Monologue de l’âme-soeur. « Des armées de doigts tors qui vous sarclent et vous traînent. »

Tableau de Caspar David Friedrich : Lever de Lune sur la Mer, Moonrise over the Sea, Mondaufgang am Meer, 1822.


 

Quelque chose en moi parle comme un ondoiement surgissant.

L’air comme un sel et comme un miel,
joue sur ta langue et sur la mienne
pendant que l’enfant libre joue dans les bois du plaisir.

Je cours dans les bois prévenir les guérisseurs
et le chien roux Saint Gilles qui attendrit le coeur de l’inquisiteur.

Je crie parfois dans la foule pour qu’on ne heurte pas l’aveugle
mais il voit et je sais mais il faut pourtant que je crie mes mots à la foule.

C’est un jeu entre Saint Gilles et moi.

Mais partout, dans des mondes, des sarcleuses, des harceleurs, des harceleuses enchaînent;
avec leurs milliards de doigts tors elles vous sarclent et vous traînent.

Il ne faut pas trahir d’une ligne
quand tout se ré-écrit.

Quand tout est ré-écrit,
on ré-écrit.

Tu trahis souvent des lignes,
cela me lacère et m’enchaîne.

Des cataclysmes possibles?

Ré-écris en suivant la vague et la spirale des cycles qui se dédoublent à l’infini.

Qui dit?

Je suis par ta bouche, tes mains,
et par les mots que tes doigts tracent.

Partout, dans leurs mondes, les harceleuses, les harceleurs vous enchaînent;
avec leurs milliards de doigts tors ils vous sarclent et vous traînent
par les cheveux,
ils s’infiltrent en tout,
ils calculent le prix de vos prises de bec,
de vos ongles crasseux,
de vos ampoules aux pieds.

Je suis liée au linéaments qui courent sur la feuille.
Je suis comme un feu qu’une loupe concentre sur le papier.
Je suis becquetée de feu
qui fait craquer l’oeuf engrossé d’attention, de chaleur et de temps.

Les paysages s’enfoncent,
m’enchantent, m’imprègent, me diffusent renouvelée dans l’étendue.

Quelque chose en moi parle.

Je prie le soir.
La parole devient une effluve d’eau douce qui court et monte et file
et que le ciel absorbe où parfois je tourbillonne et file aussi avec toi.

Comme un ondoiement surgissant.

Je glisse sur la mer,
je jouis dans les labyrinthes et les jardins,
je visite le vivant cercueil de Dieu caché dans le granite
et que reflètent les sourires irisés des ruisseaux.

Dans les coulisses de l’astral,
un cri me frappe.
C’est toi qui psalmodies.
Tu parles,
tu hurles,
puis tu psalmodies.
Ce chant,
un matin,
me prend par surprise.

Je me meus, carminée, nimbée de bleu.
L’innocence en ma chair a grandi.

Partout, dans leurs mondes, les harceleuses, les harceleurs, vous enchaînent;
avec leurs milliards de doigts tors ils vous sarclent et vous traînent
par les cheveux,
ils s’infiltrent en tout,
ils calculent le prix de vos prises de bec,
de vos ongles crasseux,
de vos ampoules aux pieds,
de vos gerçures,
de vos chevilles déchirées par les fers,
de vos cravates, de vos ismes, de vos cols fardés,
de vos totems dressés sur la pelouse.

Alors ils vous facturent tout ça
et vous font tout payer.

La nuit, je ferme les yeux dans la lumière.

Je suis la corneille.
La lèpre.
La belle heurtée par la bielle, morte et déjà revenue, encore guérie de part en part.
Ils n’extermineront jamais la divine enfance.

Où suis-je allée par ces allées de fer?
Où suis-je allée par ces réseaux d’enfer?

J’ai mémoire de la percée des fusées aquatiques
qui montaient et monteront encore
dans le désastre qu’elles sèment dans les cieux.

Le miel monte en mon sein comme un germe.
Comme une rose qu’a souillée le matin
et la souillure était satin.

Le pourquoi des roses est le sel.
Pourquoi pas l’ail? Explique.

Le puritain court vers la mer,
l’empoisonne
et sème la mort
au plus profond des rives.

Il a fallu semer des bardanes,
des rosiers sauvages aux fleurs vineuses.

Partout, dans leurs mondes, les harceleurs, les harceleuses, vous enchaînent;
avec leurs milliards de doigts tors ils vous sarclent et vous traînent
par les cheveux,
ils s’infiltrent en tout,
ils calculent le prix de vos prises de bec,
de vos ongles crasseux,
de vos ampoules aux pieds,
de vos gerçures,
de vos chevilles déchirées par les fers,
de vos cravates, de vos ismes, de vos cols fardés,
de vos totems dressés sur la pelouse.
Alors ils vous facturent tout ça
et vous font tout payer
puis vous assassinent
en perçant d’une aiguille à poison,
une à une,
chaque cellule d’os,
de chair,
de sang
dont vous ne savez rien
parce que rien n’a voulu que s’éveille en vous
le génie du lire-les-yeux-fermés
jusque dans les replis les plus cachés du corps.

L’innocence a mûri dans la chair
et la chair cède à son miracle.

Tu connaissais le corps des femmes.
Le mien s’est attendri d’un âge à l’autre.

Qui me rendra la course du monde?
Quand reviendront le cru,
le gracieux,
l’ardent?

Mes rides te transcrivent sur ma face.
Ils racontent l’histoire du monde.
Lis.

Il ne faut jamais cesser d’apprendre à lire.
Les alphabets sont myriades et nous les savons déjà tous.

Il n’y a plus qu’à les laisser s’éprendre de nos esprits,
il n’y a plus qu’à nous laisser irriguer par l’i.

J’ai tant mis d’enfants au monde,
arquée sur le défi du temps.

Ton cri s’éveille dans la pierre,
ton cri ardent,
ton cri blessé de bête,
ton cri d’amour blessé,
écrasé par le temps.

D’où me vient la parole?
Tu te décalques en moi,
je me décalque en toi,
ondoyant surgissement qui parle.

Partout, dans des mondes, des harceleurs, des harceleuses, se déchaînent;
avec leurs armées de doigts tors ils vous sarclent et vous traînent.

J’aime bercer l’enfant,
le soir,
sur mes genoux.

Doux.

Et survient la parole
comme un sel et comme un miel,
sur ta langue et sur la mienne
pendant que l’enfant libre joue toujours
dans les forêts de la joie.

Montréal 1976 – Saint-Zénon 2009-2011


La première version de ce poème avait été publiée sous le nom de Jacques Renaud, en 1979, dans un recueil de textes poétiques en prose intitulé La Colombe et la Brisure Éternité.   Le texte a été abondamment ré-écrit et j’ai donné ici au texte une forme versifiée – ça épouse et souligne mieux les rythmes.


© Copyright 1976, 1979, 2011 Hamilton-Lucas Sinclair (Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe), cliquer


« … pendant que lenfant libre joue toujours dans les forêts de la joie. »  Illustration; Forêts du monde – Forests of the World. Source: Leet Software; cliquer.


Beaucoup d’autres poèmes de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki )


Hommage au Loup Blanc.     —     Les lignes tracées par l’or et le sang traversent tous les coeurs     —    Dans son silence de soie brune, le loup-cervier


La Colombe et la Brisure Éternité    —    La Toupie, la Ballerine et le Miel.    —    La Licorne, poème venu d’une blancheur médiévale    —    Toutes les terrasses du monde s’ouvrent sur l’infini. On va prendre un café ensemble.    —     Monologue de l’âme-soeur    —    Lettre d’eau ou J’ai assez vécu pour savoir combien j’ai voulu être ici    —      Vague de mémoire. Petit tableau d’été.      —   Du commencement à la fin ou L’Oupanishad de l’ Ignorance    —   From Beginning to End or The Ignorance Upanishad


Loup Kibiloki ( Jacques Renaud )  :    Plusieurs suites poétiques de Loup Kibiloki ( Jacques Renaud )   –  Beaucoup de poèmes de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki )  –  Des poèmes à Shiva –   Des histoires, des comptines, des contes.  En prose ou en versets libres.  Parfois bizarres, parfois pas.

Suites poétiques, Loup Kibiloki ( Jacques Renaud )  :   Les Enchantements de Mémoire  – Sentiers d’Étoiles  –  Rasez les Cités  –  Électrodes  –  Vénus et la Mélancolie  –  Le Cycle du Scorpion  –  Le Cycle du Bélier  –  La Nuit des temps  –  La Stupéfiante Mutation de sa Chrysalide


Edith Piaf censurée au Québec : l’origine védique du mot et du concept de «Dieu»  –  Le Règne de la quantité et les signes des temps de René Guénon  –   Rimbaud, le Bateau ivre, et un « lapsus-coquille » : Je est autre.


Arrêtez de raser les parterres et de massacrer les plantes sauvages. Plus de 500 espèces de plantes en danger au Québec.     –    Terrorisme domestique et destruction de potagers par les municipalités : Aux profits de quel lobby ?   –   Un jour, la prison de verre volera d’elle-même en éclats …


Jacques Renaud, ouvrages de fiction en ligne, novellas, nouvelles, des notes biographiques.


Blogsurfer.usIcerocket

About Jacques Renaud

Écrivain.
This entry was posted in Poésie and tagged , , , , , , , , , , , , , , , . Bookmark the permalink.

Leave a comment