La Licorne et le Scribe, nouvelle de Jacques Renaud

Unicorn, une oeuvre de Fleurette Denise du Toit.


Loup Kibiloki  ( Jacques Renaud )

La Licorne et le Scribe

nouvelle


 

– La couleur tremble, dit Rhinocéros qui venait d’arriver à la source.
– Non, c’est l’eau…, dit Rubens.
– L’eau et la couleur, dit Rhinocéros.

Rubens, le plus petit des deux adolescents, se tenait debout, incliné, les mains sur les genoux, ses yeux bleus fixés sur le bassin d’eau. Rhinocéros, plus grand, venait de s’agenouiller dans le mélange d’herbes brunes couchées, de traces de neige et de pousses vertes.

On dépassait la mi-avril.

La petite vallée se renouvelait, fraîche, tranquille, parsemée de denses boisés d’épinettes, de sapins, de mélèzes, de pins qui alternaient avec des clairières dont la superficie diminuait au fil des années.

Les deux adolescents, à l’orée de l’un des nombreux boisés de la vallée, surplombés par des conifères, regardaient l’eau de source changer doucement de couleur dans le bassin naturel où elle s’accumulait.

Une petite créature humanoïde, svelte, nue, orangée et qui devait faire une cinquantaine de centimètres de hauteur, y nageait en provoquant dans l’eau des effets de couleurs, parfois d’iridescences.

– Elle est venue vers moi pendant que je creusais près du village plus haut, dit Rubens en tournant un moment sa tête frisée vers Rhinocéros. Je creusais autour d’une racine de bardane. Mais la terre est encore trop dure, trop gelée…
– T’as pas besoin de creuser comme ça, tu peux…
– Cornevrille dit de pas utiliser les pouvoirs quand on peut faire les choses avec son corps, dit Rubens qui fixait de nouveau la créature qui nageait et s’ébattait dans le bassin…
– Oui, oui, je sais, dit Rhinocéros. Le pouvoir descend dans le corps et…
– Ou il faut que ça vienne spontanément, dit Rubens.
– Oui, je sais, je sais…
– J’ai arrêté de creuser autour de la racine, dit Rubens, je me suis levé pour partir. J’ai senti sa chaleur des cuisses jusqu’aux pieds, je me suis tourné, elle était là, autour de la racine, la chaleur venait d’elle évidemment, elle sortait de terre, les mains sur la couronne. Elle riait…
– Elles rient toujours…
– Elle m’a suivi jusqu’ici, dit Rubens.
– Les mains sur la couronne, tu disais?…
– Sur la couronne de la racine, dit Rubens. Elle sortait de terre… Elle en avait partout…
– Elle est vraiment jolie, dit Rhinocéros. Tu crois qu’elle est sourde?
– Non, elle entend, dit Rubens… J’ai craint un moment qu’elle ne lance du feu et…
– Elles font ça si tu les agresses… Tu l’appelles comment?…
– Héra…
– Pourquoi?
– À cause de Héraclite, dit Rubens…
– Héra… quoi…?
– … “Clite”, répéta Rubens… Ma mère m’a dit que c’est un philosophe grec. Ancien temps. Toujours vivant. Ma mère lisait un petit livre, hier, elle m’en a lu des bouts. Elle m’en a parlé un peu. J’ai pensé à lui dès que j’ai vu Héra…
– Pourquoi?…
– Ah, ça…?!? fit Rubens un moment pensif.
– C’est un drôle de nom, dit Rhinocéros.
– Tu peux parler, dit Rubens.
– Moi, c’est normal, dit Rhinocéros en tournant la tête vers Rubens.

On voyait son front.

– Pourtant, Cornevrille c’est pas ta mère, dit Rubens avec un sourire en coin…

Rhinocéros le coupa.

– Cornevrille est la Mère de tous ici, dit Rhinocéros…

Rubens hocha la tête, d’accord.

– Moi, c’est normal qu’on m’appelle comme ça, dit Rhinocéros le bicorne, mais elle, tu lui a pas demandé comment elle s’appelait?
– Non, dit Rubens. Tu les connais, on les entend à peine. Elles ont presque pas de voix…
– C’est faux, dit Rhinocéros. Moi je les entends très bien, je suis pas le seul.

Rhinocéros attira l’attention de la petite créature svelte, rapide, qui nageait toujours dans le bassin naturel bordé de terre, de neige résiduelle, de pousses vertes qui perçaient à travers les herbages bruns de la vallée que l’hiver qui finissait avait couchés.

– Hé…  Jolie… Jolie…

La petite créature se tourna vivement en levant la tête vers Rhinocéros. Elle nageait sur place dans l’eau glaciale de la source.

– Comment tu t’appelles? demanda Rhinocéros.
– Héra!, entendit Rhinocéros.

La petite créature s’immergea immédiatement et se mit à nager vivement en rejaillissant et en replongeant comme une dauphine, provoquant parfois des montées de vapeurs pâles qui disparaissaient aussitôt.

– Qu’est-ce qu’elle a dit? demanda Rubens.
– T’as vraiment des problèmes d’ouïe, dit Rhinocéros…
– C’est quoi son nom? C’est quoi le nom qu’elle t’a dit?…
– Oh, ça va…, dit Rhinocéros… Elle a dit “Héra”…

Rubens pouffa de rire.

– Je t’avais dit! J’avais raison!  Je t’avais dit qu’elle s’appelait “Héra”.
– Elle a dit “Héra” parce que tu avais dit “Héra”, dit Rhinocéros. Elle répète, tu le sais.
– Pas toujours, dit Rubens, pas toujours… Elles répètent souvent pour te faire croire que c’est tout ce qu’elles peuvent faire, mais c’est faux. Elles sont complexes, elles jouent.

Rhinocéros regardait nager la créature.

Le bassin d’eau glaciale, que la source, toute proche, alimentait, était à peu près circulaire et devait mesurer environ trois mètres de diamètre.

– Qu’est-ce qu’il dit? demanda Rhinocéros.
– Qui?
– Le philosophe, ton “Héraclite”?
– Le philosophe? J’sais pas, dit Rubens. C’est ce qu’on a écrit sur lui, surtout…
– Tu veux dire?
– On a beaucoup écrit sur ses bouts de textes, dit Rubens.
– Ses bouts de textes?…
– Oui, dit Rubens. C’est des bouts de textes qu’on a de lui, ça fait trois ou quatre pages en tout. On a beaucoup écrit sur ses bouts de textes.
– Pourquoi? demanda Rhinocéros.
– Tu demanderas à ma mère, dit Rubens.

Les deux jeunes gens contemplaient Héra et se parlaient sans se regarder.

Héra ne cessait de nager dans l’eau froide. Infatigable. Ses mouvements, délicieusement séduisants, coloraient l’eau d’un mauve rougeâtre. Une couleur indéfinissablement douce. Héra devait faire quarante-cinq, cinquante centimètres de hauteur. Sa peau était orangée et tirait légèrement sur le rouge par endroits, comme ignée. Chevelure rousse. Visage rieur. Toujours rieur. Petits yeux brillants.

– On a écrit des masses de commentaires sur des bouts de phrases qu’on a trouvé de lui, dit Rubens…
– Lui…?
– Héraclite… Moi c’est les oreilles, toi c’est la mémoire…
– Non, c’est l’attention qui glisse, j’étais distrait…

Rhinocéros contemplait Héra.

– Il a écrit des trucs comme quoi? demanda distraitement Rhinocéros.
– J’sais pas…, dit Rubens. Eh… Ah! “L’univers, c’est du feu…”, je pense, “du feu bien dosé”, tu sais…
– Ah…
– … Et puis… Le… “Le roi du royaume, c’est un enfant”, quelque chose comme ça… Regarde, elle a arrêté de nager. Elle nous sourit!

Rubens souffla un bisou du bout de ses doigts vers Héra. Elle répondit par une bouffée de chaleur. Rubens se sentait fondre.

– Elles sourient toujours, dit Rhinocéros.

Ces petites créatures étaient peu nombreuses mais il y en avait plus maintenant que lors de l’immigration de Rubens et de sa mère sous la “coupole”, une dizaine d’années auparavant. Certaines de ces petites créatures avaient les cheveux vert foncé. Les rousses comme Héra étaient plus rares. L’eau froide avait aplati ses cheveux sur ses tempes. Il y avait des mâles aussi, mais plus rares, au tempérament plus complexe.

Rhinocéros se tourna vers Rubens.

– “Le roi du royaume”, c’est un pléonasme…
– Hein? fit Rubens, de nouveau captivé par les jeux de Héra qui avait replongé et nageait de plus belle.
– Un pléonasme, dit Rhinocéros. C’est ta mère qui m’a expliqué ça, le pléonasme…
– Ma mère aime les vieux livres…
– … Un roi, ça règne sur un royaume, c’est sûr, dit Rhinocéros. Quand tu dis “le roi du royaume”, tu fais un pléonasme…
– T’es sûr? Le roi, c’est le roi de son royaume, non?…

Rhinocéros haussa les épaules, pencha un peu la tête vers l’arrière, regarda le ciel un moment, secoua ses cheveux blonds.

– Non… Le roi c’est le royaume… Et le royaume, c’est le roi… “Roi du royaume”, ça veut dire “maître de soi-même”, dit Rhinocéros en regardant de nouveau Héra et le bassin d’eau… Oublie le pléonasme, sinon tu diras plus jamais rien, on en fait toujours… Essaie de saisir… Roye-yôme… Travaille le mot, “yôme”, “ôme”, c’est le prolongement de “roye”… C’est simple. Dans un vrai royaume, partout où tu vas, t’es toujours en présence du roi et de quelquechose qui vibre, ôme, tu peux entendre… Tout est royôme… T’es royôme, et Héra, et l’eau, les épinettes, les…

Les longs cheveux blonds de Rhinocéros brillaient, lisses, sur sa tête, ses épaules, ses oreilles, ses joues.

– Dans le moment, là, maintenant, c’est royal, dit Rhinocéros. C’est toujours royal. Le roye est partout. Cornevrille dit que tout est mektoub
– Comme ma mère, elle dit la même chose…
– … Tout est écrit, tout peut se lire, c’est ça que ça veut dire, “mektoub”, tout s’écrit tout le temps, c’est ça aussi que ça veut dire, c’est pas écrit-fini, c’est écrit-mouvant, c’est écrit-devenant, tout le temps…
– Hum…, murmurait Rubens qui n’écoutait pas ou écoutait mal, fasciné par Héra.
– …Le roye s’écrit lui-même tout le temps, on est ses histoires, on les vit, on peut les lire aussi, on peut écrire avec lui aussi, en même temps, on peut se laisser écrire inconsciemment, consciemment… C’est comme ça de toutes façons, ça scribe tout le temps, l’univers entier est scribé tout le temps…
– Des fois le scribe arrête d’écrire, dit Rubens, et… kaput!…

On voyait la corne nacrée ornant le front de Rhinocéros, lisse, blanche, tachetée de minuscules points noirs, et à la lisière des cheveux, une autre protubérance, une autre corne, très courte.

– Le royaume est inconnu du monde, dit Rubens. C’est Cornevrille qui dit ça…
– Faut interpréter… Le royaume, c’est la connaissance constante qui s’écrit tout le temps, comme en ce moment…
– Je t’entends mal, dit Rubens qui contemplait les jeux de Héra…

Rhinocéros éclata de rire.

– Rubens est en amour…
– Hum?…
– Dans ce temps-là, on entend mal… dit Rhinocéros. Je te disais que le royaume est inconnu du monde mais pourtant il est dans le monde, le monde est en lui, le monde est lui, mais…
– Oui, oui…
– Bof…

Les deux ados s’oubliaient, charmés par Héra.

Le ciel était presque blanc.

Dans la “coupole”, le “sanctuaire”, le ciel était toujours plus pur et la lumière plus claire. On devenait parfois, tout simplement, lumière, et l’on traversait quelque part, ou nulle part, en conscience pure. Puis on redevenait. C’était comme une immense respiration où, à certains moments, dans un rythme, un jeu d’alternance, tout, absolument tout devenait possible.

Ce jour-là, le ciel était parcouru par endroits de longs filaments mauves, bleus, orangés, dont le mouvement faisait penser à des fauves, des fauves qui auraient galopé avec une ampleur lente, élégante, paresseuse.

– Cornevrille m’a dit que c’est pas l’enfant qui nait dans le royaume, dit Rubens, c’est le royaume qui…

Rubens et Rhinocéros contemplaient toujours Héra et se parlaient sans se regarder.

– … C’est le royaume qui vient de l’enfant, poursuivait Rubens comme s’il apprenait, approfondissait, en s’entendant répéter lentement, substantiellement…
– Hum…
– … C’est le royaume qui nait de l’enfant. Le royaume, c’est de l’enfant…
– Beaucoup de façons de le dire…, dit Rhinocéros distrait.

Le royaume, ou la coupole, ou le sanctuaire, couvrait la planète – et au-delà.

On ne mesurait jamais la “coupole”.

On ne précisait jamais ses dimensions.

La coupole était leur sanctuaire. On ne comptait pas, non plus, les êtres de la coupole, on ne les comptait jamais. C’était Cornevrille qui adoptait les personnes, humains, animaux, des êtres de tous les règnes, et c’était elle qui leur révélait l’existence de la coupole. Elle appelait ça: “remonter le fil de l’écrit…” – mais un grand nombre de Coupoliers étaient nés “dans” la coupole. Rhinocéros était né dans la coupole. Rubens et sa mère, eux, avaient été adoptés par Cornevrille, ils venaient de l’extérieur. La coupole libérait. Immensément. Les résidents pouvaient traverser la “paroi” invisible à volonté. Quand ils le faisaient, ils étaient invisibles aux étrangers mais pouvaient choisir d’être visibles à tous. Ou à quelques-uns. Ou à certains, choisis. Comme les chiens, les chats, les enfants, des adultes… Le temps, les époques, n’étaient pas des contraintes. Les étrangers pouvaient traverser l’univers de la coupole, mais l’essentiel de l’univers coupolier leur demeurait invisible. Imperceptible. À moins d’être adopté, et Cornevrille n’adoptait pas n’importe qui. Pour tenter de mieux dire, la “paroi” de la coupole n’en était pas une, c’était un interface de mondes, une porte de conscience et d’osmose, un “portail” encodé dans la conscience et le code révélait ses facettes avec le temps, et Cornevrille avait le pouvoir de dégager et de révéler le code dans la conscience de ceux ou celles qu’elle choisissait. Comment dire? La paroi était un épiderme sans limites… Bref, “la coupole” était la métaphore d’une réalité qu’on ne pouvait enfermer dans aucune définition. C’était peut-être un paradis.

Cornevrille était la maîtresse du charme.

Elle venait d’arriver.

Elle se tenait de l’autre côté du bassin d’eau de source.

Cornevrille regardait les deux jeunes gens.

Héra était sortie du bassin pour aller se blottir entre les pattes avant de la licorne.

Cornevrille avait un pelage brun doré, son cou semblait provenir d’une sorte de croisement entre celui d’un chevreuil, d’un cerf de Virginie et celui d’un petit cheval. Elle se tenait debout sur ses quatre pattes longues, fines, nerveuses. Du centre de son front sortait une corne torsadée, rougeâtre, tachetée de noir, contondante en son extrémité.

– On va adopter quelqu’un, fit-elle entendre de cette voix qui vibrait dans ses flancs et son cou et se réverbérait sourdement autour.

Cornevrille était impressionnante et pouvait terrifier.

– On va remonter le fil de l’écrit, dit Rubens, c’est ça?
– Oui, dit la licorne. Comme pour toi et ta mère. C’est mektoub.
– Oui, murmura Rubens.
– Nous partons maintenant, dit la licorne.

*

Une neige d’avril commença à tomber. Quelques flocons, d’abord. Mais on pouvait déjà voir au loin, à l’Ouest de la vallée, les sourcils des montagnes et les pentes se couvrir graduellement d’une sorte d’épaisse tulle blanche qui descendait en s’avançant à la verticale vers la vallée en ondulant puis en se démultipliant comme autant de hautes et longues danseuses de soie fine. Peut-être la dernière neige de la saison. Elle s’annonçait généreuse et abondante. C’était souvent comme ça avec Cornevrille. Sa présence attirait la neige. La licorne aimait la neige. Ils aimaient tous la neige. La neige les excitait.

Rubens, Rhinocéros, Cornevrille, Héra, cette dernière maintenant mollement étendue à plat ventre, confortablement, sur le dos de Cornevrille, s’acheminaient déjà depuis un bon moment vers la montagne au sommet de laquelle on pouvait apercevoir les quelques maisons du village de Zon, un village de montagne presque complètement désert. Et la neige, la neige, la neige tombait de plus en plus, le ciel était blanc. L’air était blanc. Tout était blanc partout. Dans les zones de clairières qu’on traversait on distinguait à peine les arbres aux orées.

La petite troupe arriva bientôt à l’un des sentiers qui grimpaient directement vers le village.

Elle s’y engagea.

– Pourquoi marcher? remarqua Rhinocéros.
– Pourquoi pas? murmura Cornevrille du fond de son long cou.
– On pourrait y être en une seconde, dit Rhinocéros.
– Faut pas abuser de ça, dit Rubens. On a un corps physique, hein Cornevrille?
– On ne connaît vraiment bien que les lieux où on déambule tout du long, physiquement, fit la voix de la licorne.

Cornevrille s’arrêta.

Héra s’était dressée, debout, nue, sur la croupe de Cornevrille, ses longs cheveux roux gonflés comme un énorme pouf de neige molle et luisante qui fondait doucement, plus lentement qu’elle ne s’accumulait. Héra était calme, concentrée. Héra n’avait jamais froid. Les créatures comme elles n’avaient jamais froid. Elles pouvaient plonger en intense attention. Comme en ce moment. Comme les coyotes. Une attention dense. Palpable. Héra sentait la proximité du nouvel adopté de Cornevrille.

Rubens et Rhinocéros se tournèrent vers Cornevrille et Héra.

– C’est là, là, la maison grise, dit la licorne de sa voix sourde. Là-bas. Vous voyez?

Il y avait une excitation dans la voix profonde de Cornevrille. Une émotion qui venait de loin, de très loin.

Héra, en transe, toujours debout sur le dos de Cornevrille, indiquait l’endroit en pointant élégamment dans la direction de la maison mentionnée par la licorne. Rubens et Rhinocéros ne voyaient rien. La neige qui tombait voilait tout. Ils auraient pu voir, mais ils allaient voir de toutes façons, et comme disait Cornevrille, c’était toujours mieux de pas “abuser” volontairement de “ça”.

Le petit groupe reprit sa marche ascendante.

Le quatuor déboucha bientôt dans la rue Principale de Zon.

Les quatre tournèrent à droite et avancèrent encore pendant une dizaine de minutes. On montait toujours.

L’abondante neige au sol, autour, fraîchement tombée, ne semblait ni les fatiguer ni les retarder.

La silhouette de la vieille église en bois apparut bientôt en haut de la rue Principale. Le vieux temple semblait suspendu au ciel, semblait flotter au-dessus de la neige qui continuait à tomber, quoique moins abondamment depuis quelques minutes.

La petite troupe continua d’avancer.

Les quatre se trouvèrent bientôt devant la maison grise, à mi-chemin de l’église.

– On va quand même pas sonner, dit Rhinocéros.
– Non, bien sûr, dit Cornevrille.

Sa voix riait.

Ils se retrouvèrent instantanément à l’intérieur d’une chambre.

– Approchez, dit Cornevrille.

Ils se retrouvèrent tous les quatre derrière un homme aux cheveux longs, blancs, abondants, attablé devant un ordinateur. C’était un petit ordinateur portable, un thinkpad auquel l’homme avait branché un vieux clavier détachable, de ceux que l’on branchait anciennement aux ordinateurs de bureaux. Le portable était ouvert, l’écran était allumé, l’homme tapait sur les touches du clavier. Il écrivait.

– Il aime la forêt, dit Cornevrille. Il veut finir ses jours en forêt, quitter son corps physique en forêt. C’est pour ça qu’il est venu ici. Le sentez-vous? Le touriya? Le quatrième? L’absolu? Il connaît l’absolu, c’est un roi…

Une émotion profonde, concentrée, parcourait le corps de Cornevrille et vibrait dans sa voix.

– Il sait qu’on est là? demanda Héra.
– Oui. Il le sait plus que n’importe qui au monde ne pourrait le savoir.
– Il le dit pas. Il le montre pas.
– C’est faux…, murmura Cornevrille de la profondeur de ses flancs. Faut observer. Vous apprendrez…

Rhinocéros se pencha au-dessus de l’épaule de l’homme qui écrivait toujours.

– … Mais il n’a pas la vision subtile, dit Cornevrille. Étonnant… Il ne l’a pas vraiment cherchée non plus… Je veux la lui donner… Plus tard…

L’homme les sentait autour de lui. Rhinocéros, Rubens, Héra, commençaient à leur tour à sentir combien l’homme qui écrivait, combien le vieux scribe concentré éprouvait leur présence. En même temps, l’homme ne les “voyait” pas – mais il n’en souffrait pas, il n’en éprouvait aucune frustration. S’il avait voulu, il les aurait “vus”. Plus fondamentalement, il les savait. Et il jouait. C’était beaucoup, c’était l’essentiel, son coeur était sage.

Rhinocéros se mit à lire à l’écran, par dessus l’épaule du scribe. Rubens aussi.

Héra sauta sur la table, s’approcha de l’écran, puis se tourna vers la licorne en haussant les épaules comme pour dire qu’elle ne comprenait pas.

– Tu ne sais pas lire, dit Cornevrille. Si tu le veux la mère de Rubens peut te montrer, je t’ai déjà dit.
– Ou lui, dit Héra en indiquant le scribe.

Elle vint immédiatement se poster tout près du coude droit de l’écrivain. De sa main gauche, l’écrivain massa doucement son bras droit comme pour caresser la main de Héra. Puis se remit à taper du bout des doigts sur les touches du clavier. Rubens et Rhinocéros lisaient, au fur et à mesure. Et plus ils lisaient, plus ils étaient étonnés. Et plus ils lisaient, et plus ils pénétraient en transe. Et plus ils lisaient, et plus ils lisaient avec avidité, suspendus à chaque caractère, chaque mot, chaque phrase qui apparaissaient à l’écran. Chaque rythme de touche battait en eux, sans transition, d’un rythme intime, pénétrant, chaud.

– Il… Il nous crée…, murmura Rhinocéros ému, en continuant à lire.
– Oui, dit Cornevrille. C’est comme ça qu’il nous voit.
– Il ne nous voit pas…, dit Rubens.
– Il nous crée, murmura encore Rhinocéros… Il s’appelle comment?…
– Il nous voit à travers son pouvoir de scribe, dit Cornevrille à Rubens, il nous voit, il est nous, il devient avec nous à travers la chaleur, le feu des touches, la vie des mots, la vitalité des signes. Nous faisons partie de lui et il fait partie de nous. Vous changez le “r” de place, vous le permutez, vous avez “patrie”… Il va bientôt se voir avec nous et nous voir encore mieux. C’est un ami, on se connaît depuis très, très longtemps, il était revenu, il était proche, je le savais, c’est un vrai scribe, vous allez voir, il crée des mondes, il attire des mondes, il en éloigne, vous allez voir, il joue avec, on va connaître d’autres mondes, avec lui ça devient possible, dès qu’il écrit, la réalité apparaît et se met à battre…
– Cornevrille est en amour, murmura Rhinocéros. C’est quoi son nom?
– Demande à Héra, fit Cornevrille.
– À Héra?
– À moi?, fit Héra.
– C’est une histoire vieille comme la Terre, dit Cornevrille.
– J’aime bien ce type, dit Rhinocéros.
– Ouais, dit Rubens. Moi aussi…

Ils ne cessaient de lire, concentrés.

L’homme continuait à taper sur les touches du clavier.

Les caractères continuaient à apparaître à l’écran. Comme des points de flammes.

Héra ondulait debout sur la table au son des touches.

Cornevrille murmurait l’écriture au fur et à mesure qu’elle apparaissait dans l’écran:

… Rubens, Rhinocéros, penchés au-dessus de l’épaule du scribe, fascinés, ne cessaient de contempler les caractères, les mots, les phrases qui apparaissaient comme des sortes de magies lumineuses. Grâcieuses. Cornevrille prononçait les mots du fond d’elle-même… Rhinocéros aussi. Rhinocéros, Rubens, Héra entendaient, se fondaient, s’entrecroisaient dans la voix sourde de Cornevrille, comme si elle émanait du scribe, une voix comme un velours profond, sans limites précises, un plaisir indescriptible, une réjouissance, une bonne humeur: “Dorénavant… tu nous verras… quand tu viendras dans la… vallée, murmura… Cornevrille…”

– “…murmura… Cornevrille”, fit Rhinocéros en lisant.

Rubens aussi.

Héra soudain s’arrêta, regarda tout le monde autour d’elle avec ses petits yeux brillants.

– Il s’appelle comme moi…, murmura-t-elle, ravie, il s’appelle Héra…

– Héraclite, dit Rubens…

– C’est moi, dit Héra, ravie… Lui, c’est moi…

“Tu nous verras parce que tu nous aimes”, poursuivait la licorne en lisant les mots qui créaient…

Le scribe les savait. Son coeur était totalement en eux. Ses doigts glissaient doucement sur le clavier, sans presque y toucher. Il s’était levé. L’histoire le traversait, s’écrivait, sans écran, sans clavier, par lui… Il était dans la forêt. Il était dans la vallée. Il était près de la source. Il tendait sa longue main à Héra qui s’approchait de lui dans l’eau et touchait, ignée, trempée d’eau glacée, les doigts du scribe…

“Nous savons que tu sais,” murmurait Cornevrille, en absorbant, en s’absorbant sans fin dans le scribe, “tu es partout, tu as toujours été, partout, je te retrouves, la chaleur, le feu toujours vivant, migrant de mondes en mondes, toujours enfant, on ne se quitte plus, cette fois tu vas rester, je sais, tu vas rester, je sais, c’est reparti, tout va se désintégrer, d’un coup, et se recomposer autrement, d’un coup, et on va continuer…”

 

Saint-Zénon – 2003, 2010


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