Crassus le Gigueur, musicien d’armée
Crassus le Romain, de sa lyre,
tire des sons équivoques.
D’aucun disent qu’ils sonnent creux; d’autres, qu’ils sonnent mercenaires;
D’autres, qu’ils sont crasseux, les sons romains de la lyre guerrière.
Dans le sang des guerres de riches,
Crassus marche et sa fortune le suit.
Crassus est musicien d’armée.
Crassus, faut dire, est plutôt bien payé.
Sa lyre, qui crisse étrangement, donne à tous les soldats
une sorte de goût hypnotique et brutal
de trancher, de découper, de tuer, de faire très mal.
Mais hier,
je vais vous dire,
Crassus, il a vomi.
Crassus est épuisé.
D’une main, il tient sa lyre,
dont il joue avec le pied. Car de l’autre main il tient sa bourse trop lourde
et en tire les cordons qu’il serre à pleines dents.
Tout le temps.
Crassus est épuisé.
S’il jette sa lyre, on le tuera.
S’il garde sa bourse, il en mourra:
l’or qui la leste l’unijambise et l’épuise.
Crassus, musicien d’armée
n’avance qu’à cloche-pied.
Mais hier,
je vous dis,
Crassus,
il a vomi.
Et aujourd’hui, Crassus, il a choisi.
Il a jeté sa bourse pleine d’or.
Maintenant,
Crassus n’avance plus à cloche-pied.
Il a les deux pieds bien par terre.
D’une main, il tient sa lyre.
De l’autre, il pince les cordes.
Ça va mieux!
De ses deux pieds, il tape au sol
tout en pinçant sa lyre;
de ses deux pieds il tape au sol,
il gigue,
dans la poussière,
dans la boue de sang,
il tape, il gigue,
comme un enfant,
c’est excitant, ça vibre.
Les sons girent et giguent.
Les pieds suivent et martèlent.
Les soldats sont ravis.
Mais une sorte de rage imprévue venue des tréfonds de la terre
monte soudain en Crassus.
C’est comme un vin divin, une secousse intime
qui ondule en lui comme un gigantesque python
et qui semble répondre
à l’appel de ses vigoureux tapements de pieds.
La gigue, on le sait, est un mystère trépide.
Le rythme de la gigue souvent fait des ravages.
Crassus a découvert
sans le vouloir
la puissance irrésistiblement rédimante
des ondes sismiques de la lyre,
la puissance des ondulations invincibles et rythmées
qu’engendre au plus profond des sols
l’art secret, l’art libre, l’art dru,
l’art subversif des résonnances.
Les soldats avancent en chantant.
Il faut le redire, les soldats sont contents.
Et c’est à ce moment
qu’advient l’étonnant
coup du destin.
(D’être content ou ravi,
ne change pas le destin.)
(Et quand surgit le choc en retour, disons-le, c’est pas du satin.)
Une rage montant de terre
jaillit
en rugissant.
Une rage qui monte de terre
et qui ouvre le sol
d’un coup, avec un craquement terrible, sur dix mille coudées,
et qui enfourne,
enfourne,
enfourne la totalité de l’armée.
Ouô.
Crassus n’en revient pas.
Moi non plus.
(Le lecteur, ici, voit, comme moi,
que Crassus, sans penser, s’est accroupi,
certainement pas pour faire pipi – en tout cas, pas rien que pour ça.
Ajoutons qu’on peut voir, de profil,
sa mâchoire décoller vers son cou;
c’est un moment étonnant, dramatique et subtil
qu’on peut illustrer à son goût.)
Maintenant il pleut, et la pluie équivoque
confère, à la musique univoque,
de Crassus, vagabond lyrique en loques,
d’étranges accents goulinants qui provoquent
des soubresauts sismiques et des écroulements d’époques.
Crassus n’a plus d’armée à lyrer.
Crassus n’est plus
un musicien d’armée.
Eh oui : Crassus, le bougre, il a détruit l’armée.
( Oui, quand on y pense, la bouche s’entrouvre; et même : la mâchoire pend.
Admettez, c’est quand même un évènement marquant.
On n’en a pas parlé à la télé?
On parle parfois de quelquechose à la télé?)
Crassus, il n’en revient pas, il bée
de toute la bouche, et de tout l’être, ainsi que d’ailleurs,
comme plus haut mentionné.
Il dodeline de sa grosse tête sale et pleine de grâce
en tapochant doucement du pied la peau du sol détrempé.
Crassus ne comprend pas mais il sait:
il sait qu’il fête et qu’il ne comprend pas.
Crassus, depuis, poursuit sa marche, en loques.
Il se dirige, avec sa lyre, vers notre époque.
Il se cherche une armée. Ça lui manque. Il aime ça.
Il se cherche une armée, une grosse, une énorme.
Une énorme armée pour lui ouvrir une craque,
une énorme de craque, encore plus terrible et plus large.
Il veut une autre armée, contentée, à enterrer.
Ses pieds giguent sur l’abîme du temps.
Ses doigts pincent des codes conscients.
Les sons coulent comme des êtres vivants.
Les sons percent comme des diamants.
Pas à dire, Crassus est un type épatant.
Pour sûr que Crassus, c’est un type touchant.
C’est sûr, j’ai pas écrit tout ça pour du vent.
Oui, c’est sûr, Crassus est un gars marrant.
C’est sûr, Crassus va redevenir un enfant.
C’est sûr.
Crassus a trouvé son chant.

Illustration pour « Le Flûtiste Bariolé de Hamelin » (The Pied Piper of Hameln), le conte des frères Grimm. Ce serait la plus ancienne illustration connue du conte. Elle figure sur un vitrail de l’Église du Marché de Hameln, en Allemagne. Illustration attribuée à Augustin von Moersperg. Elle daterait de 1592.
© Copyright 2008 Hamilton-Lucas Sinclair (Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe), cliquer
J’ai écrit l’histoire entre 2002 et 2006. J’étais plus souvent dans le bois qu’entre des murs. L’histoire de Crassus le Gigueur me fait parfois penser à certaines fables de Lafontaine. Mais elle me rappelle surtout le conte de Grimm, Le Flûtiste bariolé de Hamelin (The Pied Piper of Hameln). Après avoir écrit l’histoire, j’ai réalisé que c’était un thème analogue. Mais c’est pas la même histoire. Et Crassus ne joue pas de la flûte mais de la lyre.
Note: Crassus se dirige vers notre époque. J’ai découvert des crassussistes qui s’entraînent en attendant le maître et semblent se préparer mentalement à la vraie chose :
Oeuvres de fiction de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki ) qu’on trouve sur ce blog :
Le Cassé, la novella, avec les nouvelles; la vraie version originale et intégrale, la seule autorisée par l’auteur.
Le Crayon-feutre de ma tante a mis le feu, nouvelle. — L’Agonie d’un Chasseur, ou Les Métamorphoses du Ouatever, novella. – La Naissance d’un Sorcier, nouvelle.
C’est Der Fisch qui a détruit Die Mauer, nouvelle. — Émile Newspapp, Roi des Masses, novella. — Et Paix sur la Terre (And on Earth, Peace), nouvelle.
L’histoire du vieux pilote de brousse et de l’aspirant audacieux, nouvelle – Le beau p’tit Paul, le nerd entêté, et les trois adultes qui disent pas la même chose, nouvelle
La chambre à louer, le nerd entêté, et les quinze règlements aplatis — La mésange, le nerd entêté, et l’érudit persiffleur
Loup Kibiloki ( Jacques Renaud ) : La Petite Magicienne, nouvelle; La Licorne et le Scribe, nouvelle.
Beaucoup de poèmes de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki )
Sur Le Cassé de Jacques Renaud, des extraits de critiques
Jadis, la liberté d’expression régnait dans ma ruelle, ou La ruelle invisible
Le Cassé de Jacques Renaud : le vrai, le faussé, le faux (A-t-on voulu détruire la carrière de l’auteur ?)
And on Earth Peace, Le Cassé, le joual, Jacques Renaud (Sur Jacques Renaud, l’époque du Cassé, le “joual”.)
Loup Kibiloki ( Jacques Renaud ) : Plusieurs suites poétiques de Loup Kibiloki ( Jacques Renaud ) – Beaucoup de poèmes de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki ) – Des poèmes à Shiva – Des histoires, des comptines, des contes. En prose ou en versets libres. Parfois bizarres, parfois pas. – Toutes les terrasses du monde s’ouvrent sur l’infini. On va prendre un café ensemble. Poème. « Toujours, tu rencontreras Rimbaud dans les rues vermillonnes et safranées de Marrakech … »
Suites poétiques, Loup Kibiloki ( Jacques Renaud ) : Les Enchantements de Mémoire – Sentiers d’Étoiles – Rasez les Cités – Électrodes – Vénus et la Mélancolie – Le Cycle du Scorpion – Le Cycle du Bélier – La Nuit des temps – La Stupéfiante Mutation de sa Chrysalide
Un chic chat dans l’coma – Un ballon dans un cochon — Elle a trop bu de jus d’ tortue
Le miracle de l’écrivain dans l’donjon – Petit Matou (paroles pour chanson de plage et d’été, tendre, kétaine et rythmée) – La pluie, de ses dents rondes et bleues – Filez, filez, ô mon navire – (poème qui se chante) (et bateau d’avril)
Un coup bavant du Grand Avide, ou Kafka aurait pu l’dire
La Fable de Crassus le Gigueur, ou comment ouvrir la terre sous les armées – Le Cliquetis de la croquignole — La logique est une muette qui ne cesse de nous faire signe – La soeur d’Absalon, ou le ciel et l’enfer interdits aux comiques
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