionaliste» d’intention doit normalement s’affirmer «antimoderne», mais il peut n’en être pas moins affecté lui-même, sans s’en douter, par les idées modernes sous quelque forme plus ou moins atténuée, et par là même plus difficilement discernable, mais correspondant pourtant toujours en fait à l’une ou à l’autre des étapes que ces idées ont parcourues au cours de leur développement; aucune concession, même involontaire ou inconsciente, n’est possible ici car, de leur point de départ à leur aboutissement actuel, et même encore au delà de celui-ci, tout se tient et s’enchaîne inexorablement.

À ce propos, nous ajouterons encore ceci: le travail ayant pour but d’empêcher toute «réaction» de viser plus loin que le retour à un moindre désordre, en dissimulant d’ailleurs le caractère de celui-ci et en le faisant passer pour l’«ordre», rejoint très exactement celui qui est accompli, d’autre part, pour faire pénétrer l’esprit moderne à l’intérieur même de ce qui peut encore subsister, en Occident, des organisations traditionnelles de tout ordre; le même effet de «neutralisation» des forces dont on pourrait avoir à redouter l’opposition est pareillement obtenu dans les deux cas.

Ce n’est même pas assez de parler de «neutralisation» car, de la lutte qui doit inévitablement avoir lieu entre des éléments qui se trouvent ainsi ramenés pour ainsi dire au même niveau et sur le même terrain, et dont l’hostilité réciproque ne représente plus par là, au fond, que celle qui peut exister entre des productions diverses et apparemment contraires de la même déviation moderne, il ne pourra finalement sortir qu’un nouvel accroissement du désordre et de la confusion, et ce ne sera encore qu’un pas de plus vers la dissolution finale.

Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et se heurtent présentement, entre tous les «mouvements» extérieurs de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de vue traditionnel ou même simplement «traditionaliste», à «prendre parti», suivant l’expression employée communément, car ce serait être dupe, et les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes voulues et dirigées invisiblement par elles; le seul fait de «prendre parti» dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si inconsciemment que ce fût, une attitude véritablement antitraditionnelle.

Nous ne voulons faire ici aucune application particulière, mais nous devons tout au moins constater, d’une façon tout à fait générale que, en tout cela, les principes font également défaut partout, bien qu’on n’ait assurément jamais tant parlé de «principes» qu’on le fait aujourd’hui de tous les côtés, appliquant à peu près indistinctement cette désignaton à tout ce qui la mérite le moins, et parfois même à ce qui implique au contraire la négation de tout véritable principe; et cet autre abus d’un mot est encore bien significatif quant aux tendances réelles de cette falsification du langage dont le détournement du mot de «tradition» nous a fourni un exemple typique, et sur lequel nous devions insister plus particulièrement parce qu’il est le plus directement lié au sujet de notre étude, en tant que celle-ci doit donner une vue d’ensemble des dernières phases de la «descente» cyclique.

Nous ne pouvons pas, en effet, nous arrêter au point qui représente proprement l’apogée du «règne de la quantité», car ce qui le suit se rattache trop étroitement à ce qui le précède pour pouvoir en être séparé autrement que d’une façon tout artificielle; nous ne faisons pas d’«abstractions», ce qui n’est en somme qu’une autre forme de la «simplification» chère à la mentalité moderne, mais nous voulons au contraire envisager, autant qu’il est possible, la réalité telle qu’elle est, sans rien en retrancher d’essentiel pour la compréhension des conditions de l’époque actuelle.

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Chapitre XXXII  [32]

Le néo-spiritualisme

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Nous venons de parler de ceux qui, voulant réagir contre le désordre actuel, mais n’ayant pas les connaissances suffisantes pour pouvoir le faire d’une manière efficace, sont en quelque sorte «neutralisés» et dirigés vers des voies sans issue; mais, à côté de ceux-là, il y a aussi ceux qu’il n’est que trop facile de pousser au contraire plus loin sur le chemin qui mène à la subversion.

Le prétexte qui leur est donné, dans l’état présent des choses, est le plus souvent celui de «combattre le matérialisme», et assurément la plupart y croient sincèrement; mais, tandis que les autres, s’ils veulent aussi agir dans ce sens, en arrivent simplement aux banalités d’une vague philosophie «spiritualiste» sans aucune portée réelle, mais du moins à peu près inoffensive, ceux-ci sont orientés vers le domaine des pires illusions psychiques, ce qui est bien autrement dangereux.

En effet, alors que les premiers sont tous plus ou moins affectés à leur insu par l’esprit moderne, mais non pas assez profondément cependant pour être tout à fait aveuglés, ceux dont il s’agit maintenant en sont entièrement pénétrés et se font d’ailleurs généralement gloire d’être «modernes»; la seule chose qui leur répugne, parmi les manifestations diverses de cet esprit, c’est le matérialisme, et ils sont tellement fascinés par cette idée unique qu’ils ne voient même pas que bien d’autres choses, comme la science et l’industrie qu’ils admirent, sont étroitement dépendantes, par leurs origines et par leur nature même, de ce matérialisme qui leur fait horreur.

Il est dès lors facile de comprendre pourquoi une telle attitude doit maintenant être encouragée et diffusée: ceux-là sont les meilleurs auxiliaires inconscients qu’il soit possible de trouver pour la seconde phase de l’action antitraditionnelle; le matérialisme ayant à peu près fini de jouer son rôle, ce sont eux qui répandront dans le monde ce qui doit lui succéder; et ils seront même utilisés pour aider activement à ouvrir les «fissures» dont nous parlions précédemment car, dans ce domaine, il ne s’agit plus seulement d’«idées» ou de théories quelconques, mais aussi, en même temps, d’une «pratique» qui les met en rapport direct avec les forces subtiles de l’ordre le plus inférieur; ils s’y prêtent d’ailleurs d’autant plus volontiers qu’ils sont complètement illusionnés sur la véritable nature de ces forces, et qu’ils vont même jusqu’à leur attribuer un caractère «spirituel».

C’est là ce que nous avons appelé, d’une façon générale, le «néo-spiritualisme», pour le distinguer du simple «spiritualisme» philosophique; nous pourrions presque nous contenter de le mentionner ici «pour mémoire», puisque nous avons déjà consacré par ailleurs des études spéciales à deux de ses formes les plus répandues;

[note de rené Guénon en bas de page:  L’erreur Spirite et Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion.]

mais il constitue un élément trop important, parmi ceux qui sont spécialement caractéristiques de l’époque contemporaine, pour que nous puissions nous abstenir de rappeler au moins ses traits principaux, réservant d’ailleurs pour le moment l’aspect «pseudo-initiatique» que revêtent la plupart des écoles qui s’y rattachent (à l’exception toutefois des écoles spirites qui sont ouvertement profanes, ce qui est d’ailleurs exigé par les nécessités de leur extrême «vulgarisation»), car nous aurons à revenir particulièrement là-dessus un peu plus tard.

Tout d’abord, il convient de remarquer qu’il ne s’agit point là d’un ensemble homogène, mais de quelque chose qui prend une multitude de formes diverses, bien que tout cela présente toujours assez de caractères communs pour pouvoir être réuni légitimement sous une même dénomination; mais ce qui est le plus curieux, c’est que tous les groupements, écoles et «mouvements» de ce genre sont constamment en concurrence et même en lutte les uns avec les autres, à tel point qu’il serait difficile de trouver ailleurs, à moins que ce ne soit entre les «partis» politiques, des haines plus violentes que celles qui existent entre leurs adhérents respectifs, alors que pourtant, par une singulière ironie, tous ces gens ont la manie de prêcher la «fraternité» à tout propos et hors de propos! Il y a là quelque chose de véritablement «chaotique» qui peut donner, même à des observateurs superficiels, l’impression du désordre poussé à l’extrême; et en fait, c’est bien là un indice que ce «néo-spiritualisme» représente une étape déjà assez avancée dans la voie de la dissolution.

D’autre part, le «néo-spiritualisme», en dépit de l’aversion qu’il témoigne à l’égard du matérialisme, lui ressemble cependant encore par plus d’un côté, si bien qu’on a pu employer assez justement, à ce propos, l’expression de «matérialisme transposé», c’est-à-dire, en somme, étendu au delà des limites du monde corporel; ce qui le montre très nettement, ce sont ces représentations grossières du monde subtil et soi-disant «spirituel» auxquelles nous avons déjà fait allusion plus haut, et qui ne sont guère faites que d’images empruntées au domaine corporel.

Ce même «néo-spiritualisme» tient aussi aux étapes antérieures de la déviation moderne, d’une façon plus effective, par ce qu’on peut appeler son côté «scientiste»; cela encore, nous l’avons signalé en parlant de l’influence exercée sur ses diverses écoles par la «mythologie» scientifique du moment où elles ont pris naissance; et il y a lieu de noter aussi tout spécialement le rôle considérable que jouent dans leurs conceptions, d’une façon tout à fait générale et sans aucune exception, les idées «progressistes» et «évolutionnistes» qui sont bien une des marques les plus typiques de la mentalité moderne et qui suffiraient ainsi, à elles seules, à caractériser ces conceptions comme un des produits les plus incontestables de cette mentalité.

Ajoutons que celles mêmes de ces écoles qui affectent de se donner une allure «archaïque» en utilisant à leur façon des fragments d’idées traditionnelles incomprises et déformées, ou en déguisant au besoin des idées modernes sous un vocabulaire emprunté à quelque forme traditionnelle orientale ou occidentale (toutes choses qui, soit dit en passant, sont en contradiction formelle avec leur croyance au «progrès» et à l’«évolution»), sont constamment préoccupées d’accorder ces idées anciennes ou prétendues telles avec les théories de la science moderne; un tel travail est d’ailleurs sans cesse à refaire à mesure que ces théories changent, mais il faut dire que ceux qui s’y livrent ont leur besogne simplifiée par le fait qu’ils s’en tiennent presque toujours à ce qu’on peut trouver dans les ouvrages de «vulgarisation».

Outre cela, le «néo-spiritualisme», par sa partie que nous avons qualifiée de «pratique», est encore très conforme aux tendances «expérimentales» de la mentalité moderne; et c’est par là qu’il arrive à exercer peu à peu une influence sensible sur la science elle-même, et à s’y insinuer en quelque sorte au moyen de ce qu’on appelle la «métapsychique». Sans doute, les phénomènes auxquels celle-ci se rapporte méritent, en eux-mêmes, d’être étudiés tout aussi bien que ceux de l’ordre corporel; mais ce qui prête à objection, c’est la façon dont elle entend les étudier en y appliquant le point de vue de la science profane; des physiciens (qui s’entêtent à employer leurs méthodes quantitatives jusqu’à vouloir essayer de «peser l’âme»!) et même des psychologues, au sens «officiel» de ce mot, sont assurément aussi mal préparés que possible à une étude de ce genre et, par là même, plus susceptibles que quiconque de se laisser illusionner de toutes les façons.

[note de René Guénon en bas de page:  Nous ne voulons pas parler seulement, en cela, de la part plus ou moins grande qu’il y a lieu de faire à la fraude consciente et inconsciente, mais aussi des illusions portant sur la nature des forces qui interviennent dans la production réelle des phénomènes dits «métapsychiques».]

Il y a encore autre chose: en fait, les recherches «métapsychiques» ne sont presque jamais entreprises d’une façon indépendante de tout appui de la part des «néo-spiritualistes», et surtout des spirites, ce qui prouve que ceux-ci entendent bien, en définitive, les faire servir à leur «propagande»; et ce qui est peut-être le plus grave sous ce rapport, c’est que les expérimentateurs sont mis dans de telles conditions qu’ils se trouvent obligés d’avoir recours aux «médiums» spirites, c’est-à-dire à des individus dont les idées préconçues modifient notablement les phénomènes en question et leur donnent, pourrait-on dire, une «teinte» spéciale, et qui d’ailleurs ont été dressés avec un soin tout particulier (puisqu’il existe même des «écoles de médiums») à servir d’instruments et de «supports» passifs à certaines influences appartenant aux «bas-fonds» du monde subtil, influences qu’ils «véhiculent» partout avec eux, et qui ne manquent pas d’affecter dangereusement tous ceux, savants ou autres, qui viennent à leur contact et qui, par leur ignorance de ce qu’il y a au fond de tout cela, sont totalement incapables de s’en défendre.

Nous n’y insisterons pas davantage, car nous nous sommes déjà suffisamment expliqué ailleurs sur tout cela, et nous n’avons en somme qu’à y renvoyer ceux qui souhaiteraient plus de développements à cet égard; mais nous tenons à souligner, parce que c’est là encore quelque chose de tout à fait spécial à l’époque actuelle, l’étrangeté du rôle des «médiums» et de la prétendue nécessité de leur présence pour la production de phénomènes relevant de l’ordre subtil; pourquoi rien de tel n’existait-il autrefois, ce qui n’empêchait nullement les forces de cet ordre de se manifester spontanément, dans certaines circonstances, avec une tout autre ampleur qu’elles ne le font dans les séances spirites ou «métapsychiques» (et cela, bien souvent, dans des maisons inhabitées ou dans des lieux déserts, ce qui exclut l’hypothèse trop commode de la présence d’un «médium» inconscient de ses facultés)?

On peut se demander s’il n’y a pas réellement, depuis l’apparition du spiritisme, quelque chose de changé dans la façon même dont le monde subtil agit dans ses «interférences» avec le monde corporel, et ce ne serait là, au fond, qu’un nouvel exemple de ces modifications du milieu que nous avons déjà envisagées en ce qui concerne les effets du matérialisme; mais ce qu’il y a de certain, en tout cas, c’est qu’il y a là quelque chose qui répond parfaitement aux exigences d’un «contrôle» exercé sur ces influences psychiques inférieures, déjà essentiellement «maléfiques» par elles-mêmes, pour les utiliser plus directement en vue de certaines fins déterminées, conformément au «plan» préétabli de l’oeuvre de subversion pour laquelle elles sont maintenant «déchaînées» dans notre monde.

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Chapitre XXXIII  [33]

L’intuitionnisme contemporain

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Dans le domaine philosophique et psychologique, les tendances correspondant à la seconde phase de l’action antitraditionnelle se traduisent naturellement par l’appel au «subconscient» sous toutes ses formes, c’est-à-dire aux éléments psychiques les plus inférieurs de l’être humain; cela apparaît notamment, en ce qui concerne la philosophie proprement dite, dans les théories de William James, ainsi que dans l’«intuitionnisme» bergsonien.

Nous avons eu déjà l’occasion de parler de Bergson dans ce qui précède au sujet des critiques qu’il formule justement, bien que d’une façon peu claire et en termes équivoques, contre le rationalisme et ses conséquences; mais ce qui caractérise proprement la partie «positive» (si l’on peut dire) de sa philosophie, c’est que, au lieu de chercher au-dessus de la raison ce qui doit remédier à ses insuffisances, il le cherche au contraire au-dessous d’elle; et ainsi, au lieu de s’adresser à la véritable intuition intellectuelle qu’il ignore tout aussi complètement que les rationalistes, il invoque une prétendue «intuition» d’ordre uniquement sensitif et «vital», dans la notion extrêmement confuse de laquelle l’intuition sensible proprement dite se mêle aux forces les plus obscures de l’instinct et du sentiment.

Ce n’est donc pas par une rencontre plus ou moins «fortuite» que cet «intuitionnisme» a des affinités manifestes, et particulièrement marquées dans ce qu’on pourrait appeler son «dernier état» (ce qui s’applique également à la philosophie de William James), avec le «néo-spiritualisme», mais c’est parce que ce ne sont là, au fond, que des expressions différentes des mêmes tendances: l’attitude de l’un par rapport au rationalisme est en quelque sorte parallèle à celle de l’autre par rapport au matérialisme; l’un tend à l’«infra-rationnel» comme l’autre tend à l’«infra-corporel» (et sans doute tout aussi inconsciemment), de sorte que, dans les deux cas, il s’agit toujours, en définitive, d’une direction dans le sens de l’«infra-humain».

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ces théories en détail, mais il nous faut du moins en signaler quelques traits qui ont un rapport plus direct avec notre sujet, et tout d’abord leur caractère aussi intégralement «évolutionniste» qu’il est possible, puisqu’elles placent toute réalité dans le «devenir» exclusivement, ce qui est la négation formelle de tout principe immuable, et par conséquent de toute métaphysique; de là leur allure «fuyante» et inconsistante, qui donne vraiment, en contraste avec la «solidification» rationaliste et matérialiste, comme une image anticipée de la dissolution de toutes choses dans le «chaos» final.

On en trouve notamment un exemple significatif dans la façon dont la religion y est envisagée et qui est exposée précisément dans un des ouvrages de Bergson qui représentent ce «dernier état» dont nous parlions tout à l’heure;

[note de René Guénon en bas de page:   Les deux sources de la morale et de la religion.]

ce n’est pas, à vrai dire, qu’il y ait là quelque chose d’entièrement nouveau, car les origines de la thèse qui y est soutenue sont bien simples au fond: on sait que toutes les théories modernes, à cet égard, ont pour trait commun de vouloir réduire la religion à un fait purement humain, ce qui revient d’ailleurs à la nier, consciemment ou inconsciemment, puisque c’est refuser de tenir compte de ce qui en constitue l’essence même; et la conception bergsonienne ne fait nullement exception sous ce rapport.

Ces théories sur la religion peuvent, dans leur ensemble, se ramener à deux types principaux: l’un «psychologique», qui prétend l’expliquer par la nature de l’individu humain, et l’autre «sociologique», qui veut y voir un fait d’ordre exclusivement social, le produit d’une sorte de «conscience collective» qui dominerait les individus et s’imposerait à eux. L’originalité de Bergson est seulement d’avoir cherché à combiner ces deux genres d’explication, et cela d’une façon assez singulière: au lieu de les regarder comme plus ou moins exclusifs l’un de l’autre, ainsi que le font d’ordinaire leurs partisans respectifs, il les accepte tous les deux à la fois, mais en les rapportant à des choses différentes, désignées néanmoins par le même mot de «religion»; les «deux sources» qu’il envisage pour celle-ci ne sont pas autre chose que cela en réalité.

[note de René Guénon en bas de page:   En ce qui concerne la morale, qui ne nous intéresse pas spécialement ici, l’explication proposée est naturellement parallèle à celle de la religion.]

Il y a donc pour lui deux sortes de religion [sic], l’une «statique» et l’autre «dynamique», qu’il appelle aussi, plutôt bizarrement, «religion close» et «religion ouverte»; la première est de nature sociale, la seconde de nature psychologique; et naturellement, c’est à celle-ci que vont ses préférences, c’est elle qu’il considère comme la forme supérieure de la religion; naturellement, disons-nous, car il est bien évident que, dans une «philosophie du devenir» comme la sienne, il ne saurait en être autrement, puisque, pour elle, ce qui ne change point ne répond à rien de réel, et empêche même l’homme de saisir le réel tel qu’elle le conçoit.

Mais, dira-t-on, une telle philosophie, pour laquelle il n’y a pas de «vérités éternelles»,

[note de René Guénon en bas de page:   Il est à remarquer que Bergson semble même éviter d’employer le mot de «vérité», et qu’il lui substitue presque toujours celui de «réalité», qui pour lui ne désigne que ce qui est soumis à un changement continuel.]

doit logiquement refuser toute valeur, non seulement à la métaphysiqùe, mais aussi à la religion; c’est bien ce qui arrive en effet, car la religion au vrai sens de ce mot c’est justement celle que Bergson appelle «religion statique» et dans laquelle il ne veut voir qu’une «fabulation» tout imaginaire; et quant à sa «religion dynamique», la vérité est que ce n’est pas du tout une religion.

Cette soi-disant «religion dynamique», en effet, ne possède aucun des éléments caractéristiques qui entrent dans la définition même de la religion: pas de dogmes, puisque c’est là quelque chose d’immuable et, comme dit Bergson, de «figé»; pas de rites non plus, bien entendu, pour la même raison, et aussi à cause de leur caractère social; les uns et les autres doivent être laissés à la «religion statique»; et pour ce qui est de la morale, Bergson a commencé par la mettre à part comme quelque chose qui est en dehors de la religion telle qu’il l’entend.

Alors il ne reste plus rien, ou du moins il ne reste qu’une vague «religiosité», sorte d’aspiration confuse vers un «idéal» quelconque, assez proche en somme de celle des modernistes et des protestants libéraux, et qui rappelle aussi, à bien des égards, l’«expérience religieuse» de William James, car tout cela se tient évidemment de fort près.

C’est cette «religiosité» que Bergson prend pour une religion supérieure, croyant ainsi, comme tous ceux qui obéissent aux mêmes tendances, «sublimer» la religion alors qu’il n’a fait que la vider de tout son contenu positif, parce qu’il n’y a effectivement, dans celui-ci, rien qui soit compatible avec ses conceptions; et d’ailleurs c’est sans doute là tout ce qu’on peut faire sortir d’une théorie psychologique car, en fait, nous n’avons jamais vu qu’une telle théorie se soit montrée capable d’aller plus loin que le «sentiment religieux» qui, encore une fois, n’est pas la religion.

Cette «religion dynamique», aux yeux de Bergson, trouve sa plus haute expression dans le «mysticisme», d’ailleurs assez mal compris et vu par son plus mauvais côté car il ne l’exalte ainsi que pour ce qui s’y trouve d’«individuel», c’est-à-dire de vague, d’inconsistant, et en quelque sorte d’«anarchique», et dont les meilleurs exemples, bien qu’il ne les cite pas, se trouveraient dans certains «enseignements» d’inspiration occultiste et théosophiste; au fond, ce qui lui plaît chez les mystiques, il faut le dire nettement, c’est la tendance à la «divagation», au sens étymologique du mot, qu’ils ne manifestent que trop facilement lorsqu’ils sont livrés à eux-même.

Quant à ce qui fait la base même du mysticisme proprement dit, en laissant de côté ses déviations plus ou moins anormales ou «excentriques», c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, son rattachement à une «religion statique», il le tient visiblement pour négligeable; on sent d’ailleurs qu’il y a là quelque chose qui le gêne, car ses explications sur ce point sont plutôt embarrassées; mais ceci, si nous voulions l’examiner de plus près, nous écarterait trop de ce qui est pour nous l’essentiel de la question.

Si nous revenons à la «religion statique», nous voyons que Bergson accepte de confiance, sur ses prétendues origines, tous les racontars de la trop fameuse «école sociologique», y compris les plus sujets à caution: «magie», «totémisme», «tabou», «mana», «culte des animaux», «culte des esprits», «mentalité primitive», rien n’y manque de tout le jargon convenu et de tout le «bric-à-brac» habituel, s’il est permis de s’exprimer ainsi (et cela doit l’être en effet quand il s’agit de choses d’un caractère aussi grotesque).

Ce qui lui appartient peut-être en propre, c’est le rôle qu’il attribue dans tout cela à une soi-disant «fonction fabulatrice», qui nous paraît beaucoup plus véritablement «fabuleuse» que ce qu’elle sert à expliquer; mais il faut bien imaginer une théorie quelconque qui permette de dénier en bloc tout fondement réel à tout ce qu’on est convenu de traiter de «superstitions»; un philosophe «civilisé» et, qui plus est, «du xxe siècle», estime évidemment que toute autre attitude serait indigne de lui! Là-dedans, il n’y a de vraiment intéressant pour nous qu’un seul point, celui qui concerne la «magie»; celle-ci est une grande ressource pour certains théoriciens, qui ne savent sans doute guère ce qu’elle est réellement, mais qui veulent en faire sortir à la fois la religion et la science.

Telle n’est pas précisément ta position de Bergson: cherchant à la magie une «origine psychologique», il en fait «l’extériorisation d’un désir dont le coeur est rempli», et il prétend que «si l’on reconstitue, par un effort d’introspection, la réaction naturelle de l’homme à sa perception des choses, on trouve que magie et religion se tiennent, et qu’il n’y a rien de commun entre la magie et la science».

Il est vrai qu’il y a ensuite quelque flottement: si l’on se place à un certain point de vue, «la magie fait évidemment partie de la religion» mais, à un autre point de vue, «la religion s’oppose à la magie»; ce qui est plus net, c’est l’affirmation que «la magie est l’inverse de la science» et que, «bien loin de préparer la venue de la science, comme on l’a prétendu, elle a été le grand obstacle contre lequel le savoir méthodique eut à lutter».

Tout cela est à peu près exactement au rebours de la vérité, car la magie n’a absolument rien à voir avec la religion et elle est [Note de Loup K.: la magie], non pas certes l’origine de toutes les sciences, mais simplement une science particulière parmi les autres; mais Bergson est sans doute bien convaincu qu’il ne saurait exister d’autres sciences que celles qu’énumèrent les «classifications» modernes, établies au point de vue le plus étroitement profane qui se puisse concevoir.

Parlant des «opérations magiques» avec l’assurance imperturbable de quelqu’un qui n’en a jamais vu,

[note de René Guénon en bas de page:   Il est bien regrettable que Bergson ait été en mauvais termes avec sa soeur Mme Mac-Gregor (alias «Soror Vestigia Nulla Retrorsum») qui aurait pu l’instruire quelque peu à cet égard!]

il écrit cette phrase étonnante: «Si l’intelligence primitive avait commencé ici par concevoir des principes, elle se fût bien vite rendue à l’expérience, qui lui en eût démontré la fausseté.»

Nous admirons l’intrépidité avec laquelle ce philosophe, enfermé dans son cabinet, et d’ailleurs bien garanti contre les attaques de certaines influences qui assurément n’auraient garde de s’en prendre à un auxiliaire aussi précieux qu’inconscient, nie a priori tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de ses théories; comment peut-il croire les hommes assez sots pour avoir répété indéfiniment, même sans «principes», des «opérations» qui n’auraient jamais réussi, et que dirait-il s’il se trouvait que, tout au contraire, «l’expérience démontre la fausseté» de ses propres assertions? Évidemment, il ne conçoit même pas qu’une pareille chose soit possible; telle est la force des idées préconçues, chez lui et chez ses pareils, qu’ils ne doutent pas un seul instant que le monde soit strictement limité à la mesure de leurs conceptions (c’est d’ailleurs ce qui leur permet de construire des «systèmes»); et comment un philosophe pourrait-il comprendre qu’il devrait, tout comme le commun des mortels, s’abstenir de parler de ce qu’il ne connaît pas?

Or il arrive ceci de particulièrement remarquable, et de bien significatif quant à la connexion effective de l’«intuitionnisme» bergsonien avec la seconde phase de l’action antitraditionnelle: c’est que la magie, par un ironique retour des choses, se venge cruellement des négations de notre philosophe; reparaissant de nos jours, à travers les récentes «fissures» de ce monde, dans sa forme la plus basse et la plus rudimentaire tout à la fois, sous le déguisement de la «science psychique» (celle-là même que d’autres préfèrent, assez peu heureusement d’ailleurs, appeler «métapsychique»), elle réussit à se faire admettre par lui, sans qu’il la reconnaisse, non seulement comme bien réelle, mais comme devant jouer un rôle capital pour l’avenir de sa «religion dynamique»! Nous n’exagérons rien: il parle de «survie» tout comme un vulgaire spirite et il croit à un «approfondissement expérimental» permettant de «conclure à la possibilité et même à la probabilité d’une survivance de l’âme» (que faut-il entendre au juste par là, et ne s’agirait-il pas plutôt de la fantasmagorie des «cadavres psychiques»?), sans pourtant qu’on puisse dire si c’est «pour un temps ou pour toujours».

Mais cette fâcheuse restriction ne l’empêche pas de proclamer sur un ton dithyrambique: «Il n’en faudrait pas davantage pour convertir en réalité vivante et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui est le plus souvent verbale, abstraite, inefficace… En vérité, si nous étions sûrs, absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre chose.»

La magie ancienne était plus «scientifique», au vrai sens de ce mot, sinon au sens profane, et n’avait point de pareilles prétentions; il a fallu, pour que quelques-uns de ses phénomènes les plus élémentaires donnent lieu à de telles interprétations, attendre l’invention du spiritisme auquel une phase déjà avancée de la déviation moderne pouvait seule donner naissance; et c’est bien en effet la théorie spirite concernant ces phénomènes, purement et simplement, que Bergson, comme William James avant lui, accepte ainsi finalement avec une «joie» qui fait «pâlir tous les plaisirs» (nous citons textuellement ces paroles incroyables, sur lesquelles se termine son livre) et qui nous fixe sur le degré de discernement dont ce philosophe est capable car, pour ce qui est de sa bonne foi, elle n’est certes pas en cause, et les philosophes profanes, dans des cas de ce genre, ne sont généralement aptes qu’à jouer un rôle de dupes et à servir ainsi d’«intermédiaires» inconscients pour en duper beaucoup d’autres; quoi qu’il en soit, en fait de «superstition», il n’y eut assurément jamais mieux, et cela donne la plus juste idée de ce que vaut réellement toute cette «philosophie nouvelle», comme se plaisent à l’appeler ses partisans!

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Chapitre XXXIV  [34]

Les méfaits de la psychanalyse

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Si de la philosophie nous passons à la psychologie, nous constatons que les mêmes tendances y apparaissent, dans les écoles les plus récentes, sous un aspect bien plus dangereux encore car, au lieu de ne se traduire que par de simples vues théoriques, elles y trouvent une application pratique d’un caractère fort inquiétant; les plus «représentatives» de ces méthodes nouvelles, au point de vue où nous nous plaçons, sont celles qu’on connaît sous la désignation générale de «psychanalyse».

Il est d’ailleurs à remarquer que, par une étrange incohérence, ce maniement d’éléments qui appartiennent incontestablement à l’ordre subtil continue cependant à s’accompagner, chez beaucoup de psychologues, d’une attitude matérialiste due sans doute à leur éducation antérieure et aussi à l’ignorance où ils sont de la véritable nature de ces éléments qu’ils mettent en jeu;

[note de René Guénon en bas de page:   Le cas de Freud lui-même, le fondateur de la «psychanalyse», est tout à fait typique à ce point de vue car il n’a jamais cessé de se proclamer matérialiste. — Une remarque en passant: pourquoi les principaux représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique, Bergson en philosophie, Freud en psychologie, et bien d’autres encore de moindre importance, sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y a là quelque chose qui correspond exactement au côté «maléfique» et dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les Juifs détachés de leur tradition?]

un des caractères les plus singuliers de la science moderne n’est-il pas de ne jamais savoir exactement à quoi elle a affaire en réalité, même quand il s’agit simplement des forces du domaine corporel?

Il va de soi, d’ailleurs, qu’une certaine «psychologie de laboratoire», aboutissement du processus de limitation et de matérialisation dans lequel la psychologie «philosophico-littéraire» de l’enseignement universitaire ne représentait qu’un stade moins avancé, et qui n’est plus réellement qu’une sorte de branche accessoire de la physiologie, coexiste toujours avec les théories et les méthodes nouvelles; et c’est à celle-là [Note de Loup K.: syntaxiquement, «celle-là» est en place de «physiologie»] que s’applique ce que nous avons dit précédemment des tentatives faites pour réduire la psychologie elle-même à une science quantitative.

Il y a certainement bien plus qu’une simple question de vocabulaire dans le fait, très significatif en lui-même, que la psychologie actuelle n’envisage jamais que le «subconscient» et non le «superconscient» qui devrait logiquement en être le corrélatif; c’est bien là, à n’en pas douter, l’expression d’une extension qui s’opère uniquement par le bas, c’est-à-dire du côté qui correspond, ici dans l’être humain comme ailleurs dans le milieu cosmique, aux «fissures» par lesquelles pénètrent les influences les plus «maléfiques» du monde subtil, nous pourrions même dire celles qui ont un caractère véritablement et littéralement «infernal».

[note de René Guénon en bas de page:   Il est à noter, à ce propos, que Freud a placé, en tête de sa Traumdeutung [Note de Loup K.: L’interprétation des rêves, The Interpretation of Dreams] cette épigraphe bien significative: «Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo» (Virgile, Énéide, VII, 312).]

[Note de Loup K.: Deux traductions anglaises de «Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo» trouvées sur internet: a) «If I cannot deflect the will of Heaven, I shall move Hell» et b) «If I cannot move heaven, I will raise hell»; je traduis ces traduction anglaises en français: a) «Si je ne peux pas détourner la volonté [des Cieux, du Ciel], je déplacerai l’Enfer»; b) «Si je ne peux pas déplacer le ciel, je [soulèverai, déplacerai] l’enfer.» L’expression populaire «to raise hell» peut se traduire en français par «foutre un boucan d’enfer» et signifie, entre autres, le fait de réagir très fortement, violemment même, bruyamment et avec beaucoup de détermination. Littéralement, «to raise hell» se traduit par «soulever l’enfer», soit les forces des mondes inférieurs. Le problème de notre époque est que ces forces inférieures sont en état de déséquilibre constant, coupées «d’en haut» par l’action de ce que Guénon nomme «l’antitradition» (les forces asouriques dont parlent Sri Aurobindo, Mira Alfassa (la Mère)); c’est, à mes yeux, l’un des points essentiels de ce que Guénon tente, dans Le Règne de la Quantité, de nous faire comprendre (d’où l’importance et la pertinence du yoga de la shakti : l’action de la Shakti commence par la tête, par «en haut»). Rappelons qu’en anglais, «to raise» a aussi le sens «d’élever» et «d’éduquer», comme dans «to raise children», «éduquer les enfants» …  Dommage que mes rudiments de latin soient si éloignés dans ma mémoire :)  Voir  Wikipedia, l’article «Acheron» (English) où on trouve aussi le vers du poète latin Virgile cité par Guénon ainsi que la traduction anglaise “a)” de la présente note. Re-Note de Loup K.: une troisième traduction anglaise que je trouve sur le site suivant, Latin for the Masses… : «If I can not move the gods, I will set the forces of the underworld in motion.» En français (traduction rapide, libre et un tantinet commentée): «Si je ne peux [faire bouger les dieux, mouvoir les dieux, faire se mouvoir les dieux, si les dieux ne m’obéissent pas, nom de dieu!], je vais mettre en branle les forces des mondes [souterrains, infernaux].» Cet extraordinaire vers de Virgile est (perçu comme) un ultimatum, et interprété comme un ultimatum, dans un bon nombre des traductions sur lesquelles je tombe. Ça semble bien en être un. En fait, en-dedans, ça me dit que c’en est un. Et, dans «l’économie universelle des choses», quel est son sens le plus profond?]

[Note de Loup K.: Une autre glose sur Freud et sur le vers de Virgile, «Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo». Elle est en anglais, je n’ai pas le temps de la traduire, elle est très intéressante, je l’ai trouvée sur le site suivant (lien) , elle n’est pas de moi : [Début de la glose] « Line 312, Book 7 of Vergil‘s Aeneid. Variously translated as “If I cannot bend the Powers Above, I will move the Infernal Regions.” and “If I can not influence the gods, I shall move all hell“, or, more dramatically, “If I cannot move heaven, I will stir up the underworld.“. As well as being a type of butterfly (Historis acheronta, or the Tailed Cecropian ) from the United States and Mexico, Acheronta is the accusative of Acheron – one of five rivers in the Greek underworld, mentioned first in Homer‘s Odyssey, along with to the more famous river Styx. This is the motto of Sigmund Freud‘s significant work The Interpretation Of Dreams. The controversial Freudian psychologist Bruno Bettelheim claimed that it was a summary of Freud‘s theory that those who have no control over the outside world turn inward to the underworld of their own minds. » [Fin de la glose] La dernière phrase est très intéressante pour mieux comprendre la dynamique contemporaine entre les pouvoirs politiques et d’argent, ceux que Raymond Abellio nomme les «radjasiques», et ceux qui sont dénués (en rédigeant, j’avais écrit «dénoués») de pouvoir (et qu’Abellio nomme les «tamasiques»). La seule voie de salut ou de liberté véritable en ce monde – comme hors de lui – pour les «dénués de pouvoir», semble être, si on se base sur l’affirmation de Bruno Bettelheim à propos de Freud (la dernière phrase de la glose), de se tourner – pour échapper radicalement à la dynamique évoquée par Freud – vers le Divin (sans tomber dans les pièges «théosophistes»), vers le chaitya purusha, l’âme divine à l’intérieur, le «psychique», au sens qu’Aurobindo donne à ce dernier terme (l’acception de «psychique» chez Aurobindo, soulignons-le encore pour éviter la confusion, n’a rien à voir avec le sens que lui donne Guénon dans Le Règne de la Quantité). Sinon, littéralement, c’est l’enfer, s’il est vrai que, selon Bruno Bettelheim: « … it was a summary of Freud‘s theory that those who have no control over the outside world turn inward to the underworld of their own minds», et si ce que dit Freud est vrai, en partie. Le roman de Jacques Renaud, Le Cassé, considéré comme un chef-d’oeuvre du roman noir et un classique de la littérature nord-américaine canadienne et québécoise (autres liens ici, et ici) illustre très bien, à l’extrême, ce qu’affirme Bruno Bettelheim en résumant la théorie de Freud dans la dernière phrase de la glose , et la déchéance mentale que le phénomène évoqué peut entraîner (traduction en français): « … Ceux qui n’ont aucun contrôle sur le monde extérieur [régressent, se tournent] vers [l’enfer, le «sous-monde»] de leur propre mental.» Voici les sources qu’on donne, pour la glose citée plus haut, et qui apparaissent au bas de la glose, sur le site Everythin2.com :
Tenses In Latin – http://ist-socrates.berkeley.edu:7004/lessons/36-preview.html
http://www.nd.edu/~zthundy/bdfoot/fn40.html  – Recollections and Reflections, Bruno Bettelheim –  With thanks to tdent, Txikwa and Halspal.]

[Note de Loup K.: On trouve encore ici d’autres traductions possibles du passage de Virgile, comme celle de Theodore C. Williams: «If Heaven I may not move, on Hell I call.» En d’autres termes, si je peux pas contrôler le pouvoir Divin, si je peux pas l’avoir pour moi,  j’invoque l’Enfer. Na! Et présentement, c’est Na! qui domine (encore) le monde et mène (encore) la Terre. Au fond, au fond de nous, il n’en tient qu’à nous tourner vers le divin – qui est notre être véritable – et c’est Na! qui va périr. D’inanition. Dans un tsunami de rire bien doux, bien chaud, intensément et paisiblement extatique. On finira bien par naître. Ma foi, même malgré nous.]

Certains adoptent aussi, comme synonyme ou équivalent de «subconscient», le terme d’«inconscient» qui, pris à la lettre, semblerait se référer à un niveau encore inférieur mais qui, à vrai dire, correspond moins exactement à la réalité; si ce dont il s’agit était vraiment inconscient, nous ne voyons même pas bien comment il serait possible d’en parler, et surtout en termes psychologiques; et d’ailleurs en vertu de quoi, si ce n’est d’un simple préjugé matérialiste ou mécaniste, faudrait-il admettre qu’il existe réellement quelque chose d’inconscient?

Quoi qu’il en soit, ce qui est encore digne de remarque, c’est l’étrange illusion par laquelle les psychologues en arrivent à considérer des états comme d’autant plus «profonds» qu’ils sont tout simplement plus inférieurs; n’y a-t-il pas déjà là comme un indice de la tendance à aller à l’encontre de la spiritualité qui seule peut être dite véritablement profonde puisque seule elle touche au principe et au centre même de l’être? D’autre part, le domaine de la psychologie ne s’étant point étendu vers le haut, le «superconscient», naturellement, lui demeure aussi complètement étranger et fermé que jamais; et lorsqu’il lui [Note de Loup K.: vraisemblablement, «lui» est en place de «psychologie»] arrive de rencontrer quelque chose qui s’y rapporte, elle prétend l’annexer purement et simplement en l’assimilant au «subconscient»; c’est là, notamment, le caractère à peu près constant de ses prétendues explications concernant des choses telles que la religion, le mysticisme, et aussi certains aspects des doctrines orientales comme le Yoga; et dans cette confusion du supérieur avec l’inférieur, il y a déjà quelque chose qui peut être regardé proprement comme constituant une véritable subversion.

Remarquons aussi que, par l’appel au «subconscient», la psychologie, tout aussi bien que la «philosophie nouvelle», tend de plus en plus à rejoindre la «métapsychique»;

[note de René Guénon en bas de page:   C’est d’ailleurs le «psychiste» Myers qui inventa l’expression de subliminal consciousness, laquelle, pour plus de brièveté, fut remplacée un peu plus tard, dans le vocabulaire psychologique, par le mot «subconscient».]

et dans la même mesure, elle se rapproche inévitablement, quoique peut-être sans le vouloir (du moins quant à ceux de ses représentants qui entendent demeurer matérialistes malgré tout), du spiritisme et des autres choses plus ou moins similaires, qui toutes s’appuient, en définitive, sur les mêmes éléments obscurs du psychisme inférieur.

Si ces choses, dont l’origine et le caractère sont plus que suspects, font ainsi figure de mouvements «précurseurs» et alliés de la psychologie récente, et si celle-ci en arrive, fût-ce par un chemin détourné, mais par là même plus aisé que celui de la «métapsychique» qui est encore discutée dans certains milieux, à introduire les éléments en question dans le domaine courant de ce qui est admis comme science «officielle», il est bien difficile de penser que le vrai rôle de cette psychologie, dans l’état présent du monde, puisse être autre que de concourir activement à la seconde phase de l’action antitraditionnelle.

À cet égard, la prétention de la psychologie ordinaire, que nous signalions tout à l’heure, à s’annexer, en les faisant rentrer de force dans le «subconscient», certaines choses qui lui échappent entièrement par leur nature même, ne se rattache encore, malgré son caractère assez nettement subversif, qu’à ce que nous pourrions appeler le côté enfantin de ce rôle, car les explications de ce genre, tout comme les explications «sociologiques» des mêmes choses sont, au fond, d’une naïveté «simpliste» qui va parfois jusqu’à la niaiserie; en tout cas, cela est incomparablement moins grave, quant à ses conséquences effectives, que le côté véritablement «satanique» que nous allons avoir à envisager maintenant d’une façon plus précise en ce qui concerne la psychologie nouvelle.

Ce caractère «satanique» apparaît avec une netteté toute particulière dans les interprétations psychanalytiques du symbolisme, ou de ce qui est donné comme tel à tort ou à raison; nous faisons cette restriction parce que, sur ce point comme sur tant d’autres, il y aurait, si l’on voulait entrer dans le détail: bien des distinctions à faire et bien des confusions à dissiper: ainsi, pour prendre seulement un exemple typique, un songe dans lequel s’exprime quelque inspiration «supra-humaine» est véritablement symbolique, tandis qu’un rêve ordinaire ne l’est nullement, quelles que puissent être les apparences extérieures.

Il va de soi que les psychologues des écoles antérieures avaient déjà tenté bien souvent, eux aussi, d’expliquer le symbolisme à leur façon et de le ramener à la mesure de leurs propres conceptions; en pareil cas, si c’est vraiment de symbolisme qu’il s’agit, ces explications par des éléments purement humains, là comme partout où l’on a affaire à des choses d’ordre traditionnel, méconnaissent ce qui en constitue tout l’essentiel; si au contraire il ne s’agit réellement que de choses humaines, ce n’est plus qu’un faux symbolisme, mais le fait même de le désigner par ce nom implique encore la même erreur sur la nature du véritable symbolisme. Ceci s’applique également aux considérations auxquelles se livrent les psychanalystes, mais avec cette différence qu’alors ce n’est plus d’humain qu’il faut parler seulement, mais aussi, pour une très large part, d’«infra-humain»; on est donc cette fois en présence, non plus d’un simple rabaissement, mais d’une subversion totale; et toute subversion, même si elle n’est due, immédiatement du moins, qu’à l’incompréhension et à l’ignorance (qui sont d’ailleurs ce qui se prête le mieux à être exploité pour un tel usage), est toujours, en elle-même, proprement «satanique».

Du reste, le caractère généralement ignoble et répugnant des interprétations psychanalytiques constitue, à cet égard, une «marque» qui ne saurait tromper; et ce qui est encore particulièrement significatif à notre point de vue, c’est que, comme nous l’avons montré ailleurs,

[note de René Guénon en bas de page:   Voir L’Erreur Spirite, 2e partie, ch X.]

cette même «marque» se retrouve précisément aussi dans certaines manifestations spirites; il faudrait assurément beaucoup de bonne volonté, pour ne pas dire un complet aveuglement, pour ne voir là encore rien de plus qu’une simple «coïncidence».

Les psychanalystes peuvent naturellement, dans la plupart des cas, être tout aussi inconscients que les spirites de ce qu’il y a réellement sous tout cela; mais les uns et les autres apparaissent comme également «menés» par une volonté subversive utilisant dans les deux cas des éléments du même ordre, sinon exactement identiques, volonté qui, quels que soient les êtres dans lesquels elle est incarnée, est certainement bien consciente chez ceux-ci tout au moins, et répond à des intentions sans doute fort différentes de tout ce que peuvent imaginer ceux qui ne sont que les instruments inconscients par lesquels s’exerce leur action.

Dans ces conditions, il est trop évident que l’usage principal de la psychanalyse, qui est son application thérapeutique, ne peut être qu’extrêmement dangereux pour ceux qui s’y soumettent et même pour ceux qui l’exercent car ces choses sont de celles qu’on ne manie jamais impunément; il ne serait pas exagéré d’y voir un des moyens spécialement mis en oeuvre pour accroître le plus possible le déséquilibre du monde moderne et conduire celui-ci vers la dissolution finale.

[note de René Guénon en bas de page:  Un autre exemple de ces moyens nous est fourni par l’usage similaire de la «radiesthésie» car là encore ce sont, dans bien des cas, des éléments psychiques de même qualité qui entrent en jeu, quoiqu’on doive reconnaître qu’ils ne s’y montrent pas sous l’aspect «hideux» qui est si manifeste dans la psychanalyse.]

Ceux qui pratiquent ces méthodes sont, nous n’en doutons pas, bien persuadés au contraire de la bienfaisance de leurs résultats; mais c’est justement grâce à cette illusion que leur diffusion est rendue possible et c’est là qu’on peut voir toute la différence qui existe entre les intentions de ces «praticiens» et la volonté qui préside à l’oeuvre dont ils ne sont que des collaborateurs aveugles.

En réalité, la psychanalyse ne peut avoir pour effet que d’amener à la surface, en le rendant clairement conscient, tout le contenu de ces «bas-fonds» de l’être qui forment ce qu’on appelle proprement le «subconscient»; cet être, d’ailleurs, est déjà psychiquement faible par hypothèse, puisque, s’il en était autrement, il n’éprouverait aucunement le besoin de recourir à un traitement de cette sorte; il est donc d’autant moins capable de résister à cette «subversion», et il risque fort de sombrer irrémédiablement dans ce chaos de forces ténébreuses imprudemment déchaînées; si cependant il parvient malgré tout à y échapper, il en gardera du moins, pendant toute sa vie, une empreinte qui sera en lui comme une «souillure» ineffaçable.

Nous savons bien ce que certains pourraient objecter ici en invoquant une similitude avec la «descente aux Enfers», telle qu’elle se rencontre dans les phases préliminaires du processus initiatique; mais une telle assimilation est complètement fausse, car le but n’a rien de commun, non plus d’ailleurs que les conditions du «sujet» dans les deux cas; on pourrait seulement parler d’une sorte de parodie profane, et cela même suffirait à donner à ce dont il s’agit un caractère de «contrefaçon» plutôt inquiétant. La vérité est que cette prétendue «descente aux Enfers», qui n’est suivie d’aucune «remontée», est tout simplement une «chute dans le bourbier», suivant le symbolisme usité dans certains Mystères antiques; on sait que ce «bourbier» avait notamment sa figuration sur la route qui menait à Eleusis, et que ceux qui y tombaient étaient des profanes qui prétendaient à l’initiation sans être qualifiés pour la recevoir et qui n’étaient donc victimes que de leur propre imprudence.

Nous ajouterons seulement qu’il existe effectivement de tels «bourbiers» dans l’ordre macrocosmique aussi bien que dans l’ordre microcosmique; ceci se rattache directement à la question des «ténèbres extérieures»,

[note de René Guénon en bas de page:  On pourra se reporter ici à ce que nous avons indiqué plus haut à propos du symbolisme de la «Grande Muraille» et de la montagne Lokâloka.]

et l’on pourrait rappeler, à cet égard, certains textes évangéliques dont le sens concorde exactement avec ce que nous venons d’indiquer. Dans la «descente aux Enfers», l’être épuise définitivement certaines possibilités inférieures pour pouvoir s’élever ensuite aux états supérieurs; dans la «chute dans le bourbier», les possibilités inférieures s’emparent au contraire de lui, le dominent et finissent par le submerger entièrement.

Nous venons de parler encore ici de «contrefaçon»; cette impression est grandement renforcée par d’autres constatations, comme celle de la dénaturation du symbolisme que nous avons signalée, dénaturation qui tend d’ailleurs à s’étendre à tout ce qui comporte essentiellement des éléments «suprahumains», ainsi que le montre l’attitude prise à l’égard de la religion,

[note de René Guénon en bas de page:   Freud a consacré à l’interprétation psychanalytique de la religion un livre spécial dans lequel ses propres conceptions sont combinées avec le «totémisme» de l’«école sociologique».]

et même des doctrines d’ordre métaphysique et initiatique telles que le Yoga, qui n’échappent pas davantage à ce nouveau genre d’interprétation, à tel point que certains vont jusqu’à assimiler leurs méthodes de «réalisation» spirituelle aux procédés thérapeutiques de la psychanalyse.

Il y a là quelque chose de pire encore que les déformations plus grossières qui ont cours également en Occident, comme celle qui veut voir dans ces mêmes méthodes du Yoga une sorte de «culture physique» ou de thérapeutique d’ordre simplement physiologique, car celles-ci sont, par leur grossièreté même, moins dangereuses que celles qui se présentent sous des aspects plus subtils. La raison n’en est pas seulement que ces dernières risquent de séduire des esprits sur lesquels les autres ne sauraient avoir aucune prise; cette raison existe assurément, mais il y en a une autre, d’une portée beaucoup plus générale, qui est celle même pour laquelle les conceptions matérialistes, comme nous l’avons expliqué, sont moins dangereuses que celles qui font appel au psychisme inférieur. Bien entendu, le but purement spirituel, qui seul constitue essentiellement le Yoga comme tel, et sans lequel l’emploi même de ce mot n’est plus qu’une véritable dérision, n’est pas moins totalement méconnu dans un cas que dans l’autre; en fait, le Yoga n’est pas plus une thérapeutique psychique qu’il n’est une thérapeutique corporelle, et ses procédés ne sont en aucune façon ni à aucun degré un traitement pour des malades ou des déséquilibrés quelconques; bien loin de là, ils s’adressent au contraire exclusivement à des êtres qui, pour pouvoir réaliser le développement spirituel qui en est l’unique raison d’être, doivent être déjà, du fait de leurs seules dispositions naturelles, aussi parfaitement équilibrés que possible; il y a là des conditions qui, comme il est facile de le comprendre, rentrent strictement dans la question des qualifications initiatiques.

[note de René Guénon en bas de page:   Sur une tentative d’application des théories psychanalytiques à la doctrine taoïste, ce qui est encore du même ordre, voir l’étude d’André Préau, La Fleur d’or et le Taoïsme sans Tao, qui en est une excellente réfutation.]

[Note de Loup K.:  Je suis d’accord avec les mises en garde très pertinentes de Guénon. Quelques réflexions. Le «yoga» dont parle ici René Guénon est le hatha yoga. Il existe plusieurs branches du yoga, c’est connu. Il existe un traité classique de ce «yoga» évoqué par Guénon et qu’on peut lire en cliquant sur son titre, ici: le Hatha Yoga Pradipika, de Svatmarama; il s’agit en l’occurence d’une traduction anglaise par Brian Dana Akers (copyright 2002 Yogavidya.com). La traduction est accompagnée du texte sanskrit. L’original de ce classique daterait du 15ième siècle (ère chrétienne). Il en existe une traduction française commentée que j’ai eue en ma possession il y plusieurs années. Il est étonnant que René Guénon utilise l’expression générale de «yoga» pour désigner une approche yoguique spécifique dont l’appellation est «hatha yoga».  «Ha» signifie «soleil» en sanskrit et «tha» signifie «lune»; «hatha» signifie «énergique», «puissant» et yoga signifie Union. L’union de ha et tha est «énergie», «puissance». Certaines personnes font naturellement ce yoga, sans vraiment le «savoir», par la force même de l’évolution de la conscience: ha et tha s’unissent graduellement en eux. C’est un processus fondamentalement naturel mais qui peut être systématisé et accéléré – cette accélération du processus est un autre sens qu’on peut donner au mot «yoga» tout-court. «Toute (la) Vie est Yoga», dit Sri Aurobindo («All Life is Yoga»); le simple fait d’en prendre conscience est, en soi, initiatique, déterminant dans l’évolution de la conscience. Il y a un article «Hatha Yoga Pradipika» sur Wikipedia en français; in English. Par ailleurs, j’ai personnellement pratiqué le hathayoga pendant cinq ans, de deux à cinq heures par jour, tous les jours, de l’automne de 1971 à l’automne de 1976 où j’ai commencé à… ne plus en faire chaque jour, puis, de moins en moins. Je n’en fais plus depuis des années, et je devrais m’y remettre (pourtant, même après plus de trente ans, je peux me tenir à volonté sur la tête, confortablement…). C’est le poète québécois Guy Lafond qui m’avait enseigné le hathayoga pendant quelques mois. Il avait perfectionné le hathayoga, entre autres, avec Shivananda Sarasvati, en Inde («en Inde», ça peut faire «prestigieux», mais pour moi ce n’est pas forcément un critère). Cependant, Guy Lafond était (est) un être et un professeur exceptionnels. Il était disciple d’Aurobindo («disciple», un autre terme que je n’aime pas beaucoup utiliser), il avait la protection de Mira Alfassa (la Mère). Vraisemblablement, cette protection se prolongeait – ou pouvait se prolonger – sur ses élèves, à la condition d’y être ouvert, et je l’étais et je le suis encore, et ce depuis (consciemment) 1969. Il faut demander la protection, c’est gratis, ça coûte rien, c’est bon, et pas de compteur, pas de taxes! Guénon a raison de mettre en garde (personnellement, je ne suivrais pas de «cours de hathayoga» avec quelqu’un qui considèrerait le truc comme une simple «thérapie», et ce, «d’instinct») mais le guide essentiel, en définitive, surtout à notre époque où les faux-semblants bruyants abondent, c’est de laisser «monter» en nous le «guide intérieur», le «psychique» au sens que donne Sri Aurobindo à cette appellation – et qui a, chez lui, il est important de le souligner pour éviter la confusion, un sens très différent du sens que lui donne René Guénon dans Le Règne de la Quantité. Le «psychique» d’Aurobindo est synonyme de «chaitya purusha», c’est le «chaitya guru» de la Baghavad-Guîta, c’est plus qu’un guide (qu’il le soit aussi), c’est la «personne divine», «l’âme divine», ce qu’on est vraiment, de toutes éternités, la «présence divine», le «sanctuaire intérieur», etc.]

Ce n’est pas tout encore, et il y a même autre chose qui, sous le rapport de la «contrefaçon», est peut-être encore plus digne de remarque que tout ce que nous avons mentionné jusqu’ici: c’est la nécessité imposée, à quiconque veut pratiquer professionnellement la psychanalyse, d’être préalablement «psychanalysé» lui-même. Cela implique avant tout la reconnaissance du fait que l’être qui a subi cette opération n’est plus jamais tel qu’il était auparavant, ou que, comme nous le disions tout à l’heure, elle lui laisse une empreinte ineffaçable, comme l’initiation, mais en quelque sorte en sens inverse, puisque, au lieu d’un développement spirituel, c’est d’un développement du psychisme inférieur qu’il s’agit ici.

D’autre part, il y a là une imitation manifeste de la transmission initiatique; mais étant donné la différence de nature des influences qui interviennent, et comme il y a cependant un résultat effectif qui ne permet pas de considérer la chose comme se réduisant à un simple simulacre sans aucune portée, cette transmission serait bien plutôt comparable, en réalité, à celle qui se pratique dans un domaine comme celui de la magie, et même plus précisément de la sorcellerie.

Il y a d’ailleurs un point fort obscur, en ce qui concerne l’origine même de cette transmission: comme il est évidemment impossible de donner à d’autres ce qu’on ne possède pas soi-même, et comme l’invention de la psychanalyse est d’ailleurs chose toute récente, d’où les premiers psychanalystes tiennent-ils les «pouvoirs» qu’ils communiquent à leurs disciples, et par qui eux-mêmes ont-ils bien pu être «psychanalysés» tout d’abord? Cette question, qu’il n’est cependant que logique de poser, du moins pour quiconque est capable d’un peu de réflexion, est probablement fort indiscrète et il est plus que douteux qu’il y soit jamais donné une réponse satisfaisante; mais à vrai dire, il n’en est pas besoin pour reconnaître, dans une telle transmission psychique, une autre «marque» véritablement sinistre par les rapprochements auxquels elle donne lieu: la psychanalyse présente, par ce côté, une ressemblance plutôt terrifiante avec certains «sacrements du diable»!

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Chapitre XXXV  [35]

La confusion du psychique et du spirituel

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Ce que nous avons dit au sujet de certaines explications psychologiques des doctrines traditionnelles représente un cas particulier d’une confusion très répandue dans le monde moderne, celle des deux domaines psychique et spirituel; et cette confusion, même quand elle ne va pas jusqu’à une subversion comme celle de la psychanalyse, assimilant le spirituel à ce qu’il y a de plus inférieur dans l’ordre psychique, n’en est pas moins extrêmement grave dans tous les cas.

Il y a d’ailleurs là, en quelque sorte, une conséquence naturelle du fait que les Occidentaux, depuis longtemps déjà, ne savent plus distinguer l’«âme» et l’«esprit» (et le dualisme cartésien y est assurément pour beaucoup puisqu’il confond en une seule et même chose tout ce qui n’est pas le corps, et que cette chose vague et mal définie y est désignée indifféremment par l’un et l’autre nom); aussi cette confusion se manifeste-t-elle à chaque instant jusque dans le langage courant; le nom d’«esprits», donné vulgairement à des «entités» psychiques qui n’ont certes rien de «spirituel», et la dénomination même du «spiritisme» qui en est dérivée, sans parler de cette autre erreur qui fait aussi appeler «esprit» ce qui n’est en réalité que le «mental», en seront ici des exemples suffisants.

Il n’est que trop facile de voir les conséquences fâcheuses qui peuvent résulter d’un pareil état de choses: propager cette confusion, surtout dans les conditions actuelles, c’est, qu’on le veuille ou non, engager des êtres à se perdre irrémédiablement dans le chaos du «monde intermédiaire», et par là même, c’est faire, souvent inconsciemment d’ailleurs, le jeu des forces «sataniques» qui régissent ce que nous avons appelé la «contre-initiation».

Ici, il importe de bien préciser afin d’éviter tout malentendu: on ne peut pas dire qu’un développement quelconque des possibilités d’un être, même dans un ordre peu élevé comme celui que représente le domaine psychique, soit essentiellement «maléfique» en lui-même; mais il ne faut pas oublier que ce domaine est par excellence celui des illusions, et il faut d’ailleurs toujours savoir situer chaque chose à la place qui lui appartient normalement; en somme, tout dépend de l’usage qui est fait d’un tel développement, et avant tout il est nécessaire de considérer s’il est pris pour une fin en soi, ou au contraire pour un simple moyen en vue d’atteindre un but d’ordre supérieur.

En effet, n’importe quoi peut, suivant les circonstances de chaque cas particulier, servir d’occasion ou de «support» à celui qui s’engage dans la voie qui doit le mener à une «réalisation» spirituelle; cela est vrai surtout au début, en raison de la diversité des natures individuelles dont l’influence est alors à son maximum, mais il en est encore ainsi, jusqu’à un certain point, tant que les limites de l’individualité ne sont pas entièrement dépassées.

Mais, d’un autre côté, n’importe quoi peut tout aussi bien être un obstacle qu’un «support» si l’être s’y arrête et se laisse illusionner et égarer par certaines apparences de «réalisation» qui n’ont aucune valeur propre et ne sont que des résultats tout accidentels et contingents, si même on peut les regarder comme des résultats à un point de vue quelconque; et ce danger d’égarement existe toujours, précisément, tant qu’on n’est encore que dans l’ordre des possibilités individuelles; c’est d’ailleurs en ce qui concerne les possibilités psychiques qu’il [Note de Loup K.: le danger] est incontestablement le plus grand, et cela d’autant plus, naturellement que ces possibilités sont d’un ordre plus inférieur.

Le danger est certainement beaucoup moins grave quand il ne s’agit que de possibilités d’ordre simplement corporel et physiologique; nous pouvons citer ici comme exemple l’erreur de certains Occidentaux qui, comme nous le disions plus haut, prennent le Yoga, ou du moins le peu qu’ils connaissent de ses procédés préparatoires, pour une sorte de méthode de «culture physique»; dans un pareil cas, on ne court guère que le risque d’obtenir, par des «pratiques» accomplies inconsidérément et sans contrôle, un résultat tout opposé à celui qu’on recherche, et de ruiner sa santé en croyant l’améliorer.

Ceci ne nous intéresse en rien, sinon en ce qu’il y a là une grossière déviation dans l’emploi de ces «pratiques» qui, en réalité, sont faites pour un tout autre usage, aussi éloigné que possible de ce domaine physiologique, et dont les répercussions naturelles dans celui-ci ne constituent qu’un simple «accident» auquel il ne convient pas d’attacher la moindre importance.

Cependant, il faut ajouter que ces mêmes «pratiques» peuvent avoir aussi, à l’insu de l’ignorant qui s’y livre comme à une «gymnastique» quelconque, des répercussions dans les modalités subtiles de l’individu, ce qui, en fait, en augmente considérablement le danger: on peut ainsi, sans s’en douter aucunement, ouvrir la porte à des influences de toute sorte (et, bien entendu, ce sont toujours celles de la qualité la plus basse qui en profitent en premier lieu), contre lesquelles on est d’autant moins prémuni que parfois on ne soupçonne même pas leur existence, et qu’à plus forte raison on est incapable de discerner leur véritable nature; mais il n’y a là, du moins, aucune prétention «spirituelle».

Il en va tout autrement dans certains cas où entre en jeu la confusion du psychique proprement dit et du spirituel, confusion qui se présente d’ailleurs sous deux formes inverses: dans la première, le spirituel est réduit au psychique, et c’est ce qui arrive notamment dans le genre d’explications psychologiques dont nous avons parlé; dans la seconde, le psychique est au contraire pris pour le spirituel, et l’exemple le plus vulgaire en est le spiritisme, mais les autres formes plus complexes du «néo-spiritualisme» procèdent toutes également de cette même erreur.

Dans les deux cas, c’est toujours, en définitive, le spirituel qui est méconnu; mais le premier concerne ceux qui le nient purement et simplement, tout au moins en fait, sinon toujours d’une façon explicite, tandis que le second concerne ceux qui se donnent l’illusion d’une fausse spiritualité, et c’est ce dernier cas que nous avons plus particulièrement en vue présentement.

La raison pour laquelle tant de gens se laissent égarer par cette illusion est assez simple au fond: certains recherchent avant tout de prétendus «pouvoirs», c’est-à-dire, en somme, sous une forme ou sous une autre, la production de «phénomènes» plus ou moins extraordinaires; d’autres s’efforcent de «centrer» leur conscience sur des «prolongements» inférieurs de l’individuahté humaine, les prenant à tort pour des états supérieurs, simplement parce qu’ils sont en dehors du cadre où s’enferme généralement l’activité de l’homme «moyen», cadre qui, dans l’état qui correspond au point de vue profane de l’époque actuelle, est celui de ce qu’on est convenu d’appeler la «vie ordinaire» dans laquelle n’intervient aucune possibilité d’ordre extra-corporel. Pour ces derniers encore, du reste, c’est l’attrait du «phénomène», c’est-à-dire, au fond, la tendance «expérimentale» inhérente à l’esprit moderne, qui est le plus souvent à la racine de l’erreur: ce qu’ils veulent en effet obtenir ce sont toujours des résultats qui soient en quelque sorte «sensibles», et c’est là ce qu’ils croient être une «réalisation»; mais cela revient justement à dire que tout ce qui est vraiment d’ordre spirituel leur échappe entièrement, qu’ils ne le conçoivent même pas, si lointainement que ce soit, et que, manquant totalement de «qualification» à cet égard, il vaudrait encore beaucoup mieux pour eux qu’ils se contentent de rester enfermés dans la banale et médiocre sécurité de la «vie ordinaire».

[Note de Loup K.: Excellent chapitre, et ça se poursuit, mais je ne suis pas d’accord avec cette dernière remarque de Guénon; à choisir, vaut mieux qu’un être soit en quête en se trompant, même lourdement, qu’inerte dans n’importe quel chemin, «bon», «mauvais», «droit», ou pas. Il me semble. L’inertie ou la médiocrité ne sont jamais des solutions (chose certaine, un casse-cou ne fera jamais le choix de l’inertie). Quant aux authentiques «gobeurs» ou «têtes heureuses», on n’y peut littéralement rien – ces personnes apprennent en se faisant mal; le seul bon conseil, ici, s’applique plutôt à leur entourage: tenez-vous à l’écart! :-) ]

[Note de Loup K.: Sur «l’attrait des «phénomènes»»: Tout le monde sait aujourd’hui que les «phénomènes occultes» ou «miraculeux» peuvent être le résultat de mises en scènes spectaculaires grâce aux technologies modernes audiovisuelles et d’effets spéciaux de plus en plus sophistiquées (ceci, au «premier degré», disons). La capacité de  produire les «phénomènes» en question peut aussi s’obtenir par l’usage magique de plantes ou de drogues, ou par le contrôle ou la subjection et l’invocation d’entités de ce que Sri Aurobindo appelle la «zone intermédiaire». Patañjali, dans ses Yogasûtras énumère cinq sources de pouvoirs «magiques» ou «occultes» – que l’on appelle en sanskrit «perfections», ou «siddhis»:  janma (naissance), osadhi (herbes, plantes), mantra (incantation), tapas (chaleur, énergie; on traduit aussi parfois «tapas» par «ascétisme»), et samadhi (contemplation). Notons, en passant, que la simple concentration prolongée sur le phénomène respiratoire, ou sur la source du mouvement diaphragmatique conduit à la prise de conscience du prâna et de ses longues vagues profondes, à son accumulation, à l’expérience du tapas, de la chaleur, etc. La présente note n’épuise pas le sujet, ça va de soi. Mentionnons que les mises en garde sont nécessaires mais qu’aucune tradition ne fait le travail pour nous. La meilleure protection est peut-être la sincérité active – c’est-à-dire de vraiment vouloir, calmement, avec une sorte d’humour sous-jacent, tranquille, ce qu’on dit vouloir. Par ailleurs, on peut lire avec intérêt les ouvrages de Mircea Éliade: Le Yoga, liberté et immortalité, et Le Chamanisme. Ou mieux encore les Letters on Yoga (entre autres), de Sri Aurobindo, extrêmement riches en aperçus précis. On peut aller sur cet excellent site en langue anglaise tenu par Sandeep: le blog porte essentiellement sur le yoga intégral de Sri Aurobindo et de la Mère (Mirra Alfassa); il est très bien organisé et très riche de contenu. Il y a beaucoup de ressources sur internet. Et dans le monde. Il suffit de demander et de chercher. Le Divin est partout – même si tout n’est pas encore divin, il va sans dire. «To understand Scripture, it is not enough to be a Scholar; one must be a soul.» «Pour comprendre [les Écritures] [les textes sacrés], il ne suffit pas d’y être expert; on doit être une âme.» (Sri Aurobindo, SABCL vol 3, Harmony of Virtue, p. 118.)]

Bien entendu, il ne s’agit aucunement ici de nier la réalité des «phénomènes» en question comme tels; ils ne sont même que trop réels, pourrions-nous dire, et ils n’en sont que plus dangereux; ce que nous contestons formellement, c’est leur valeur et leur intérêt, surtout au point de vue d’un développement spirituel, et c’est précisément là-dessus que porte l’illusion.

Si encore il n’y avait là qu’une simple perte de temps et d’efforts, le mal ne serait pas très grand après tout; mais en général, l’être qui s’attache à ces choses devient ensuite incapable de s’en affranchir et d’aller au delà, et il est ainsi irrémédiablement dévié; on connaît bien, dans toutes les traditions orientales, le cas de ces individus qui, devenus de simples producteurs de «phénomènes», n’atteindront jamais à la moindre spiritualité.

Mais il y a plus encore: il peut y avoir là une sorte de développement «à rebours» qui non seulement n’apporte aucune acquisition valable, mais éloigne toujours davantage de la «réalisation» spirituelle, jusqu’à ce que l’être soit définitivement égaré dans ces «prolongements» inférieurs de son individuahté auxquels nous faisions allusion tout à l’heure, et par lesquels il ne peut entrer en contact qu’avec l’«infra-humain»; sa situation est alors sans issue, ou du moins il n’y en a qu’une, qui est une «désintégration» totale de l’être conscient; et c’est là proprement, pour l’individu, l’équivalent de ce qu’est la dissolution finale pour l’ensemble du «cosmos» manifesté.

On ne saurait trop se méfier, à cet égard plus encore peut-être qu’à tout autre point de vue, de tout appel au «subconscient», à l’«instinct», à l’«intuition» infra-rationnelle, voire même à une «force vltale» plus ou moins mal définie, en un mot à toutes ces choses vagues et obscures que tendent à exalter la philosophie et la psychologie nouvelles et qui conduisent plus ou moins directement à une prise de contact avec les états inférieurs.

À plus forte raison doit-on se garder avec une extrême vigilance (car ce dont il s’agit ne sait que trop bien prendre les déguisements les plus insidieux) de tout ce qui induit l’être à «se fondre», nous dirions plus volontiers et plus exactement à «se confondre» ou même à «se dissoudre» dans une sorte de «conscience cosmique» exclusive de toute «transcendance», donc de toute spiritualité effective; c’est là l’ultime conséquence de toutes les erreurs antimétaphysiques que désignent, sous leur aspect plus spécialement philosophique, des termes comme ceux de «panthéisme», d’«immanentisme» et de «naturalisme», toutes choses d’ailleurs étroitement connexes, conséquence devant laquelle certains reculeraient assurément s’ils pouvaient savoir vraiment de quoi ils parlent.

C’est là, en effet, prendre littéralement la spiritualité «à rebours», lui substituer ce qui en est véritablement l’inverse, puisqu’il [Note de Loup K.: syntaxiquement, le pronom «il» est ici en place de «l’inverse»] conduit inévitablement à sa perte définitive, et c’est en quoi consiste le «satanisme» proprement dit; qu’il soit du reste concient ou inconscient suivant les cas, cela change assez peu les résultats; et il ne faut pas oublier que le «satanisme inconscient» de certains, plus nombreux que jamais à notre époque de désordre étendu à tous les domaines, n’est véritablement, au fond, qu’un instrument au service du «satanisme conscient» des représentants de la «contre-initiation».

Nous avons eu ailleurs l’occasion de signaler le symbolisme initiatique d’une «navigation» s’accomplissant à travers l’Océan qui représente le domaine psychique, et qu’il s’agit de franchir en évitant tous ses dangers pour parvenir au but;

[note de René Guénon en bas de page:   Voir Le Roi du Monde, pp. 120-121, et Autorité spirituelle et pouvoir temporel, pp. 140-144.]

mais que dire de celui qui se jetterait en plein milieu de cet Océan et n’aurait d’autre aspiration que de s’y noyer? C’est là, très exactement, ce que signifie cette soi-disant «fusion» avec une «conscience cosmique» qui n’est en réalité rien d’autre que l’ensemble confus et indistinct de toutes les influences psychiques, lesquelles, quoi que certains puissent s’imaginer, n’ont certes absolument rien de commun avec les influences spirituelles, même s’il arrive qu’elles les imitent plus ou moins dans quelques-unes de leurs manifestations extérieures (car c’est là le domaine où la «contrefaçon» s’exerce dans toute son ampleur, et c’est pourquoi ces manifestations «phénoméniques» ne prouvent jamais rien par elles-mêmes, pouvant être tout à fait semblables chez un saint et chez un sorcier).

Ceux qui commettent cette fatale méprise oublient ou ignorent tout simplement la distinction des «Eaux supérieures» et des «Eaux inférieures»; au lieu de s’élever vers l’Océan d’en haut, ils s’enfoncent dans les abîmes de l’Océan d’en bas; au lieu de concentrer toutes leurs puissances pour les diriger vers le monde informel, qui seul peut être dit «spirituel», ils les dispersent dans la diversité indéfiniment changeante et fuyante des formes de la manifestation subtile (qui est bien ce qui correspond aussi exactement qu’il est possible à la conception de la «réalité» bergsonienne), sans se douter que ce qu’ils prennent pour une plénitude de «vie» n’est effectivement que le royaume de la mort et de la dissolution sans retour.

[Note de Loup K.: Je pense à François Villon: «Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les coeurs contre nous endurcis – mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.»]

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Chapitre  XXXVI  [36]

La pseudo-initiation

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Quand nous qualifions de «satanique» l’action antitraditionnelle dont nous étudions ici les divers aspects, il doit être bien entendu que cela est entièrement indépendant de l’idée plus particulière que chacun pourra se faire de ce qui est appelé «Satan», conformément à certaines vues théologiques ou autres, car il va de soi que les «personnifications» n’importent pas à notre point de vue et n’ont aucunement à intervenir dans ces considérations.

Ce qu’il y a à envisager c’est, d’une part, l’esprit de négation et de subversion en lequel «Satan» se résout métaphysiquement, quelles que soient les formes spéciales qu’il peut revêtir pour se manifester dans tel ou tel domaine, et d’autre part, ce qui le représente proprement et l’«incarne» pour ainsi dire dans le monde terrestre où nous considérons son action, et qui n’est pas autre chose que ce que nous avons appelé la «contre-initiation».

Il faut bien remarquer que nous disons «contre-initiation», et non pas «pseudo-initiation», qui est quelque chose de très différent; en effet, on ne doit pas confondre le contrefacteur avec la contrefaçon, dont la «pseudo-initiation», telle qu’elle existe aujourd’hui dans de nombreuses organisations dont la plupart se rattachent à quelque forme du «néo-spiritualisme», n’est en somme qu’un des multiples exemples, au même titre que ceux que nous avons eu déjà à constater dans des ordres différents, bien qu’elle présente peut-être, en tant que contrefaçon de l’initiation, une importance plus spéciale encore que la contrefaçon de n’importe quelle autre chose.

La «pseudo-initiation» n’est réellement qu’un des produits de l’état de désordre et de confusion provoqué, à l’époque moderne, par l’action «satanique» qui a son point de départ conscient dans la «contre-initiation»; elle peut être aussi, d’une façon inconsciente, un instrument de celle-ci mais, au fond, cela est vrai également, à un degré ou à un autre, de toutes les autres contrefaçons, en ce sens qu’elles sont toutes comme autant de moyens aidant à la réalisation du même plan de subversion, si bien que chacune joue exactement le rôle plus ou moins important qui lui est assigné dans cet ensemble, ce qui, du reste, constitue encore une sorte de contrefaçon de l’ordre et de l’harmonie mêmes contre lesquels tout ce plan est dirigé.

La «contre-initiation», elle, n’est certes pas une simple contrefaçon tout illusoire, mais au contraire quelque chose de très réel dans son ordre, comme l’action qu’elle exerce effectivement ne le montre que trop; du moins, elle n’est une contrefaçon qu’en ce sens qu’elle imite nécessairement l’initiation à la façon d’une ombre inversée, bien que sa véritable intention ne soit pas de l’imiter, mais de s’y opposer.

Cette prétention, d’ailleurs, est forcément vaine, car le domaine métaphysique et spirituel lui est absolument interdit, étant précisément au delà de toutes les oppositions; tout ce qu’elle peut faire est de l’ignorer ou de le nier, et elle ne peut en aucun cas aller au delà du «monde intermédiaire», c’est-à-dire du domaine psychique, qui est du reste, sous tous les rapports, le champ d’influence privilégié de «Satan» dans l’ordre humain et même dans l’ordre cosmique;

[note de René Guénon en bas de page:   Suivant la doctrine islamique, c’est par la nefs (l’âme) que le Shaytân a prise sur l’homme, tandis que la rûh (l’esprit), dont l’essence est pure lumière, est au delà de ses atteintes.]

mais l’intention n’en existe pas moins, avec le parti pris qu’elle implique d’aller proprement au rebours de l’initiation.

Quant à la «pseudo-initiation», elle n’est rien de plus qu’une parodie pure et simple, ce qui revient à dire qu’elle n’est rien par elle-même, qu’elle est vide de toute réalité profonde, ou, si l’on veut, que sa valeur intrinsèque n’est ni positive comme celle de l’initiation, ni négative comme celle de la «contre-initiation», mais tout simplement nulle; si cependant elle ne se réduit pas à un jeu plus ou moins inoffensif comme on serait peut-être tenté de le croire dans ces conditions, c’est en raison de ce que nous avons expliqué, d’une façon générale, sur le véritable caractère des contrefaçons et le rôle auquel elles sont destinées; et il faut ajouter encore, dans ce cas spécial, que les rites, en vertu de leur nature «sacrée» au sens le plus strict de ce mot, sont quelque chose qu’il n’est jamais possible de simuler impunément.

[Note de Loup K.: À peser et à méditer: « … qu’il n’est jamais possible de simuler impunément.»]

On peut dire encore que les contrefaçons «pseudo-traditionnelles», auxquelles se rattachent toutes les dénaturations de l’idée de tradition dont nous avons déjà parlé précédemment, atteignent ici leur maximum de gravité, d’abord parce qu’elles se traduisent par une action effective au lieu de rester à l’état de conceptions plus ou moins vagues, et ensuite parce qu’elles s’attaquent au côté «intérieur» de la tradition, à ce qui en constitue l’esprit même, c’est-à-dire au domaine ésotérique et initiatique.

On peut remarquer que la «contre-initiation» s’applique à introduire ses agents dans les organisations «pseudo-initiatiques» qu’ils «inspirent» ainsi à l’insu de leurs membres ordinaires, et même, le plus souvent, de leurs chefs apparents qui ne sont pas moins inconscients que les autres de ce à quoi ils servent réellement; mais il convient de dire que, en fait, elle [Note de Loup K.:  la «contre-initiation»] les introduit aussi, d’une façon semblable, partout où elle le peut, dans tous les «mouvements» plus extérieurs du monde contemporain, politiques ou autres, et même, comme nous le disions plus haut, jusque dans des organisations authentiquement initiatiques ou religieuses, mais où l’esprit traditionnel est trop affaibli pour qu’elles soient encore capables de résister à cette pénétration insidieuse.

Cependant, à part ce dernier cas qui permet d’exercer aussi directement que possible une action dissolvante, celui des organisations «pseudo-initiatiques» est sans doute celui qui doit retenir surtout l’attention de la «contre-initiation» et faire l’objet d’efforts plus particuliers de sa part, par là même que l’oeuvre qu’elle se propose est avant tout antitraditionnelle, et que c’est même à cela seul que, en définitive, elle se résume tout entière.

C’est d’ailleurs très probablement pour cette raison qu’il existe de multiples liens entre les manifestations «pseudo-initiatiques» et toutes sortes d’autres choses qui, à première vue, sembleraient ne devoir pas avoir avec elles le moindre rapport, mais qui toutes sont représentatives de l’esprit moderne sous quelqu’un de ses aspects les plus accentués;

[note de René Guénon en bas de page: Nous avons donné un assez grand nombre d’exemples d’activités de ce genre dans Le Théosophisme.  [Note de Loup K.:  Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, René Guénon; Paris 1921.]]

pourquoi en effet, s’il n’en était pas ainsi, les «pseudo-initiés» joueraient-ils constamment dans tout cela un rôle si important? On pourrait dire que, parmi les instruments ou les moyens de tout genre mis en oeuvre pour ce dont il s’agit, la «pseudo-initiation», par sa nature même, doit logiquement occuper le premier rang; elle n’est qu’un rouage, bien entendu, mais un rouage qui peut commander à beaucoup d’autres, sur lequel ces autres viennent s’engrener en quelque sorte et dont ils reçoivent leur impulsion.

Ici, la contrefaçon se poursuit encore: la «pseudo-initiation» imite en cela la fonction de moteur invisible qui, dans l’ordre normal, appartient en propre à l’initiation; mais il faut prendre bien garde à ceci: l’initiation représente véritablement et légitimement l’esprit, animateur principiel de toutes choses, tandis que, pour ce qui est de la «pseudo-initiation», l’esprit est évidemment absent. Il résulte immédiatement de là que l’action exercée ainsi, au lieu d’être réellement «organique», ne peut avoir qu’un caractère purement «mécanique», ce qui justifie d’ailleurs pleinement la comparaison des rouages que nous venons d’employer; et ce caractère n’est-il pas justement aussi, comme nous l’avons déjà vu, celui qui se retrouve partout, et de la façon la plus frappante, dans le monde actuel, où la machine envahit tout de plus en plus, où l’être humain lui-même est réduit, dans toute son activité, à ressembler le plus possible à un automate parce qu’on lui a enlevé toute spiritualité?

Mais c’est bien là qu’éclate toute l’infériorité des productions artificielles, même si une habileté «satanique» a présidé à leur élaboration; on peut bien fabriquer des machines, mais non pas des êtres vivants, parce que, encore une fois, c’est l’esprit lui-même qui fait et fera toujours défaut.

Nous avons parlé de «moteur invisible» et, à part la volonté d’imitation qui se manifeste encore à ce point de vue, il y a dans cette sorte d’«invisibilité», si relative qu’elle soit d’ailleurs, un avantage incontestable de la «pseudo-initiation», pour le rôle que nous venons de dire, sur toute autre chose d’un caractère plus «public».

Ce n’est pas que les organisations «pseudo-initiatiques», pour la plupart, prennent grand soin de dissimuler leur existence; il en est même qui vont jusqu’à faire ouvertement une propagande parfaitement incompatible avec leurs prétentions à l’ésotérisme; mais malgré cela elles sont encore ce qu’il y a de moins apparent et ce qui se prête le mieux à l’exercice d’une action «discrète», par conséquent ce avec quoi la «contre-initiation» peut entrer le plus directement en contact sans avoir à redouter que son intervention risque d’être démasquée, d’autant plus que, dans ces milieux, il est toujours facile de trouver quelque moyen de parer aux conséquences d’une indiscrétion ou d’une imprudence.

Il faut dire aussi qu’une grande partie du public, tout en connaissant plus ou moins l’existence d’organisations «pseudo-initiatiques», ne sait trop ce qu’elles sont et est peu disposée à y attacher de l’importance, n’y voyant guère que de simples «excentricités» sans portée sérieuse; et cette indifférence sert encore les mêmes desseins, bien qu’involontairement, tout autant que pourrait le faire un secret plus rigoureux.

Nous avons cherché à faire comprendre, aussi exactement qu’il est possible, le rôle réel, quoique inconscient, de la «pseudo-initiation», et la vraie nature de ses rapports avec la «contre-initiation»; encore faudrait-il ajouter que celle-ci peut, dans certains cas tout au moins, y trouver un milieu d’observation et de sélection pour son propre recrutement, mais ce n’est pas ici le lieu d’insister là-dessus. Ce dont on ne peut donner une idée même approximative, c’est la multiplicité et la complexité incroyables des ramifications qui existent en fait entre toutes ces choses, et dont leur étude directe et détaillée pourrait seule permettre de se rendre compte; mais il est bien entendu qu’ici c’est surtout le «principe», si l’on peut dire, qui nous intéresse.

Cependant, ce n’est pas tout encore: jusqu’ici, nous avons vu en somme pourquoi l’idée traditionnelle est contrefaite par la «pseudo-initiation»; il nous reste maintenant à voir avec plus de précision comment elle l’est, afin que ces considérations ne paraissent pas rester enfermées dans un ordre trop exclusivement «théorique».

Un des moyens les plus simples que les organisations «pseudo-initiatiques» aient à leur disposition pour fabriquer une fausse tradition à l’usage de leurs adhérents, c’est assurément le «syncrétisme», qui consiste à rassembler tant bien que mal des éléments empruntés un peu partout, à les juxtaposer en quelque sorte «de l’extérieur», sans aucune compréhension réelle de ce qu’ils représentent véritablement dans les traditions diverses auxquelles ils appartiennent en propre.

Comme il faut cependant donner à cet assemblage plus ou moins informe une certaine apparence d’unité, afin de pouvoir le présenter comme une «doctrine», on s’efforcera de grouper ces éléments autour de quelques «idées directrices» qui, elles, ne seront pas d’origine traditionnelle mais, tout au contraire, seront généralement des conceptions toutes profanes et modernes, donc proprement antitraditionnelles; nous avons déjà noté, à propos du «néo-spiritualisme», que l’idée d’«évolution», notamment, joue presque toujours à cet égard un rôle prépondérant.

Il est facile de comprendre que, par là, les choses se trouvent singulièrement aggravées: il ne s’agit plus simplement, dans ces conditions, de la constitution d’une sorte de «mosaïque» de débris traditionnels qui pourrait, en somme, n’être qu’un jeu tout à fait vain, mais à peu près inoffensif; il s’agit de dénaturation et, pourrait-on dire, de «détournement» des éléments empruntés, puisqu’on sera amené ainsi à leur attribuer un sens qui sera altéré, pour s’accorder à l’«idée directrice», jusqu’à aller directement à l’encontre du sens traditionnel.

Il est d’ailleurs bien entendu que ceux qui agissent ainsi peuvent n’en être pas nettement conscients car la mentalité moderne qui est la leur peut causer à cet égard un véritable aveuglement; en tout cela, il faut toujours faire la part, d’abord de l’incompréhension pure et simple due à cette mentalité même, et ensuite, nous devrions peut-être même dire surtout, des «suggestions» dont ces «pseudo-initiés» sont eux-mêmes les premières victimes, avant de contribuer pour leur part à les inculquer à d’autres; mais cette inconscience ne change rien au résultat et n’atténue aucunement le danger de ces sortes de choses, qui n’en sont pas pour cela moins propres à servir, même si ce n’est qu’«après coup», aux fins que se propose la «contre-initiation».

Nous réservons ici le cas où des agents de celle-ci [Note de Loup K.:  la «contre-initiation»] auraient, par une intervention plus ou moins directe, provoqué ou inspiré la formation de semblables «pseudo-traditions»; on pourrait sans doute en trouver aussi quelques exemples, ce qui ne veut pas dire que, même alors, ces agents conscients aient été les créateurs apparents et connus des formes «pseudo-initiatiques» dont il s’agit, car il est évident que la prudence leur commande de se dissimuler toujours autant que possible derrière de simples instruments inconscients.

Quand nous parlons d’inconscience, nous l’entendons surtout en ce sens que ceux qui élaborent ainsi une «pseudo-tradition» sont, le plus souvent, parfaitement ignorants de ce à quoi elle sert en réalité; pour ce qui est du caractère et de la valeur d’une telle production, il est plus difficile d’admettre que leur bonne foi soit aussi complète, et pourtant, là-dessus encore, il est possible qu’ils s’illusionnent parfois dans une certaine mesure, ou qu’ils soient illusionnés dans le cas que nous venons de mentionner en dernier lieu. Il faut aussi, assez souvent, tenir compte de certaines «anomalies» d’ordre psychique qui compliquent encore les choses et qui, du reste, constituent un terrain particulièrement favorable pour que les influences et les suggestions de tout genre puissent s’exercer avec le maximum de puissance; nous noterons seulement à ce propos, sans y insister autrement, le rôle non négligeable que des «clairvoyants» et autres «sensitifs» ont joué fréquemment dans tout cela.

Mais malgré tout il y a presque toujours un point où la supercherie consciente et le charlatanisme deviennent, pour les dirigeants d’une organisation «pseudo-initiatique», une sorte de nécessité: ainsi, si quelqu’un vient à s’apercevoir, ce qui n’est pas très difficile en somme, des emprunts qu’ils ont faits plus ou moins maladroitement à telle ou telle tradition, comment pourraient-ils les reconnaître sans se voir obligés d’avouer par là même qu’ils ne sont en réalité que de simples profanes? En pareil cas, ils n’hésitent pas d’ordinaire à renverser les rapports et à déclarer audacieusement que c’est leur propre «tradition» qui représente la «source» commune de toutes celles qu’ils ont pillées; et s’ils n’arrivent pas à en convaincre tout le monde, du moins se trouve-t-il toujours des naïfs pour les croire sur parole, en nombre suffisant pour que leur situation de «chefs d’école», à quoi ils tiennent généralement par-dessus tout, ne risque pas d’être sérieusement compromise, d’autant plus qu’ils regardent assez peu à la qualité de leurs «disciples» et que, conformément à la mentalité moderne, la quantité leur semble bien plus importante, ce qui suffirait d’ailleurs à montrer combien ils sont loin d’avoir même la plus élémentaire notion de ce que sont réellement l’ésotérisme et l’initiation.

Nous avons à peine besoin de dire que tout ce que nous décrivons ici ne répond pas seulement à des possibilités plus ou moins hypothétiques, mais bien à des faits réels et dûment constatés; nous n’en finirions pas si nous devions les citer tous, et ce serait d’ailleurs assez peu utile au fond; il suffit de quelques exemples caractéristiques.

Ainsi, c’est par le procédé «syncrétique» dont nous venons de parler qu’on a vu se constituer une prétendue «tradition orientale», celle des théosophistes, n’ayant guère d’oriental qu’une terminologie mal comprise et mal appliquée; et comme ce monde est toujours «divisé contre lui-même», suivant la parole évangélique, les occultistes français, par esprit d’opposition et de concurrence, édifièrent à leur tour une soi-disant «tradition occidentale» du même genre, dont bien des éléments, notamment ceux qu’ils tirèrent de la Kabbale, peuvent difficilement être dits occidentaux quant à leur origine, sinon quant à la façon spéciale dont ils les interprétèrent. Les premiers présentèrent leur «tradition» comme l’expression même de la «sagesse antique»; les seconds, peut-être un peu plus modestes dans leurs prétentions, cherchèrent surtout à faire passer leur «syncrétisme» pour une «synthèse», car il en est peu qui aient autant qu’eux abusé de ce dernier mot.

Si les premiers se montraient ainsi plus ambitieux, c’est peut-être parce que, en fait, il y avait, à l’origine de leur «mouvement», des influences assez énigmatiques et dont eux-mêmes auraient sans doute été bien incapables de déterminer la vraie nature; pour ce qui est des seconds, ils ne savaient que trop bien qu’il n’y avait rien derrière eux, que leur oeuvre n’était véritablement que celle de quelques individualités réduites à leurs propres moyens, et s’il arriva cependant que «quelque chose» d’autre s’introduisît là aussi, ce ne fut certainement que beaucoup plus tard; il ne serait pas très difficile de faire à ces deux cas, considérés sous ce rapport, l’application de ce que nous avons dit tout à l’heure, et nous pouvons laisser à chacun le soin d’en tirer par lui-même les conséquences qui lui paraîtront en découler logiquement.

Bien entendu, il n’y a jamais rien eu qui se soit appelé authentiquement «tradition orientale» ou «tradition occidentale», de telles dénominations étant manifestement beaucoup trop vagues pour pouvoir s’appliquer à une forme traditionnelle définie puisque, à moins qu’on ne remonte à la tradition primordiale qui est ici hors de cause, pour des raisons trop faciles à comprendre, et qui d’ailleurs n’est ni orientale ni occidentale, il y a et il y eut toujours des formes traditionnelles diverses et multiples tant en Orient qu’en Occident.

D’autres ont cru mieux faire et inspirer plus facilement la confiance en s’appropriant le nom même de quelque tradition ayant réellement existé à une époque plus ou moins lointaine, et en en faisant l’étiquette d’une construction tout aussi hétéroclite que les précédentes car, s’ils utilisent naturellement plus ou moins ce qu’ils peuvent arriver à savoir de cette tradition sur laquelle ils ont jeté leur dévolu, ils sont bien forcés de compléter ces quelques données toujours très fragmentaires, et souvent même en partie hypothétiques, en recourant à d’autres éléments empruntés ailleurs ou même entièrement imaginaires.

Dans tous les cas, le moindre examen de toutes ces productions suffit à faire ressortir l’esprit spécifiquement moderne qui y a présidé et qui se traduit invariablement par la présence de quelques-unes de ces mêmes «idées directrices» auxquelles nous avons fait allusion plus haut; il n’y aurait donc pas besoin de pousser les recherches plus loin et de se donner la peine de déterminer exactement et en détail la provenance réelle de tel ou tel élément d’un pareil ensemble, puisque cette seule constatation montre déjà bien assez, et sans laisser place au moindre doute, qu’on ne se trouve en présence de rien d’autre que d’une contrefaçon pure et simple.

Un des meilleurs exemples qu’on puisse donner de ce dernier cas, ce sont les nombreuses organisations qui, à l’époque actuelle, s’intitulent «rosicruciennes», et qui, cela va de soi, ne manquent pas d’être en contradiction les unes avec les autres, et même de se combattre plus ou moins ouvertement, tout en se prétendant également représentantes d’une seule et même «tradition». En fait, on peut donner entièrement raison à chacune d’elles, sans aucune exception, quand elle dénonce ses concurrentes comme illégitimes et frauduleuses; il n’y eut assurément jamais autant de gens pour se dire «rosicruciens», si ce n’est même «Rose-Croix», que depuis qu’il n’en est plus d’authentiques! Il est d’ailleurs assez peu dangereux de se faire passer pour la continuation de quelque chose qui appartient entièrement au passé, surtout lorsque les démentis sont d’autant moins à craindre que ce dont il s’agit a toujours été, comme c’est le cas, enveloppé d’une certaine obscurité, si bien que sa fin n’est pas connue plus sûrement que son origine; et qui donc, parmi le public profane et même parmi les «pseudo-initiés», peut savoir ce que fut au juste la tradition qui, pendant une certaine période, se qualifia de rosicrucienne?

Nous devons ajouter que ces remarques, concernant l’usurpation du nom d’une organisation initiatique, ne s’appliquent pas à un cas comme celui de la prétendue «Grande Loge Blanche» dont, chose assez curieuse, il est de plus en plus souvent question de tous les côtés, et non plus seulement chez les théosophistes; cette dénomination, en effet, n’a jamais eu nulle part le moindre caractère authentiquement traditionnel, et si ce nom conventionnel peut servir de «masque» à quelque chose qui ait une réalité quelconque, ce n’est certes pas, en tout cas, du côté initiatique qu’il convient de le chercher.

On a assez souvent critiqué la façon dont certains relèguent les «Maîtres» dont ils se recommandent dans quelque région à peu près inaccessible de l’Asie centrale ou d’ailleurs; c’est là, en effet, un moyen assez facile de rendre leurs assertions invérifiables, mais ce n’est pas le seul, et l’éloignement dans le temps peut aussi, à cet égard, jouer un rôle exactement comparable à celui de l’éloignement dans l’espace.

Aussi d’autres n’hésitent-ils pas à prétendre se rattacher à quelque tradition entièrement disparue et éteinte depuis des siècles, voire même depuis des milliers d’années; il est vrai que, à moins qu’ils n’osent aller jusqu’à affirmer que cette tradition s’est perpétuée pendant tout ce temps d’une façon si secrète et si bien cachée que nul autre qu’eux n’en peut découvrir la moindre trace, cela les prive de l’avantage appréciable de revendiquer une filiation directe et continue qui n’aurait même plus ici l’apparence de vraisemblance qu’elle peut avoir encore lorsqu’il s’agit d’une forme somme toute récente comme l’est la tradition rosicrucienne; mais ce défaut paraît n’avoir qu’assez peu d’importance à leurs yeux, car ils sont tellement ignorants des véritables conditions de l’initiation qu’ils s’imaginent volontiers qu’un simple rattachement «idéal», sans aucune transmission régulière, peut tenir lieu d’un rattachement effectif.

Il est d’ailleurs bien clair qu’une tradition se prêtera d’autant mieux à toutes les «reconstitutions» fantaisistes qu’elle est plus complètement perdue et oubliée, et qu’on sait moins à quoi s’en tenir sur la signification réelle des vestiges qui en subsistent et auxquels on pourra ainsi faire dire à peu près tout ce qu’on voudra; chacun n’y mettra naturellement que ce qui sera conforme à ses propres idées; sans doute n’y a-t-il pas d’autre raison que celle-là à chercher pour rendre compte du fait que la tradition égyptienne est tout particulièrement «exploitée» sous ce rapport, et que tant de «pseudo-initiés» d’écoles très diverses lui témoignent une prédilection qui ne se comprendrait guère autrement.

Nous devons préciser, pour éviter toute fausse application de ce que nous disons ici, que ces observations ne concernent aucunement les références à l’Égypte ou autres choses du même genre qui peuvent parfois se rencontrer aussi dans certaines organisations initiatiques, mais qui y ont uniquement un caractère de «légendes» symboliques, sans aucune prétention à se prévaloir, en fait, de semblables origines; nous ne visons que ce qui se donne pour une restauration, valable comme telle, d’une tradition ou d’une initiation qui n’existe plus, restauration qui d’ailleurs, même dans l’hypothèse impossible où elle serait en tout point exacte et complète, n’aurait encore d’autre intérêt en elle-même que celui d’une simple curiosité archéologique.

Nous arrêtons là ces considérations déjà longues et qui suffisent amplement pour faire comprendre ce que sont, d’une façon générale, toutes ces contrefaçons «pseudo-initiatiques» de l’idée traditionnelle qui sont encore si caractéristiques de notre époque: un mélange plus ou moins cohérent, plutôt moins que plus, d’éléments en partie empruntés et en partie inventés, le tout étant dominé par les conceptions antitraditionnelles qui sont le propre de l’esprit moderne, et ne pouvant par conséquent servir en définitive qu’à répandre encore davantage ces conceptions en les faisant passer auprès de certains pour traditionnelles, sans parler de la tromperie manifeste qui consiste à donner pour «initiation» ce qui n’a en réalité qu’un caractère purement profane, pour ne pas dire «profanateur».

Si l’on faisait remarquer après cela, comme une sorte de circonstance atténuante, qu’il y a presque toujours là-dedans, malgré tout, quelques éléments dont la provenance est réellement traditionnelle, nous répondrons ceci: toute imitation, pour se faire accepter, doit naturellement prendre au moins quelques-uns des traits de ce qu’elle simule, mais c’est bien là ce qui en augmente encore le danger; le mensonge le plus habile, et aussi le plus funeste, n’est-il pas précisément celui qui mélange de façon inextricable le vrai avec le faux, s’efforçant ainsi de faire servir celui-là au triomphe de celui-ci?

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Chapitre  XXXVII  [37]

La duperie des «prophéties»

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Le mélange de vrai et de faux qui se rencontre dans les «pseudo-traditions» de fabrication moderne, se retrouve aussi dans les prétendues «prophéties» qui, en ces dernières années surtout, sont répandues et exploitées de toutes les façons pour des fins dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont fort énigmatiques; nous disons prétendues, car il doit être bien entendu que le mot de «prophéties» ne saurait s’appliquer proprement qu’aux annonces d’événements futurs qui sont contenues dans les Livres sacrés des différentes traditions, et qui proviennent d’une inspiration d’ordre purement spirituel; dans tout autre cas, son emploi est absolument abusif, et le seul mot qui convienne alors est celui de «prédictions».

Ces prédictions peuvent d’ailleurs être d’origines fort diverses; il en est au moins quelques-unes qui ont été obtenues par l’application de certaines sciences traditionnelles secondaires, et ce sont assurément les plus valables mais à la condition qu’on puisse en comprendre réellement le sens, ce qui n’est pas toujours des plus faciles car, pour de multiples raisons, elles sont généralement formulées en termes plus ou moins obscurs et qui ne s’éclaircissent souvent qu’après que les événements auxquels ils font allusion se sont réalisés; il y a donc toujours lieu de se méfier, non de ces prédictions elles-mêmes, mais des interprétations erronées ou «tendancieuses» qui peuvent en être données.

Quant au reste, en ce qu’il a d’authentique, il émane à peu près uniquement de «voyants» sincères mais fort peu «éclairés» qui ont aperçu des choses confuses se rapportant plus ou moins exactement à un avenir assez mal déterminé, le plus souvent, quant à la date et à l’ordre de succession des événements et qui, les mélangeant inconsciemment avec leurs propres idées, les ont exprimées plus confusément encore, si bien qu’il ne sera pas difficile de trouver là-dedans à peu près tout ce qu’on voudra.

On peut dès lors comprendre à quoi tout cela servira dans les conditions actuelles: comme ces prédictions présentent presque toujours les choses sous un jour inquiétant et même terrifiant, parce que c’est naturellement cet aspect des événements qui a le plus frappé les «voyants», il suffit, pour troubler la mentalité publique, de les propager tout simplement en les accompagnant au besoin de commentaires qui en feront ressortir le côté menaçant et présenteront les événements dont il s’agit comme imminents;

[note de René Guénon  en bas de page:  L’annonce de la destruction de Paris par le feu, par exemple, a été répandue maintes fois de cette façon, avec fixation de dates précises où, bien entendu, il ne s’est jamais rien produit sauf l’impression de terreur que cela ne manque pas de susciter chez beaucoup de gens et qui n’est aucunement diminuée par ces insuccès répétés de la prédiction.]

si ces prédictions s’accordent entre elles, l’effet en sera renforcé, et si elles se contredisent comme cela arrive aussi, elles n’en produiront que plus de désordre; dans un cas comme dans l’autre, ce sera autant de gagné au profit des puissances de subversion.

Il faut d’ailleurs ajouter que toutes ces choses, qui proviennent en général de régions assez basses du domaine psychique, portent par là même avec elles des influences déséquilibrantes et dissolvantes qui en augmentent considérablement le danger; et c’est sans doute pour cela que ceux mêmes qui n’y ajoutent pas foi en éprouvent cependant, dans bien des cas, un malaise comparable à celui que produit, même sur des personnes très peu «sensitives», la présence de forces subtiles d’ordre inférieur.

On ne saurait croire, par exemple, combien de gens ont été déséquilibrés gravement, et parfois irrémédiablement, par les nombreuses prédictions où il est question du «Grand Pape» et du «Grand Monarque» et qui contiennent pourtant quelques traces de certaines vérités mais étrangement déformées par les «miroirs» du psychisme inférieur, et par surcroît, rapetissées à la mesure de la mentalité des «voyants» qui les ont en quelque sorte «matérialisées» et plus ou moins étroitement «localisées» pour les faire rentrer dans le cadre de leurs idées préconçues.

[note de René Guénon en bas de page:  La partie relativement valable des prédictions dont il s’agit semble se rapporter surtout au rôle du Mahd et à celui du dixième Avatâra; ces choses, qui concernent directement la préparation du «redressement» final, sont en dehors du sujet de la présente étude; tout ce que nous voulons faire remarquer ici, c’est que leur déformation même se prête à une exploitation «à rebours» dans le sens de la subversion. ]

La façon dont ces choses sont présentées par les «voyants» en question, qui sont souvent aussi des «suggestionnés»,

[note de René Guénon en bas de page:   Il faut bien comprendre que «suggestionné» ne veut nullement dire «halluciné»; il y a ici, entre ces deux termes, la même différence qu’entre voir des choses qui ont été consciemment et volontairement imaginées par d’autres et les imaginer soi-même «subconsciemment». ]

tient d’ailleurs de très près à certains «dessous» fort ténébreux, dont les invraisemblables ramifications, au moins depuis le début du XIXe siècle, seraient particulièrement curieuses à suivre pour qui voudrait faire la véritable histoire de ces temps, histoire assurément bien différente de celle qui s’enseigne «officiellement»; mais il va de soi que notre intention ne saurait être d’entrer ici dans le détail de ces choses, et que nous devons nous contenter de quelques remarques générales sur cette question très compliquée, et d’ailleurs manifestement embrouillée à dessein en tous ses aspects,

[note de René Guénon en bas de page:   Que l’on songe, par exemple, à tout ce qui a été fait pour rendre complètement inextricable une question historique comme celle de la survivance de Louis XVII, et l’on pourra avoir par là une idée de ce que nous voulons dire ici. ]

que nous n’aurions pu passer entièrement sous silence sans que l’énumération des principaux éléments caractéristiques de l’époque contemporaine en soit restée par trop incomplète, car il y a encore là un des symptômes les plus significatifs de la seconde phase de l’action antitraditionnelle.

D’ailleurs, la simple propagation de prédictions comme celles dont nous venons de parler n’est, en somme, que la partie la plus élémentaire du travail auquel on se livre actuellement à cet égard parce que, dans ce cas, le travail a été déjà fait à peu près entièrement, bien qu’à leur insu, par les «voyants» eux-mêmes; il est d’autres cas où il faut élaborer des interprétations plus subtiles pour amener les prédictions à répondre à certains desseins.

C’est ce qui arrive notamment pour celles qui sont basées sur certaines connaissances traditionnelles, et c’est alors leur obscurité qui est surtout mise à profit pour ce qu’on se propose;

[note de René Guénon en bas de page:   Les prédictions de Nostradamus sont ici l’exemple le plus typique et le plus important; les interprétations plus ou moins extraordinaires auxquelles elles ont donné lieu, surtout en ces dernières années, sont presque innombrables. ]

certaines prophéties bibliques elles-mêmes, pour la même raison, sont aussi l’objet de ce genre d’interprétations «tendancieuses» dont les auteurs, du reste, sont souvent de bonne foi mais comptent aussi parmi les «suggestionnés» qui servent à suggestionner les autres; il y a là comme une sorte d’«épidémie» psychique éminemment contagieuse mais qui rentre trop bien dans le plan de subversion pour être «spontanée» et qui, comme toutes les autres manifestations du désordre moderne (y compris les révolutions que les naïfs croient aussi «spontanées»), suppose forcément une volonté consciente à son point de départ.

Le pire aveuglement serait celui qui consisterait à ne voir là-dedans qu’une simple affaire de «mode» sans importance réelle;

[note de René Guénon en bas de page:   La «mode» elle-même, invention essentiellement moderne, n’est d’ailleurs pas, dans sa vraie signification, une chose entièrement dénuée d’importance: elle représente le changement incessant et sans but, en contraste avec la stabilité et l’ordre qui règnent dans les civilisations traditionnelles.]

et l’on pourrait d’ailleurs en dire autant de la diffusion croissante de certains «arts divinatoires» qui ne sont certes pas aussi inoffensifs qu’il peut le sembler à ceux qui ne vont pas au fond des choses: ce sont généralement des débris incompris d’anciennes sciences traditionnelles presque complètement perdues, et outre le danger qui s’attache déjà à leur caractère de «résidus», ils sont encore arrangés et combinés de telle façon que leur mise en oeuvre ouvre la porte, sous prétexte d’«intuition» (et cette rencontre avec la «philosophie nouvelle» est en elle-même assez remarquable), à l’intervention de toutes les influences psychiques du caractère le plus douteux.

[note de René Guénon en bas de page:  Il y aurait beaucoup à dire à cet égard, en particulier sur l’usage du Tarot où se trouvent des vestiges d’une science traditionnelle incontestable, quelle qu’en soit l’origine réelle, mais qui a aussi des aspects fort ténébreux; nous ne voulons pas faire allusion en cela aux nombreuses rêveries occultistes auxquelles il a donné lieu et qui sont en grande partie négligeables, mais à quelque chose de beaucoup plus effectif qui rend son maniement véritablement dangereux pour quiconque n’est pas suffisamment garanti contre l’action des «forces d’en bas». ]

On utilise aussi, par des interprétations appropriées, des prédictions dont l’origine est plutôt suspecte, mais d’ailleurs assez ancienne, et qui n’ont peut-être pas été faites pour servir dans les circonstances actuelles, bien que les puissances de subversion aient évidemment déjà largement exercé leur influence à cette époque (il s’agit surtout du temps auquel remontent les débuts mêmes de la déviation moderne, du XIVe au XVIe siècle), et qu’il soit dès lors possible qu’elles aient eu en vue, en même temps que des buts plus particuliers et plus immédiats, la préparation d’une action qui ne devait s’accomplir qu’à longue échéance.

[note de René Guénon en bas de page:   Ceux qui seraient curieux d’avoir des détails sur ce côté de la question pourraient consulter utilement, malgré les réserves qu’il y aurait à faire sur certains points, un livre intitulé Autour de la Tiare, par Roger Duguet, ouvrage posthume de quelqu’un qui a été mêlé de près à certains des «dessous» auxquels nous avons fait allusion un peu plus haut et qui, à la fin de sa vie, a voulu apporter son «témoignage», comme il le dit lui-même, et contribuer dans une certaine mesure à dévoiler ces «dessous» mystérieux; les raisons «personnelles» qu’il a pu avoir d’agir ainsi n’importent pas car, en tout cas, elles n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de ses «révélations».]

Cette préparation, à vrai dire, n’a d’ailleurs jamais cessé; elle s’est poursuivie sous d’autres modalités dont la suggestion des «voyants» modernes et l’organisation d’«apparitions» d’un caractère peu orthodoxe représentent un des aspects où se montre le plus nettement l’intervention directe des influences subtiles; mais cet aspect n’est pas le seul, et même lorsqu’il s’agit de prédictions apparemment «fabriquées» de toutes pièces, de semblables influences peuvent fort bien entrer également en jeu, d’abord en raison même de la source «contre-initiatique» d’où émane leur inspiration première, et aussi du fait de certains éléments qui sont pris pour servir de «supports» à cette élaboration.

En écrivant ces derniers mots, nous avons spécialement en vue un exemple tout à fait étonnant, tant en lui-même que par le succès qu’il a eu dans divers milieux et qui, à ce titre, mérite ici un peu plus qu’une simple mention: nous voulons parler des soi-disant «prophéties de la Grande Pyramide», répandues en Angleterre, et de là dans le monde entier, pour des fins qui sont peut-être en partie politiques mais qui vont certainement plus loin que la politique au sens ordinaire de ce mot, et qui se lient d’ailleurs étroitement à un autre travail entrepris pour persuader les Anglais qu’ils sont les descendants des «tribus perdues d’Israël»; mais là-dessus encore nous ne pourrions insister sans entrer dans des développements qui seraient présentement hors de propos.

Quoi qu’il en soit, voici en quelques mots ce dont il s’agit: en mesurant, d’une façon qui n’est d’ailleurs pas exempte d’arbitraire (d’autant plus que, en fait, on n’est pas exactement fixé sur les mesures dont se servaient réellement les anciens Égyptiens), les différentes parties des couloirs et des chambres de la Grande Pyramide, on a voulu y découvrir des «prophéties» en faisant correspondre les nombres ainsi obtenus à des périodes et à des dates de l’histoire.

[note de René Guénon en bas de page:   Cette Grande Pyramide, à vrai dire, n’est pas tellement plus grande que les deux autres, et surtout que la plus voisine, que la différence en soit très frappante; mais sans qu’on sache trop pour quelles raisons, c’est sur elle que se sont en quelque sorte «hypnotisés» à peu près exclusivement tous les «chercheurs» modernes, et c’est à elle que se rapportent toujours toutes leurs hypothèses les plus fantaisistes, on pourrait même dire les plus fantastiques, y compris, pour en citer seulement deux des exemples les plus bizarres, celle qui veut trouver dans sa disposition intérieure une carte des sources du Nil, et celle suivant laquelle le «Livre des Morts» ne serait pas autre chose qu’une description explicative de cette même disposition.]

Malheureusement, il y a là-dedans une absurdité qui est tellement manifeste qu’on peut se demander comment il se fait que personne ne semble s’en apercevoir, et c’est bien ce qui montre à quel point nos contemporains sont «suggestionnés»; en effet, à supposer que les constructeurs de la Pyramide y aient réellement inclus des «prophéties» quelconques, deux choses seraient somme toute plausibles: c’est, ou que ces «prophéties», qui devaient forcément être basées sur une certaine connaissance des lois cycliques, se rapportent à l’histoire générale du monde et de l’humanité, ou qu’elles aient été adaptées de façon à concerner plus spécialement l’Égypte; mais, en fait, il arrive que ce n’est ni l’un ni l’autre, car tout ce qu’on veut y trouver est ramené exclusivement au point de vue du Judaïsme d’abord et du Christianisme ensuite, de sorte qu’il faudrait logiquement conclure de là que la Pyramide n’est point un monument égyptien, mais un monument «judéo-chrétien»!

Cela seul devrait suffire à faire justice de cette invraisemblable histoire; encore convient-il d’ajouter que tout y est conçu suivant une soi-disant «chronologie» biblique tout à fait contestable, conforme au «littéralisme» le plus étroit et le plus protestant, sans doute parce qu’il fallait bien adapter ces choses à la mentalité spéciale du milieu où elles devaient être répandues principalement et en premier lieu.

Il y aurait encore bien d’autres remarques curieuses à faire: ainsi, depuis le début de l’ère chrétienne, on n’aurait trouvé aucune date intéressante à marquer avant celle des premiers chemins de fer; il faudrait croire, d’après cela, que ces antiques constructeurs avaient une perspective bien moderne dans leur appréciation de l’importance des événements; c’est là l’élément grotesque qui ne manque jamais dans ces sortes de choses, et par lequel se trahit précisément leur véritable origine: le diable est assurément fort habile, mais pourtant il ne peut jamais s’empêcher d’être ridicule par quelque côté!

[note de René Guénon en bas de page:   Nous ne quitterons pas la Grande Pyramide sans signaler encore, incidemment, une autre fantaisie moderne: certains attribuent une importance considérable au fait qu’elle n’aurait jamais été achevée; le sommet manque en effet, mais tout ce qu’on peut dire de sûr à cet égard, c’est que les plus anciens auteurs dont on ait le témoignage, et qui sont encore relativement récents, l’ont toujours vue tronquée comme elle l’est aujourd’hui; de là à prétendre, comme l’a écrit textuellement un occultiste, que «le symbolisme caché des Écritures hébraïques et chrétiennes se rapporte directement aux faits qui eurent lieu au cours de la construction de la Grande Pyramide», il y a vraiment bien loin, et c’est encore là une assertion qui nous parait manquer un peu trop de vraisemblance sous tous les rapports! — Chose assez curieuse, le sceau officiel des États-Unis figure la Pyramide tronquée au-dessus de laquelle est un triangle rayonnant qui, tout en en étant séparé, et même isolé par le cercle de nuages qui l’entoure, semble en quelque sorte en remplacer le sommet; mais il y a encore dans ce sceau, dont certaines des organisations «pseudo-initiatiques» qui pullulent en Amérique cherchent à tirer un grand parti en l’expliquant conformément à leurs «doctrines», d’autres détails qui sont au moins étranges et qui semblent bien indiquer une intervention d’influences suspectes: ainsi le nombre des assises de la Pyramide, qui y est de treize (ce même nombre revient d’ailleurs avec quelque insistance dans d’autres particularités, et il est notamment celui des lettres qui composent la devise E pluribus unum), est dit correspondre à celui des tribus d’Israël (en comptant séparément les deux demi-tribus des fils de Joseph), et cela n’est sans doute pas sans rapport avec les origines réelles des «prophéties de la Grande Pyramide» qui, comme nous venons de le voir, tendent aussi à faire de celle-ci, pour des fins plutôt obscures, une sorte de monument «judéo-chrétien».]

Ce n’est pas tout, encore: de temps à autre, en s’appuyant sur les «prophéties de la Grande Pyramide» ou sur d’autres prédictions quelconques, et en se livrant à des calculs dont la base reste toujours assez mal définie, on annonce que telle date précise doit marquer «l’entrée de l’humanité dans une ère nouvelle», ou encore «l’avènement d’un renouveau spirituel» (nous verrons un peu plus loin comment il convient de l’entendre en réalité); plusieurs de ces dates sont déjà passées, et il ne semble pas que rien de particulièrement marquant s’y soit produit; mais qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire au juste?

En fait, il y a là encore une autre utilisation des prédictions (autre, voulons-nous dire, que celle par laquelle elles augmentent le désordre de notre époque en semant un peu partout le trouble et le désarroi), et qui n’est peut-être pas la moins importante, car elle consiste à en faire un moyen de suggestion directe contribuant à déterminer effectivement la production de certains événements futurs; croit-on, par exemple, et pour prendre ici un cas très simple afin de nous faire mieux comprendre, que, en annonçant avec insistance une révolution dans tel pays et à telle époque, on n’aidera pas réellement à la faire éclater au moment voulu par ceux qui y ont intérêt?

Au fond, il s’agit surtout actuellement, pour certains, de créer un «état d’esprit» favorable à la réalisation de «quelque chose» qui rentre dans leurs desseins, qui peut sans doute se trouver différé par l’action d’influences contraires, mais qu’ils espèrent bien amener ainsi à se produire un peu plus tôt ou un peu plus tard; il nous reste à voir plus exactement à quoi tend cette entreprise «pseudo-spirituelle», et il faut bien dire, sans vouloir pour cela être aucunement «pessimiste» (d’autant plus qu’«optimisme» et «pessimisme» sont, comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, deux attitudes sentimentales opposées qui doivent rester également étrangères à notre point de vue strictement traditionnel), que c’est là une perspective fort peu rassurante pour un assez prochain avenir.

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Chapitre XXXVIII  [38]

De l’antitradition à la contre-tradition

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Les choses dont nous avons parlé en dernier lieu ont, comme toutes celles qui appartiennent essentiellement au monde moderne, un caractère foncièrement antitraditionnel; mais en un sens elles vont encore plus loin que l’«antitradition», entendue comme une négation pure et simple, et elles tendent à la constitution de ce qu’on pourrait appeler plus proprement une «contre-tradition».

Il y a là une distinction semblable à celle que nous avons faite précédemment entre déviation et subversion, et qui correspond encore aux deux mêmes phases de l’action antitraditionnelle envisagée dans son ensemble: l’«antitradition» a eu son expression la plus complète dans le matérialisme qu’on pourrait dire «intégral» tel qu’il régnait vers la fin du siècle dernier [Note de Loup K.:  XIXe siècle]; quant à la «contre-tradition», nous n’en voyons encore que les signes précurseurs, constitués précisément par toutes ces choses qui visent à contrefaire d’une façon ou d’une autre l’idée traditionnelle elle-même.

Nous pouvons ajouter tout de suite que, de même que la tendance à la «solidification», exprimée par l’«antitradition», n’a pas pu atteindre sa limite extrême qui aurait été véritablement en dehors et au-dessous de toute existence possible, il est à prévoir que la tendance à la dissolution, trouvant à son tour son expression dans la «contre-tradition», ne le pourra pas davantage; les conditions mêmes de la manifestation, tant que le cycle n’est pas encore entièrement achevé, exigent évidemment qu’il en soit ainsi; et pour ce qui est de la fin même de ce cycle, elle suppose le «redressement» par lequel ces tendances «maléfiques» seront «transmuées» pour un résultat définitivement «bénéfique», ainsi que nous l’avons déjà expliqué plus haut.

D’ailleurs, toutes les prophéties (et bien entendu, nous prenons ici ce mot dans son sens véritable) indiquent que le triomphe apparent de la «contre-tradition» ne sera que passager et que c’est au moment même où il semblera le plus complet qu’elle sera détruite par l’action d’influences spirituelles qui interviendront alors pour préparer immédiatement le «redressement» final;

[note de René Guénon en bas de page:  C’est à quoi se rapporte réellement cette formule: «c’est quand tout semblera perdu que tout sera sauvé», répétée d’une façon machinale par un assez grand nombre de «voyants», dont chacun l’a naturellement appllquée à ce qu’il a pu comprendre, et généralement à des événements d’une importance beaucoup moindre, voire même parfois tout à fait secondaire et simplement «locale», en vertu de cette tendance «rapetissante» que nous avons déjà signalée à propos des histoires relatives au «Grand Monarque» et qui aboutit à ne voir en celui-ci qu’un futur roi de France; il va de soi que les prophéties véritables se réfèrent à des choses d’une tout autre ampleur.]

il ne faudra, en effet, rien de moins qu’une telle intervention directe pour mettre fin, au moment voulu, à la plus redoutable et à la plus véritablement «satanique» de toutes les possibilités incluses dans la manifestation cyclique; mais sans anticiper davantage, examinons un peu plus précisément ce que représente en réalité cette «contre-tradition».

Pour cela, nous devons nous reporter encore au rôle de la «contre-initiation»: en effet, c’est évidemment celle-ci qui, après avoir travaillé constamment dans l’ombre pour inspirer et diriger invisiblement tous les «mouvements» modernes, en arrivera en dernier lieu à «extérioriser», si l’on peut s’exprimer ainsi, quelque chose qui sera comme la contrepartie d’une véritable tradition, du moins aussi complètement et aussi exactement que le permettent les limites qui s’imposent nécessairement à toute contrefaçon possible.

Comme l’initiation est, ainsi que nous l’avons dit, ce qui représente effectivement l’esprit d’une tradition, la «contre-initiation» jouera elle-même un rôle semblable à l’égard de la «contre-tradition»; mais, bien entendu, il serait tout à fait impropre et erroné de parler ici d’esprit, puisqu’il s’agit précisément de ce dont l’esprit est le plus totalement absent, de ce qui en serait même l’opposé si l’esprit n’était essentiellement au delà de toute opposition, et qui, en tout cas, a bien la prétention de s’y opposer, tout en l’imitant à la façon de cette ombre inversée dont nous avons parlé déjà à diverses reprises; c’est pourquoi, si loin que soit poussée cette imitation, la «contre-tradition» ne pourra jamais être autre chose qu’une parodie et elle sera seulement la plus extrême et la plus immense de toutes les parodies dont nous n’avons encore vu jusqu’ici, avec toute la falsification du monde moderne, que des «essais» bien partiels et des «préfigurations» bien pâles en comparaison de ce qui se prépare pour un avenir que certains estiment prochain, en quoi la rapidité croissante des événements actuels tendrait assez à leur donner raison.

Il va de soi, d’ailleurs, que nous n’avons nullement l’intention de chercher à fixer ici des dates plus ou moins précises, à la façon des amateurs de prétendues «prophéties»; même si la chose était rendue possible par une connaissance de la durée exacte des périodes cycliques (bien que la principale difficulté réside toujours, en pareil cas, dans la détermination du point de départ réel qu’il faut prendre pour en effectuer le calcul), il n’en conviendrait pas moins de garder la plus grande réserve à cet égard, et cela pour des raisons précisément contraires à celles qui meuvent les propagateurs conscients ou inconscients de prédictions dénaturées, c’est-à-dire pour ne pas risquer de contribuer à augmenter encore l’inquiétude et le désordre qui règnent présentement dans notre monde.

Quoi qu’il en soit, ce qui permet que les choses puissent aller jusqu’à un tel point, c’est que la «contre-initiation», il faut bien le dire, ne peut pas être assimilée à une invention purement humaine qui ne se distinguerait en rien, par sa nature, de la «pseudo-initiation» pure et simple; à la vérité, elle est bien plus que cela, et pour l’être effectivement il faut nécessairement que, d’une certaine façon, et quant à son origine même, elle procède de la source unique à laquelle se rattache toute initiation, et aussi, plus généralement, tout ce qui manifeste dans notre monde un élément «non-humain»; mais elle en procède par une dégénérescence allant jusqu’à son degré le plus extrême, c’est-à-dire jusqu’à ce «renversement» qui constitue le «satanisme» proprement dit.

Une telle dégénérescence est évidemment beaucoup plus profonde que celle d’une tradition simplement déviée dans une certaine mesure, ou même tronquée et réduite à sa partie inférieure; il y a même là quelque chose de plus que dans le cas de ces traditions véritablement mortes et entièrement abandonnées par l’esprit, dont la «contre-initiation» elle-même peut utiliser les «résidus» à ses fins ainsi que nous l’avons expliqué. Cela conduit logiquement à penser que cette dégénérescence doit remonter beaucoup plus loin dans le passé; et si obscure que soit cette question des origines, on peut admettre comme vraisemblable qu’elle se rattache à la perversion de quelqu’une des anciennes civilisations ayant appartenu à l’un ou à l’autre des continents disparus dans les cataclysmes qui se sont produits au cours du présent Manvantara.

[note de René Guénon en bas de page:  Le chapitre VI de la Genèse pourrait peut-être fournir, sous une forme symbolique, quelques indications se rapportant à ces origines lointaines de la «contre-initiation».]

En tout cas, il est à peine besoin de dire que, dès que l’esprit s’est retiré, on ne peut plus aucunement parler d’initiation; en fait, les représentants de la «contre-initiation» sont, aussi totalement et plus irrémédiablement que de simples profanes, ignorants de l’essentiel, c’est-à-dire de toute vérité d’ordre spirituel et métaphysique qui, jusque dans ses principes les plus élémentaires, leur est devenue absolument étrangère depuis que «le ciel a été fermé» pour eux.

[note de René Guénon en bas de page:  On peut appliquer ici analogiquement le symbolisme de la «chute des anges» puisque ce dont il s’agit est ce qui y correspond effectivement dans l’ordre humain; c’est d’ailleurs pourquoi on peut parler à cet égard de «satanisme» au sens le plus propre et le plus littéral du mot.]

Ne pouvant conduire les êtres aux états «supra-humains» comme l’initiation, ni d’ailleurs se limiter au seul domaine humain, la «contre-initiation» les mène inévitablement vers l’«infrahumain», et c’est justement en cela que réside ce qui lui demeure de pouvoir effectif; il n’est que trop facile de comprendre que c’est là tout autre chose que la comédie de la «pseudo-initiation». Dans l’ésotérisme islamique, il est dit que celui qui se présente à une certaine «porte» sans y être parvenu par une voie normale et légitime, voit cette porte se fermer devant lui et est obligé de retourner en arrière, non pas cependant comme un simple profane, ce qui est désormais impossible, mais comme sâher (sorcier ou magicien opérant dans le domaine des possibilités subtiles d’ordre inférieur);

[note de René Guénon en bas de page:   Le dernier degré de la hiérarchie «contre-initiatique» est occupé par ce qu’on appelle les «saints de Satan» (awliyâ esh-Shaytân), qui sont en quelque sorte l’inverse des véritables saints (awliyâ er-Rahman), et qui manifestent ainsi l’expression la plus complète possible de la «spiritualité à rebours» (cf. Le Symbolisme de la Croix, p. 186).]

nous ne saurions donner une expression plus nette de ce dont il s’agit: c’est là la voie «infernale» qui prétend s’opposer à la voie «céleste» et qui présente en effet les apparences extérieures d’une telle opposition, bien qu’en définitive celle-ci ne puisse être qu’illusoire; et comme nous l’avons déjà dit plus haut à propos de la fausse spiritualité où vont se perdre certains êtres engagés dans une sorte de «réalisation à rebours», cette voie ne peut aboutir finalement qu’à la «désintégration» totale de l’être conscient et à sa dissolution sans retour.

[note de René Guénon en bas de page:  Cet aboutissement extrême, bien entendu, ne constitue en fait qu’un cas exceptionnel, qui est précisément celui des awliyâ esh-Shaytân; pour ceux qui sont allés moins loin dans ce sens, il s’agit seulement d’une voie sans issue où ils peuvent demeurer enfermés pour une indéfinité «éonienne» ou cyclique.]

Naturellement, pour que l’imitation par reflet inverse soit aussi complète que possible, il peut se constituer des centres auxquels se rattacheront les organisations qui relèvent de la «contre-initiation», centres uniquement «psychiques», bien entendu, comme les influences qu’ils utilisent et qu’ils transmettent, et non point spirituels comme dans le cas de l’initiation et de la tradition véritable, mais qui peuvent cependant, en raison de ce que nous venons de dire, en prendre jusqu’à un certain point les apparences extérieures, ce qui donne l’illusion de la «spiritualité à rebours».

Il n’y aura d’ailleurs pas lieu de s’étonner si ces centres eux-mêmes, et non pas seulement certaines des organisations qui leur sont subordonnées plus ou moins directement, peuvent se trouver, dans bien des cas, en lutte les uns avec les autres car le domaine où ils se situent étant celui qui est le plus proche de la dissolution «chaotique», est par là même celui où toutes les oppositions se donnent libre cours, lorsqu’elles ne sont pas harmonisées et conciliées par l’action directe d’un principe supérieur, qui ici fait nécessairement défaut.

De là résulte souvent, en ce qui concerne les manifestations de ces centres ou de ce qui en émane, une impression de confusion et d’incohérence qui, elle, n’est certes pas illusoire et qui est même encore une «marque» caractéristique de ces choses; ils ne s’accordent que négativement, pourrait-on dire, pour la lutte contre les véritables centres spirituels, dans la mesure où ceux-ci se tiennent à un niveau qui permet à une telle lutte de s’engager, c’est-à-dire seulement pour ce qui se rapporte à un domaine ne dépassant pas les limites de notre état individuel.

[note de René Guénon en bas de page:   Ce domaine est, au point de vue initiatique, celui de ce qui est désigné comme les «petits Mystères»; par contre, tout ce qui se rapporte aux «grands Mystères», étant d’ordre essentiellement «supra-humain», est par là même exempt d’une telle opposition puisque c’est là le domaine qui, par sa nature propre, est absolument fermé et inaccessible à la «contre-initiation» et à ses représentants à tous les degrés.]

Mais c’est ici qu’apparaît ce qu’on pourrait véritablement appeler la «sottise du diable»: les représentants de la «contre-initiation», en agissant ainsi, ont l’illusion de s’opposer à l’esprit même auquel rien ne peut s’opposer en réalité; mais en même temps, malgré eux et à leur insu, ils lui sont pourtant subordonnés en fait et ne peuvent jamais cesser de l’être, de même que tout ce qui existe est, fût-ce inconsciemment et involontairement, soumis à la volonté divine à laquelle rien ne saurait se soustraire. Ils sont donc, eux aussi, utilisés en définitive, quoique contre leur gré, et bien qu’ils puissent même penser tout le contraire, à la réalisation du «plan divin dans le domaine humain»;

[note de René Guénon en bas de page:  Et-tadâbîrul-ilâh’yah fî’l-mamlakatil-insâniyah, titre d’un traité de Mohyiddin ibn Arabi.]

ils y jouent, comme tous les autres êtres, le rôle qui convient à leur propre nature, mais au lieu d’être effectivement conscients de ce rôle comme le sont les véritables initiés, ils ne sont conscients que de son côté négatif et inversé; ainsi, ils en sont dupes eux-mêmes, et d’une façon qui est bien pire pour eux que la pure et simple ignorance des profanes puisque, au lieu de les laisser en quelque sorte au même point, elle a pour résultat de les rejeter toujours plus loin du centre principiel, jusqu’à ce qu’ils tombent finalement dans les «ténèbres extérieures».

Mais si l’on envisage les choses non plus par rapport à ces êtres eux-mêmes, mais par rapport à l’ensemble du monde, on doit dire que, aussi bien que tous les autres, ils sont nécessaires à la place qu’ils occupent en tant qu’éléments de cet ensemble et comme instruments «providentiels», dirait-on en langage théologique, de la marche de ce monde dans son cycle de manifestation, car c’est ainsi que tous les désordres partiels, même quand ils apparaissent en quelque sorte comme le désordre par excellence, n’en doivent pas moins nécessairement concourir à l’ordre total.

Ces quelques considérations doivent aider à comprendre comment la constitution d’une «contre-tradition» est possible, mais aussi pourquoi elle ne pourra jamais être qu’éminemment instable et presque éphémère, ce qui ne l’empêche pas d’être vraiment en elle-même, comme nous le disions plus haut, la plus redoutable de toutes les possibilités.

On doit comprendre également que c’est là le but que la «contre-initiation» se propose réellement et qu’elle s’est constamment proposé dans toute la suite de son action, et que l’«antitradition» négative n’en représentait en somme que la préparation obligée; il nous reste seulement, après cela, à examiner encore d’un peu plus près ce qu’il est possible de prévoir dès maintenant, d’après divers indices concordants, quant aux modalités suivant lesquelles pourra se réaliser cette «contre-tradition».

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Chapitre  XXXIX  [39]

La grande parodie ou la spiritualité à rebours

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Par tout ce que nous avons déjà dit, il est facile de se rendre compte que la constitution de la «contre-tradition» et son triomphe apparent et momentané seront proprement le règne de ce que nous avons appelé la «spiritualité à rebours» qui, naturellement, n’est qu’une parodie de la spiritualité, qu’elle imite pour ainsi dire en sens inverse, de sorte qu’elle paraît en être le contraire même; nous disons seulement qu’elle le paraît, et non pas qu’elle l’est réellement car, quelles que puissent être ses prétentions, il n’y a ici ni symétrie ni équivalence possible.

Il importe d’insister sur ce point car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans le monde comme deux principes opposés se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens; il y a certes actuellement bien des gens qui sont, en ce sens, «manichéens» sans s’en douter, et c’est là encore l’effet d’une «suggestion» des plus pernicieuses.

Cette conception, en effet, revient à affirmer une dualité principielle radicalement irréductible ou, en d’autres termes, à nier l’Unité suprême qui est au delà de toutes les oppositions et de tous les antagonismes; qu’une telle négation soit le fait des adhérents de la «contre-initiation», il n’y a pas lieu de s’en étonner, et elle peut même être sincère de leur part puisque le domaine métaphysique leur est complètement fermé; qu’il soit nécessaire pour eux de répandre et d’imposer cette conception, c’est encore plus évident, car c’est seulement par là qu’ils peuvent réussir à se faire prendre pour ce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être réellement, c’est-à-dire pour les représentants de quelque chose qui pourrait être mis en parallèle avec la spiritualité et même l’emporter finalement sur elle.

Cette «spiritualité à rebours» n’est donc, à vrai dire, qu’une fausse spiritualité, fausse même au degré le plus extrême qui se puisse concevoir; mais on peut aussi parler de fausse spiritualité dans tous les cas où, par exemple, le psychique est pris pour le spirituel, sans aller forcément jusqu’à cette subversion totale; c’est pourquoi, pour désigner celle-ci, l’expression de «spiritualité à rebours» est en définitive celle qui convient le mieux, à la condition d’expliquer exactement comment il convient de l’entendre.

C’est là, en réalité, le «renouveau spirituel» dont certains, parfois fort inconscients, annoncent avec insistance le prochain avènement, ou encore l’«ère nouvelle» dans laquelle on s’efforce par tous les moyens de faire entrer l’humanité actuelle,

[note de rené Guénon en bas de page:   On ne saurait croire à quel point cette expression d’«ère nouvelle» a été, en ces derniers temps, répandue et répétée dans tous les milieux, avec des significations qui souvent peuvent sembler assez différentes les unes des autres, mais qui toutes ne tendent en définitive qu’à établir la même persuasion dans la mentalité publique. [Note de Loup K.: On ne peut s’empêcher de penser à des expressions comme  «Nouvel Ordre Mondial», «Nouvel Âge», etc.]]

et que l’état d’«attente» générale créé par la diffusion des prédictions dont nous avons parlé peut lui-même contribuer à hâter effectivement.

L’attrait du «phénomène», que nous avons déjà envisagé comme un des facteurs déterminants de la confusion du psychique et du spirituel, peut également jouer à cet égard un rôle fort important, car c’est par là que la plupart des hommes seront pris et trompés au temps de la «contre-tradition», puisqu’il est dit que les «faux prophètes» qui s’élèveront alors «feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes».

[note de René Guénon en bas de page:   Saint Matthieu, XXIV, 24.]

C’est surtout sous ce rapport que les manifestations de la «métapsychique» et des diverses formes du «néo-spiritualisme» peuvent apparaître déjà comme une sorte de «préfiguration» de ce qui doit se produire par la suite, quoiqu’elles n’en donnent encore qu’une bien faible idée; il s’agit toujours, au fond, d’une action des mêmes forces subtiles inférieures, mais qui seront alors mises en oeuvre avec une puissance incomparablement plus grande; et quand on voit combien de gens sont toujours prêts à accorder aveuglément une entière confiance à toutes les divagations d’un simple «médium», uniquement parce qu’elles sont appuyées par des «phénomènes», comment s’étonner que la séduction doive être alors presque générale?

C’est pourquoi on ne redira jamais trop que les «phénomènes», en eux-mêmes, ne prouvent absolument rien quant à la vérité d’une doctrine ou d’un enseignement quelconque, que c’est là le domaine par excellence de la «grande illusion» où tout ce que certains prennent trop facilement pour des signes de «spiritualité» peut toujours être simulé et contrefait par le jeu des forces inférieures dont il s’agit; c’est même peut-être le seul cas où l’imitation puisse être vraiment parfaite, parce que, en fait, ce sont bien les mêmes «phénomènes», en prenant ce mot dans son sens propre d’apparences extérieures, qui se produisent dans l’un et l’autre cas, et que la différence réside seulement dans la nature des causes qui y interviennent respectivement, causes que la grande majorité des hommes est forcément incapable de déterminer, si bien que ce qu’il y a de mieux à faire, en définitive, c’est de ne pas attacher la moindre importance à tout ce qui est «phénomène», et même d’y voir plutôt a priori un signe défavorable; mais comment le faire comprendre à la mentalité «expérimentale» de nos contemporains, mentalité qui, façonnée tout d’abord par le point de vue «scientiste» de l’«antitradition», devient ainsi finalement un des facteurs qui peuvent contribuer le plus efficacement au succès de la «contre-tradition»?

Le «néo-spiritualisme» et la «pseudo-initiation» qui en procède sont encore comme une «préfiguration» partielle de la «contre-tradition» sous un autre point de vue: nous voulons parler de l’utilisation, que nous avons déjà signalée, d’éléments authentiquement traditionnels dans leur origine, mais détournés de leur véritable sens et mis ainsi en quelque sorte au service de l’erreur; ce détournement n’est, en somme, qu’un acheminement vers le retournement complet qui doit caractériser la «contre-tradition» (et dont nous avons vu, d’ailleurs, un exemple significatif dans le cas du renversement intentionnel des symboles); mais alors, il ne s’agira plus seulement de quelques éléments fragmentaires et dispersés, puisqu’il faudra donner l’illusion de quelque chose de comparable, et même d’équivalent selon l’intention de ses auteurs, à ce qui constitue l’intégralité d’une tradition véritable, y compris ses applications extérieures dans tous les domaines. On peut remarquer, à ce propos, que la «contre-initiation», tout en inventant et en propageant, pour en arriver à ses fins, toutes les idées modernes qui représentent seulement l’«antitradition» négative, est parfaitement consciente de la fausseté de ces idées, car il est évident qu’elle ne sait que trop bien à quoi s’en tenir là-dessus; mais cela même indique qu’il ne peut s’agir là, dans son intention, que d’une phase transitoire et préliminaire, car une telle entreprise de mensonge conscient ne peut pas être, en elle-même, le véritable et unique but qu’elle se propose; tout cela n’est destiné qu’à préparer la venue ultérieure d’autre chose qui semble constituer un résultat plus «positif», et qui est précisément la «contre-tradition».

C’est pourquoi on voit déjà s’esquisser notamment, dans des productions diverses dont l’origine ou l’inspiration «contre-initiatique» n’est pas douteuse, l’idée d’une organisation qui serait comme la contrepartie, mais aussi, par là même, la contrefaçon, d’une conception traditionnelle telle que celle du «Saint-Empire» [Note de Loup K.: écrit dans le contexte de l’Europe et de la première moitié du 20e siècle], organisation qui doit être l’expression de la «contre-tradition» dans l’ordre social; [Note de Loup K.: Ici encore, on songe au projet de «Nouvel Ordre Mondial», quelque chose de «big», de «gros», disait George Bush père.] et c’est aussi pourquoi l’Antéchrist doit apparaître comme ce que nous pouvons appeler, suivant le langage de la tradition hindoue, un Chakravartî à rebours.

[note de René Guénon en bas de page:   Sur le Chakravarti ou «monarque universel», voir L’Ésotérisme de Dante, p. 76, et Le Roi du Monde, pp. 17-18.  —  Le Chakravarti est littéralement «celui qui fait tourner la roue», ce qui implique qu’il est placé au centre même de toutes choses, tandis que l’Antéchrist est au contraire l’être qui sera le plus éloigné de ce centre; il prétendra cependant aussi «faire tourner la roue», mais en sens inverse du mouvement cyclique normal (ce que «préfigure» d’ailleurs inconsciemment l’idée moderne du «progrès»), alors que, en réalité, tout changement dans la rotation est impossible avant le «renversement des pôles», c’est-à-dire avant le «redressement» qui ne peut être opéré que par l’intervention du dixième Avatâra; mais justement, s’il est désigné comme l’Antéchrist, c’est parce qu’il parodiera à sa façon le rôle même de cet Avatâra final qui est représenté comme le «second avènement du Christ» dans la tradition chrétienne.]

Ce règne de la «contre-tradition» est en effet, très exactement, ce qui est désigné comme le «règne de l’Antéchrist»: celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui concentrera et synthétisera en soi, pour cette oeuvre finale, toutes les puissances de la «contre-initiation», qu’on le conçoive comme un individu ou comme une collectivité; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’«extériorisation» de l’organisation «contre-initiatique» elle-même apparaissant enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’«incarnation» même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de «support» de toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde.

[note de René Guénon en bas de page:  Il peut donc être considéré comme le chef des awliyâ esh-Shaytân, et comme il sera le dernier à remplir cette fonction, en même temps que celui avec lequel elle aura dans le monde l’importance la plus manifeste, on peut dire qu’il sera comme leur «sceau» (khâtem), suivant la terminologie de l’ésotérisme islamique; il n’est pas difficile de voir par là jusqu’où sera poussée effectivement la parodie de la tradition sous tous ses aspects.]

Ce sera évidemment un «imposteur» (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la «grande parodie» par excellence, l’imitation caricaturale et «satanique» de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel; mais pourtant, il sera fait de telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas jouer ce rôle.

Ce ne sera certes plus le «règne de la quantité», qui n’était en somme que l’aboutissement de l’«antitradition»; ce sera au contraire, sous le prétexte d’une fausse «restauration spirituelle», une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale;

[note de René Guénon en bas de page:   La monnaie elle-même, ou ce qui en tiendra lieu, aura de nouveau un caractère qualitatif de cette sorte puisqu’il est dit que «nul ne pourra acheter ou vendre que celui qui aura le caractère ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom» (Apocalypse, XIII, 17), ce qui implique un usage effectif, à cet égard, des symboles inversés de la «contre-tradition». ]

après l’«égalitarisme» de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une «contre-hiérarchie» dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des «abîmes infernaux».

Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la «contre-initiation» qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce rôle ni prédécesseur ni successeur; pour exprimer ainsi le faux à son plus extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement «faussé» à tous les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même.

[note de René Guénon en bas de page:  C’est encore ici l’antithèse du Christ disant: «Je suis la Vérité», ou d’un walî comme El-Hallâj disant de même: «Anâ el-Haqq».]

C’est d’ailleurs pour cela même, et en raison de cette extrême opposition au vrai sous tous ses aspects, que l’Antéchrist peut prendre les symboles mêmes du Messie mais, bien entendu, dans un sens également opposé;

[note de René Guénon en bas de page:  «On n’a peut-être pas suffisamment remarqué l’analogie qui existe entre la vraie doctrine et la fausse; saint Hippolyte, dans son opuscule sur l’Antéchrist, en donne un exemple mémorable qui n’étonnera point les gens qui ont étudié le symbolisme: le Messie et l’Antéchrist ont tous deux pour emblème le lion» (P. Vulliaud, La Kabbale juive, t. II, p. 373). — La raison profonde, au point de vue kabbalistique, en est dans la considération des deux faces lumineuse et obscure de Metatron; c’est également pourquoi le nombre apocalyptique 666, le «nombre de la Bête», est aussi un nombre solaire (cf. Le Roi du Monde, pp. 34-35).]

et la prédominance donnée à l’aspect «maléfique», ou même, plus exactement, la substitution de celui-ci à l’aspect «bénéfique» par subversion du double sens de ces symboles, est ce qui constitue sa marque caractéristique [Note de Loup K.: Vraisemblablement, Guénon voudrait parler ici de la «marque caractéristique» de l’«Antéchrist»; cependant, le pronom «sa» se réfère syntaxiquement, ici, à «subversion»].

De même, il peut et il doit y avoir une étrange ressemblance entre les désignations du Messie (El-Mesîha en arabe) et celles de l’Antéchrist (El-Mesîkh);

[note de René Guénon en bas de page:   Il y a ici une double signification qui est intraduisible: Mes’kh peut être pris comme une déformation de Mesîha par simple adjonction d’un point à la lettre finale [Note de Loup K.: en écriture arabe]; mais en même temps, ce mot lui-même veut dire aussi «difforme», ce qui exprime proprement le caractère de l’Antéchrist.]

mais celles-ci [Note de Loup K.: les «désignations» de l’Antéchrist] ne sont réellement qu’une déformation de celles-là [Note de Loup K.: les «désignations» du Messie], comme l’Antéchrist lui-même est représenté comme difforme dans toutes les descriptions plus ou moins symboliques qui en sont données, ce qui est encore bien significatif.

En effet, ces descriptions insistent surtout sur les dissymétries corporelles, ce qui suppose essentiellement que celles-ci sont les marques visibles de la nature même de l’être auquel elles sont attribuées, et effectivement elles sont toujours les signes de quelque déséquilibre intérieur; c’est d’ailleurs pourquoi de telles difformités constituent des «disqualifications» au point de vue initiatique, mais en même temps on conçoit sans peine qu’elles puissent être des «qualifications» en sens contraire, c’est-à-dire à l’égard de la «contre-initiation».  Celle-ci, en effet, allant au rebours de l’initiation, par définition même, va par conséquent dans le sens d’un accroissement du déséquilibre des êtres dont le terme extrême est la dissolution ou la «désintégration» dont nous avons parlé; l’Antéchrist doit évidemment être aussi près que possible de cette «désintégration», de sorte qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi l’inverse de l’effacement du «moi» devant le «Soi» ou, en d’autres termes, la confusion dans le «chaos» au lieu de la fusion dans l’Unité principielle; et cet état, figuré par les difformités mêmes et les disproportions de sa forme corporelle, est véritablement sur la limite inférieure des possibilités de notre état individuel, de sorte que le sommet de la «contre-hiérarchie» est bien la place qui lui convient proprement dans ce «monde renversé» qui sera le sien.

D’autre part, même au point de vue purement symbolique, et en tant qu’il représente la «contre-tradition», l’Antéchrist n’est pas moins nécessairement difforme: nous disions tout à l’heure, en effet, qu’il ne peut y avoir là qu’une caricature de la tradition, et qui dit caricature dit par là même difformité; du reste, s’il en était autrement, il n’y aurait en somme extérieurement aucun moyen de distinguer la «contre-tradition» de la tradition véritable, et il faut bien, pour que les «élus» tout au moins ne soient pas séduits, qu’elle porte en elle-même la «marque du diable».

Au surplus, le faux est forcément aussi l’«artificiel», et à cet égard, la «contre-tradition» ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère «mécanique» qui est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la dernière; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de comparable à l’automatisme de ces «cadavres psychiques» dont nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de «résidus» animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y avoir là rien de durable; cet amas de «résidus» galvanisé, si l’on peut dire, par une volonté «infernale», est bien, assurément, ce qui donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la dissolution.

Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu d’insister davantage sur toutes ces choses; il serait peu utile, au fond, de chercher à prévoir en détail comment sera constituée la «contre-tradition», et d’ailleurs ces indications générales seraient déjà presque suffisantes pour ceux qui voudraient en faire par eux-mêmes l’application à des points plus particuliers, ce qui ne peut en tout cas rentrer dans notre propos.

Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés là au dernier terme de l’action antitraditionnelle qui doit mener ce monde vers sa fin; après ce règne passager de la «contre-tradition», il ne peut plus y avoir, pour parvenir au moment ultime du cycle actuel, que le «redressement» qui, remettant soudain toutes choses à leur place normale, alors même que la subversion semblait complète, préparera immédiatement l’«âge d’or» du cycle futur.

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Chapitre XL  [40]

La fin d’un monde

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Tout ce que nous avons décrit au cours de cette étude constitue en somme, d’une façon générale, ce qu’on peut appeler les «signes des temps», suivant l’expression évangélique, c’est-à-dire les signes précurseurs de la «fin d’un monde» ou d’un cycle, qui n’apparaît comme la «fin du monde», sans restriction ni spécification d’aucune sorte, que pour ceux qui ne voient rien au delà des limites de ce cycle même, erreur de perspective très excusable assurément mais qui n’en a pas moins des conséquences fâcheuses par les terreurs excessives et injustifiées qu’elle fait naître chez ceux qui ne sont pas suffisamment détachés de l’existence terrestre; et bien entendu, ce sont justement ceux-là qui se font trop facilement cette conception erronée en raison de l’étroitesse même de leur point de vue.

À la vérité, il peut y avoir ainsi bien des «fins du monde» puisqu’il y a des cycles de durée très diverse contenus en quelque sorte les uns dans les autres, et que la même notion peut toujours s’appliquer analogiquement à tous les degrés et à tous les niveaux; mais il est évident qu’elles sont d’importance fort inégale, comme les cycles mêmes auxquels elles se rapportent et, à cet égard, on doit reconnaître que celle [Note de Loup K.: celle des «fins du monde»] que nous envisageons ici a incontestablement une portée plus considérable que beaucoup d’autres puisqu’elle est la fin d’un Manvantara tout entier, c’est-à-dire de l’existence temporelle de ce qu’on peut appeler proprement une humanité, ce qui, encore une fois, ne veut nullement dire qu’elle [Ntd: Je veux pas agacer le lecteur, mais syntaxiquement, ici, le pronom «elle» est en place de «humanité»… Il y a souvent de ces ambiguïtés syntaxiques chez Guénon – et par ailleurs, elles ne sont probablement pas sans intérêt.] soit la fin du monde terrestre lui-même, puisque, par le «redressement» qui s’opère au moment ultime, cette fin même deviendra immédiatement le commencement d’un autre Manvantara.

À ce propos, il est encore un point sur lequel nous devons nous expliquer d’une façon plus précise: les partisans du «progrès» ont coutume de dire que l’«âge d’or» n’est pas dans le passé, mais dans l’avenir; la vérité, au contraire, est que, en ce qui concerne notre Manvantara, il est bien réellement dans le passé, puisqu’il n’est pas autre chose que l’«état primordial» lui-même.

En un sens, cependant, il est à la fois dans le passé et dans l’avenir, mais à la condition de ne pas se borner au présent Manvantara et de considérer la succession des cycles terrestres car, en ce qui concerne l’avenir, c’est de l’«âge d’or» d’un autre Manvantara qu’il s’agit nécessairement; il est donc séparé de notre époque par une «barrière» qui est véritablement infranchissable pour les profanes qui parlent ainsi et qui ne savent ce qu’ils disent quand ils annoncent la prochaine venue d’une «ère nouvelle» en la rapportant à l’humanité actuelle. Leur erreur, portée à son degré le plus extrême, sera celle de l’Antéchrist lui-même prétendant instaurer l’«âge d’or» par le règne de la «contre-tradition» et en donnant même l’apparence, de la façon la plus trompeuse et aussi la plus éphémère, par la contrefaçon, de l’idée traditionnelle du Sanctum Regnum; on peut comprendre par là pourquoi, dans toutes les «pseudo-traditions» qui ne sont encore que des «préfigurations» bien partielles et bien faibles de la «contre-tradition» mais qui tendent inconsciemment à la préparer plus directement sans doute que toute autre chose, les conceptions «évolutionnistes» jouent constamment le rôle prépondérant que nous avons signalé.

Bien entendu, la «barrière» dont nous parlions tout à l’heure, et qui oblige en quelque sorte ceux pour qui elle existe à tout renfermer à l’intérieur du cycle actuel, est un obstacle plus absolu encore pour les représentants de la «contre-initiation» que pour les simples profanes car, étant orientés uniquement vers la dissolution, ils sont vraiment ceux pour qui rien ne saurait plus exister au delà de ce cycle, et ainsi c’est pour eux surtout que la fin de celui-ci doit être réellement la «fin du monde» dans le sens le plus intégral que l’on puisse donner à cette expression.

Ceci soulève encore une autre question connexe dont nous dirons quelques mots, bien que, à vrai dire, quelques-unes des considérations précédentes y apportent déjà une réponse implicite: dans quelle mesure ceux mêmes qui représentent le plus complètement la «contre-initiation» sont-ils effectivement conscients du rôle qu’ils jouent, et dans quelle mesure ne sont-ils au contraire que des instruments d’une volonté qui les dépasse, et qu’ils ignorent d’ailleurs par là même, tout en lui étant inévitablement subordonnés?  D’après ce que nous avons dit plus haut, la limite entre ces deux points de vue, sous lesquels on peut envisager leur action, est forcément déterminée par la limite même du monde spirituel dans lequel ils ne peuvent pénétrer en aucune façon; ils peuvent avoir des connaissances aussi étendues qu’on voudra le supposer quant aux possibilités du «monde intermédiaire» mais ces connaissances n’en seront pas moins toujours irrémédiablement faussées par l’absence de l’esprit qui seul pourrait leur donner leur véritable sens.

Évidemment, de tels êtres ne peuvent jamais être des mécanistes ni des matérialistes, ni même des «progressistes» ou des «évolutionnistes» au sens vulgaire de ces mots et, quand ils lancent dans le monde les idées que ceux-ci expriment, ils le trompent sciemment; mais ceci ne concerne en somme que l’«antitradition» négative, qui n’est pour eux qu’un moyen et non un but, et ils pourraient, tout comme d’autres, chercher à excuser cette tromperie en disant que «la fin justifie les moyens». Leur erreur est d’un ordre beaucoup plus profond que celle des hommes qu’ils influencent et «suggestionnent» par de telles idées, car elle n’est pas autre chose que la conséquence même de leur ignorance totale et invincible de la vraie nature de toute spiritualité; c’est pourquoi il est beaucoup plus difficile de dire exactement jusqu’à quel point ils peuvent être conscients de la fausseté de la «contre-tradition» qu’ils visent à constituer puisqu’ils peuvent croire très réellement qu’en cela ils s’opposent à l’esprit, tel qu’il se manifeste dans toute tradition normale et régulière, et qu’ils se situent au même niveau que ceux qui le représentent en ce monde; et en ce sens, l’Antéchrist sera assurément le plus «illusionné» de tous les êtres.

Cette illusion a sa racine dans l’erreur «dualiste» dont nous avons parlé; et le dualisme, sous une forme ou sous une autre, est le fait de tous ceux dont l’horizon s’arrête à certaines limites, fût-ce celles du monde manifesté tout entier et qui, ne pouvant ainsi résoudre, en la ramenant à un principe supérieur, la dualité qu’ils constatent en toutes choses à l’intérieur de ces limites, la croient vraiment irréductible et sont amenés par là même à la négation de l’Unité suprême, qui en effet est pour eux comme si elle n’était pas.

C’est pourquoi nous avons pu dire que les représentants de la «contre-initiation» sont finalement dupes de leur propre rôle et que leur illusion est même véritablement la pire de toutes, puisque, en définitive, elle est la seule par laquelle un être puisse, non pas être simplement égaré plus ou moins gravement, mais être réellement perdu sans retour; mais évidemment, s’ils n’avaient pas cette illusion, ils ne rempliraient pas une fonction qui, pourtant, doit nécessairement être remplie comme toute autre pour l’accomplissement même du plan divin en ce monde.

Nous sommes ainsi ramenés à la considération du double aspect «bénéfique» et «maléfique» sous lequel se présente la marche même du monde, en tant que manifestation cyclique, et qui est vraiment la «clef» de toute explication traditionnelle des conditions dans lesquelles se développe cette manifestation, surtout quand on l’envisage, comme nous l’avons fait ici, dans la période qui mène directement à sa fin.

D’un côté, si l’on prend simplement cette manifestation en elle-même, sans la rapporter à un ensemble plus vaste, sa marche tout entière, du commencement à la fin, est évidemment une «descente» ou une «dégradation» progressive, et c’est là ce qu’on peut appeler son sens «maléfique»; mais d’un autre côté, cette même manifestation, replacée dans l’ensemble dont elle fait partie, produit des résultats qui ont une valeur réellement «positive» dans l’existence universelle, et il faut que son développement se poursuive jusqu’au bout, y compris celui des possibilités inférieures de l’«âge sombre», pour que l’«intégration» de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d’un autre cycle de manifestation, et c’est là ce qui constitue son sens «bénéfique».

Il en est encore ainsi quand on considère la fin même du cycle: au point de vue particulier de ce qui doit alors être détruit, parce que sa manifestation est achevée et comme épuisée, cette fin est naturellement «catastrophique» au sens étymologique où ce mot évoque l’idée d’une «chute» soudaine et irrémédiable; mais d’autre part, au point de vue où la manifestation, en disparaissant comme telle, se trouve ramenée à son principe dans tout ce qu’elle a d’existence positive, cette même fin apparaît au contraire comme le «redressement» par lequel, ainsi que nous l’avons dit, toutes choses sont non moins soudainement rétablies dans leur «état primordial».

Ceci peut d’ailleurs s’appliquer analogiquement à tous les degrés, qu’il s’agisse d’un être ou d’un monde: c’est toujours, en somme, le point de vue partiel qui est «maléfique», et le point de vue total, ou relativement tel par rapport au premier, qui est «bénéfique», parce que tous les désordres possibles ne sont tels qu’en tant qu’on les envisage en eux-mêmes et «séparativement», et que ces désordres partiels s’effacent entièrement devant l’ordre total dans lequel ils rentrent finalement et dont, dépouillés de leur aspect «négatif», ils sont des éléments constitutifs au même titre que toute autre chose; en définitive, il n’y a de «maléfique» que la limitation qui conditionne nécessairement toute existence contingente, et cette limitation n’a elle-même en réalité qu’une existence purement négative.

Nous avons parlé tout d’abord comme si les deux points de vue, «bénéfique» et «maléfique», étaient en quelque sorte symétriques; mais il est facile de comprendre qu’il n’en est rien, et que le second n’exprime que quelque chose d’instable et de transitoire, tandis que ce que représente le premier a seul un caractère permanent et définitif, de sorte que l’aspect «bénéfique» ne peut pas ne pas l’emporter finalement, alors que l’aspect «maléfique» s’évanouit entièrement, parce que, au fond, il n’était qu’une illusion inhérente à la «séparativité».

Seulement, à vrai dire, on ne peut plus alors parler proprement de «bénéfique», non plus que de «maléfique», en tant que ces deux termes sont essentiellement corrélatifs et marquent une opposition qui n’existe plus car, comme toute opposition, elle appartient exclusivement à un certain domaine relatif et limité; dès qu’elle est dépassée, il y a simplement ce qui est, et qui ne peut pas ne pas être, ni être autre que ce qu’il est; et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la «fin d’un monde» n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion.

[Note de Loup K.: Fin]

*

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps – retour à la table des chapitres.

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© Copyright  2010 Hamilton-Lucas Sinclair (Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe) pour les notes et les commentaires. Toute exploitation commerciale interdite. Conditions d’utilisation: cliquer sur la note de copyright.
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1 Response to Chapitres XXXI à XL [31 à 40] – Règne de la Quantité.

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