Aurobindo et la réincarnation : La renaissance et les autres mondes; le karma, l’âme et l’immortalité.

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« Même si la science — qu’elle soit physique ou occulte — découvrait les conditions ou les moyens nécessaires pour que le corps puisse survivre indéfiniment, et que le corps ne puisse néanmoins s’adapter pour devenir un instrument adéquat exprimant la croissance intérieure, l’âme trouverait alors un moyen de l’abandonner et de se réincarner. Les causes matérielles, physiques de la mort ne sont pas sa seule ou sa vraie cause ; sa raison la plus profonde est une nécessité spirituelle, pour l’évolution d’un être nouveau. » — ( Sri Aurobindo, La Vie Divine, Livre Deux, Deuxième Partie, chapitre 22; le texte de cette citation est celui de la note d’Aurobindo en fin de chapitre. )

Le texte qui suit, un chapitre extrait de La Vie Divine de Sri Aurobindo, porte essentiellement sur la réincarnation – qu’Aurobindo préférait appeler «renaissance» («rebirth»). La traduction française de ce chapitre est attribuée à Archaka (Alexandre Kalda); c’est le chapitre 22 de la deuxième partie du livre 2, chapitre intitulé La renaissance et les autres mondes ; le karma, l’âme et l’immortalité (Rebirth and Other Worlds; Karma, the Soul and Immortality).  Le texte du chapitre reproduit ici provient de l’Ashram Sri AurobindoTraduction française :  La Vie DivineOn peut trouver ici The Life Divine au complet dans le texte original anglais (format pdf).

On peut lire un Avant-Propos à La Vie Divine de Cristof Alward-Pitoëff, reproduit à la fin du présent texte, qui résume la genèse de La Vie Divine. Le choix des textes en exergue des chapitres de La Vie Divine est de Sri Aurobindo; la traduction anglaise des citations des Upanishads, du Rig-Veda, ou tirées d’autres textes sanskrits, est considérée comme étant également de Sri Aurobindo. La traduction française de ces citations en exergue semble avoir été exécutée en se basant sur la traduction anglaise de Sri Aurobindo.

La Vie Divine est une oeuvre considérable qui s’est élaborée, grosso modo, entre 1916 et 1940 – et au-delà semble-t-il. Sri Aurobindo est entré en mahasamadhi – il a quitté son corps physique – le 5 décembre 1950. Il était né le 15 août 1872.

Loup

 [ début de La renaissance et les autres mondes ; le karma, l’âme et l’immortalité ]

En quittant ce monde, il accède au Moi physique; il accède au Moi de la vie; il accède au Moi du mental; il accède au Moi de connaissance; il accède au Moi de béatitude; il se déplace à volonté à travers ces mondes.  — Taittirîya Upanishad, III, 10, 5.

Ils disent en vérité que l’être conscient est fait de désir. Mais de quelque désir qu’il soit issu, il est issu de cette volonté, et de quelque volonté qu’il vienne, il accomplit cette action, et quelle que soit son action, il atteint (le résultat de) cette action. (…) Son Karma [1] s’attachant à lui, il va, en son corps subtil, là où son mental se fixe; puis, parvenant au terme de son Karma, et même de toutes les actions qu’il accomplit ici, il revient ensuite de cet autre monde vers celui-ci pour le Karma.  —  Brihadaranyaka Upanishad, IV, 4, 5, 6.

[1] [ Note de Sri Aurobindo : ] L’action, karma. Selon le point de vue exprimé dans ce verset de l’Upanishad, le Karma, l’action de cette vie, est épuisé au cours de la vie dans le monde au-delà, où ses fruits se réalisent, et l’âme retourne alors sur la terre pour un nouveau Karma. La cause de la naissance dans ce monde, du Karma, du passage de l’âme à une existence dans un autre monde et son retour sur terre, se trouve tout au long dans la conscience, la volonté et le désir propres de l’âme.

Pourvu de qualités, accomplissant les œuvres et créant leurs conséquences, il récolte le fruit de ses actes ; il est maître de la vie et son voyage suit le cours de ses actes ; lui qui a la pensée et l’ego, on le connaîtra d’après les qualités de son intelligence et la qualité de son moi. Plus petite que la centième partie de la pointe d’un cheveu, l’âme de l’être vivant est capable d’infini. Ni masculine, ni féminine, ni neutre, elle se joint à tout corps qu’elle assume et dont elle fait son propre corps.  —  Shvetâshvatara Upanishad, V, 7-10.

Mortels, ils ont atteint l’immortalité.  —  Rig-Véda, I, 110, 4.

La première conclusion à laquelle nous sommes parvenus au sujet de la réincarnation, est que la renaissance de l’âme dans des corps terrestres successifs est une conséquence inévitable du sens et du processus originels de la manifestation dans la nature terrestre; mais cette conclusion suscite de nouveaux problèmes et de nouveaux résultats qu’il nous faut élucider. D’abord se pose la question du processus de la renaissance : si ce n’est pas une succession rapide, la naissance suivant immédiatement la mort du corps de façon à maintenir une série ininterrompue de vies pour la même personne, s’il y a des intervalles, cela soulève une autre question relative au principe et au processus du passage à d’autres mondes où doivent se dérouler ces intermèdes, et du retour à la vie terrestre. Une troisième question concerne le processus de l’évolution spirituelle elle-même et les mutations que subit l’âme lors de son passage d’une naissance à l’autre au cours des étapes de son aventure.

Si l’univers physique était le seul monde manifesté, ou s’il était un monde complètement à part, la renaissance en tant qu’élément du processus évolutif se limiterait à une série continue de transmigrations directes d’un corps à un autre; la mort serait immédiatement suivie d’une nouvelle naissance, sans aucun intervalle possible — le passage de l’âme serait une circonstance spirituelle dans la séquence ininterrompue d’un procédé matériel obligatoire et mécanique. L’âme n’aurait aucune liberté par rapport à la Matière, elle serait perpétuellement liée à son instrument, le corps, et dépendrait de lui pour la continuité de son existence manifestée. Mais nous avons découvert qu’il y a une vie sur d’autres plans après la mort et avant la renaissance suivante, une vie qui est la conséquence de l’ancienne étape de l’existence terrestre et qui prépare la nouvelle. D’autres plans coexistent avec le nôtre ; ils font partie d’un système unique et complexe, agissent constamment sur le physique qui est leur propre terme final et le plus bas, reçoivent ses réactions et admettent une communication et un commerce secrets avec lui. L’homme peut devenir conscient de ces plans, et même, dans certains états, projeter en eux son être conscient, et s’il le fait partiellement durant sa vie, il doit pouvoir le faire complètement après la dissolution du corps. Une telle possibilité de se projeter dans d’autres mondes ou plans d’être devient dès lors suffisamment effective pour devenir pratiquement une nécessité — cette projection suivant immédiatement, et peut-être invariablement, la vie terrestre, si, dès le début, l’homme est capable d’effectuer ce transfert, ou se produisant ultérieurement s’il n’y parvient que par une progression graduelle. Il est possible, en effet, qu’au début il ne soit pas suffisamment développé pour porter sa vie ou son mental dans de plus vastes mondes de la vie ou du mental et qu’il soit contraint d’accepter, comme seule possibilité de survivre, une transmigration immédiate d’un corps terrestre à un autre.

La nécessité d’un interrègne entre deux naissances et d’un passage à d’autres mondes résulte de deux causes: d’une part l’attraction des autres plans pour l’être mental et l’être vital dans la nature composite de l’homme, en raison de leur affinité avec ces plans, et d’autre part l’utilité ou même le besoin d’un intervalle pour assimiler la totalité de l’expérience d’une vie, pour décider ce qui doit être rejeté, et se préparer à la nouvelle incarnation et à la nouvelle expérience terrestre. Mais ce besoin d’une période d’assimilation et cette attraction des autres mondes pour les parties qui, dans notre être, sont de même nature, ne peuvent prendre effet qu’une fois l’individualité mentale et vitale suffisamment développée dans l’homme physique à demi animal. Ils ne pourraient exister avant ou seraient inactifs ; les expériences de la vie seraient trop simples et trop élémentaires pour nécessiter une assimilation, et l’être naturel trop fruste pour qu’un processus complexe d’assimilation soit en son pouvoir. Les parties supérieures ne seraient pas assez développées pour s’élever jusqu’aux plans d’existence supérieurs. S’il n’existe aucun lien avec d’autres mondes, une théorie de la renaissance, qui admettrait seulement une transmigration constante, serait donc possible ; l’existence d’autres mondes et le séjour de l’âme en d’autres plans ne feraient pas réellement partie de ce système, ni n’en seraient, à aucun stade, un élément nécessaire. On peut concevoir une autre théorie, où ce passage serait la règle impérative pour tous, et où il n’y aurait pas de renaissance immédiate; l’âme aurait besoin d’une pause pour se préparer à sa nouvelle incarnation et à sa nouvelle expérience. Un compromis entre les deux théories est également possible : la transmigration pourrait être la première règle et prévaloir tant que l’âme n’est pas encore mûre pour une existence dans un monde supérieur; le passage à d’autres plans serait une loi subséquente. Il peut même y avoir un troisième stade, comme on le suggère parfois, où l’âme est si puissamment développée, ses éléments naturels si vivants spirituellement, qu’elle n’a besoin d’aucun intervalle, mais peut immédiatement renaître pour évoluer plus rapidement, sans être retardée par un tel intermède.

Les conceptions populaires, provenant des religions qui admettent la réincarnation, abritent une contradiction dont elles n’ont eu aucun mal à concilier les termes, à l’instar des croyances populaires : d’une part la croyance, plutôt vague mais assez répandue, que la mort est immédiatement ou quasi instantanément suivie d’une autre incarnation, et, d’autre part, le vieux dogme religieux d’une vie après la mort, dans des enfers et des paradis, ou, peut-être, en d’autres mondes ou d’autres plans d’être, que l’âme a mérités ou encourus selon ses mérites et démérites dans cette existence physique ; le retour sur terre ne peut dès lors se produire qu’une fois le mérite et le démérite épuisés, et l’être prêt pour une nouvelle vie terrestre. Cette incohérence disparaîtrait si nous admettions un mouvement variable, dépendant du niveau d’évolution que l’âme a atteint au cours de sa manifestation dans la Nature ; tout dépendrait donc de sa capacité d’accéder à un état d’être supérieur à la vie terrestre. Or dans la notion ordinaire de réincarnation, l’idée d’une évolution spirituelle n’est pas explicite, elle n’est qu’implicite, dans la mesure où l’âme doit atteindre le point où elle devient capable de transcender la nécessité de la renaissance et de retourner à sa source éternelle. Mais s’il n’y a pas d’évolution graduelle et graduée, ce point peut aussi bien être atteint par un mouvement chaotique en zigzag dont la loi n’est pas facile à déterminer. La solution définitive à cette question dépend de la recherche et de l’expérience psychiques ; ici, nous pouvons seulement nous demander si, dans la nature des choses ou dans la logique du processus évolutif, il y a quelque nécessité apparente ou inhérente pour l’un ou l’autre mouvement, pour le passage immédiat d’un corps à un autre, ou pour le délai, ou l’intervalle, avant une nouvelle réincarnation du principe psychique qui prend corps.

La vie dans d’autres mondes apparaît comme une sorte de demi-nécessité — nécessité dynamique et pratique plutôt qu’essentielle — du fait même que les divers principes cosmiques sont entrelacés et d’une certaine manière interdépendants, et en raison de l’effet que cela doit avoir sur le processus de notre évolution spirituelle. Mais l’attraction, l’attirance plus puissantes de la terre ou le caractère principalement physique de la nature en évolution, pourraient s’y opposer pendant un certain temps. Notre croyance en la naissance, dans la forme humaine, d’une âme qui s’élève, et en sa renaissance répétée dans cette forme, sans laquelle elle ne peut achever son évolution humaine, repose, du point de vue de l’intelligence rationnelle, sur l’idée que le passage progressif de l’âme à des degrés toujours plus hauts de l’existence terrestre et, une fois atteint le niveau humain, la récurrence de sa naissance humaine, composent une séquence nécessaire à la croissance de la nature; une brève vie humaine sur la terre est évidemment insuffisante pour le dessein évolutif. Aux premiers stades d’une série de réincarnations humaines, durant une phase humaine encore rudimentaire, des transmigrations immédiates et fréquentes semblent à première vue possibles — la réincarnation dans une nouvelle forme humaine par une nouvelle naissance se produisant immédiatement après que le corps précédent à été dissous du fait de la rupture ou de l’expulsion de l’énergie de vie organisée, et de la désintégration physique qui en résulte et que nous appelons la mort. Mais par quelle nécessité du processus évolutif une telle série de renaissances immédiates se verrait-elle imposée? Évidemment, cette nécessité ne pourrait être impérative qu’autant que l’individualité psychique — non pas l’entité psychique, l’âme secrète elle-même mais sa formation dans l’être naturel — serait peu évoluée, insuffisamment développée, si imparfaitement formée qu’elle ne pourrait durer qu’en s’appuyant sur la continuité ininterrompue de l’individualité mentale, vitale et physique de cette vie : encore incapable de persister par elle-même, de rejeter ses anciennes formations mentales et vitales et d’en construire de nouvelles après un interlude utile, elle serait obligée de transférer aussitôt sa personnalité grossière et primitive à un nouveau corps afin de la préserver. Il est douteux que nous puissions légitimement attribuer un développement aussi totalement insuffisant à un être assez fortement individualisé pour être déjà parvenu à la conscience humaine. Même dans son état normal le plus primitif, l’individu humain n’en est pas moins une âme qui agit à travers un être mental distinct, si mal formé, limité et sous-développé que ce mental puisse être, si absorbé et emprisonné dans la conscience physique et vitale, si incapable ou si peu désireux soit-il de se détacher de ses formations inférieures. Nous pouvons néanmoins supposer qu’il y a un attachement dont l’attraction vers le bas est si forte qu’elle oblige l’être à reprendre en toute hâte une existence physique, parce que sa formation naturelle n’est pas vraiment apte à autre chose ou ne se sent chez elle sur aucun plan supérieur. Ou encore, l’expérience de la vie pourrait être si brève et si incomplète qu’elle obligerait l’âme à renaître immédiatement afin de la poursuivre. Il peut y avoir d’autres besoins, d’autres influences ou d’autres causes dans le processus complexe de la Nature, comme la forte volonté d’un désir terrestre insistant pour se réaliser; ce qui imposerait la transmigration immédiate d’une même forme de personnalité se perpétuant dans un nouveau corps. Néanmoins, l’autre processus — une réincarnation, une renaissance de la Personne non seulement dans un nouveau corps, mais dans une nouvelle formation de la personnalité — serait la ligne normale suivie par l’entité psychique une fois qu’elle a atteint le stade humain de son cycle évolutif.

La personnalité de l’âme, à mesure qu’elle se développe, doit en effet acquérir un pouvoir suffisant sur sa formation naturelle, et une individualité mentale et vitale capable de s’exprimer et assez développée pour pouvoir persister sans le support du corps matériel, et aussi pour surmonter tout attachement excessif qui la retiendrait dans le plan et la vie physiques ; elle serait assez évoluée pour subsister dans le corps subtil dont nous savons qu’il est le contenant spécifique, l’enveloppe et le support physique-subtil approprié de l’être intérieur. C’est la personne-âme, c’est l’être psychique qui survit et emporte le mental et la vie dans son voyage, et c’est dans le corps subtil qu’il passe en quittant sa demeure matérielle ; il faut donc que les deux soient suffisamment développés pour que le transit soit possible. Mais un transfert à des plans d’existence du mental ou de la vie implique aussi que le mental et la vie soient suffisamment formés et développés pour passer sans se désintégrer à ces niveaux plus élevés et pour y exister pendant un certain temps. Si ces conditions étaient remplies — une personnalité psychique et un corps subtil suffisamment développés, et une personnalité mentale et vitale elle aussi suffisamment développée —, la survie de la personne-âme, sans renaissance immédiate, serait assurée, et l’attraction des autres mondes pourrait agir. Mais cela signifierait un retour sur terre avec la même personnalité mentale et vitale, et il n’y aurait pas d’évolution libre lors de la nouvelle naissance. L’individualisation de la personne psychique elle-même doit être suffisante pour que celle-ci ne dépende pas plus de ses formations mentales et vitales passées qu’elle ne dépend de son ancien corps, mais les rejette elles aussi le temps venu et progresse vers une nouvelle formation en vue d’une expérience nouvelle. Pour rejeter les vieilles formes et en préparer de nouvelles, l’âme doit demeurer quelque temps, entre deux naissances, ailleurs que sur le plan purement matériel où nous nous mouvons actuellement ; car il n’y aurait là aucune demeure pour un esprit désincarné. Certes, un bref séjour serait possible s’il y avait des enveloppes subtiles de l’existence terrestre qui, bien que d’un caractère vital ou mental, appartenaient à la terre; mais même alors, il n’y aurait pas de raison pour que l’âme s’y attarde longtemps, à moins qu’elle ne soit encore alourdie par un attachement tout-puissant à la vie terrestre. Pour que la personnalité survive au corps matériel, une existence supraphysique est nécessaire, et cela n’est possible que sur un plan d’être propre au stade évolutif de la conscience ou, s’il n’y a pas d’évolution, dans une seconde et provisoire demeure de l’esprit qui serait son séjour naturel entre deux vies — à moins évidemment que ce ne soit son monde d’origine d’où elle ne revient pas dans la Nature matérielle.

Où se situerait donc cette demeure provisoire dans le supraphysique ? Quel serait l’autre habitat de l’âme ? Il devrait, semble-t-il, se situer sur un plan mental, dans des mondes mentaux, à la fois parce que l’attraction que ce plan exerce sur l’homme, l’être mental, déjà active pendant sa vie, doit prévaloir quand a disparu l’obstacle de l’attachement au corps, et parce que, de toute évidence, le plan mental doit être l’habitat originel qui convient à un être mental. Mais, du fait de la complexité de l’être humain, ce n’est pas là une conséquence automatique ; l’homme a une existence vitale tout autant que mentale — la partie vitale étant souvent plus puissante et dominante que la partie mentale — et, derrière l’être mental, se trouve une âme dont il est le représentant. Il y a en outre de nombreux plans ou niveaux de l’existence cosmique, et l’âme doit les traverser afin de gagner sa demeure naturelle. Dans le plan physique lui-même, ou à proximité, il semble qu’il y ait des couches de plus en plus subtiles que l’on peut considérer comme des sous-plans du physique possédant un caractère vital et mental ; ce sont des strates qui enveloppent et pénètrent en même temps, et à travers lesquelles s’effectue l’échange entre les mondes supérieurs et le monde physique. Il serait donc possible que l’être mental soit arrêté et retardé à ces niveaux intermédiaires tant que sa mentalité n’est pas suffisamment développée et qu’il se limite principalement aux formes plus physiques d’activité mentale et vitale. Il pourrait même être obligé de s’y reposer durant tout l’intervalle qui sépare deux naissances ; mais ce n’est guère probable, et ne pourrait se produire que dans le cas, et dans la mesure, où son attachement aux formes terrestres de son activité serait si fort que le mouvement naturel ascendant se verrait exclu ou entravé. L’état de l’âme après la mort doit en effet correspondre d’une façon ou d’une autre au développement de l’être sur terre, puisque cette après-vie n’est pas un libre retour ascendant après une déviation temporaire et descendante dans la mortalité, mais une circonstance normale et récurrente qui intervient pour soutenir le processus d’une évolution spirituelle difficile dans l’existence physique. Au cours de son évolution sur terre, l’être humain développe une relation avec les plans supérieurs d’existence, et cela doit avoir un effet prépondérant sur son séjour internatal dans ces plans ; cela doit déterminer la direction qu’il prendra après la mort et déterminer aussi le lieu, la durée et le caractère de l’expérience intérieure qu’il y fera.

Il est également possible qu’il s’attarde quelque temps dans une de ces annexes des autres mondes créées par ses croyances habituelles ou par le caractère de ses aspirations dans le corps mortel. Nous savons qu’il crée des images de ces plans supérieurs, qui sont souvent des traductions mentales de certains de leurs éléments, et qu’il en bâtit un système et leur donne l’apparence de mondes réels; il construit également toutes sortes de mondes du désir auxquels il attache le sens puissant d’une réalité intérieure. Il est possible que ces constructions soient assez fortes pour créer pour lui un milieu post-mortel artificiel où il peut s’attarder. En effet, le pouvoir qu’a le mental humain de façonner des images, son imagination, qui, dans sa vie physique, n’est qu’une aide indispensable à l’acquisition de la connaissance et à la création de sa propre vie, peut, à une échelle supérieure, devenir une force créatrice permettant à l’être mental de vivre quelque temps parmi ses propres images jusqu’à ce que la pression de l’âme les dissolve. Toutes ces structures sont de même nature que les constructions plus larges de la vie ; en elles, le mental traduit certaines des conditions réelles des mondes mentaux et vitaux plus vastes dans les termes de son expérience physique magnifiée, prolongée, étendue, pour atteindre un état au-delà du physique ; grâce à ce transfert, l’être emporte la joie et la souffrance vitales de l’être physique dans des conditions supraphysiques, où elles possèdent un champ plus large, une plénitude et une durée plus étendues. Dans la mesure où ils ont un habitat supraphysique, on doit donc considérer ces milieux imaginaires constructifs comme des annexes des plans d’existence du vital ou du mental inférieur.

Mais il existe aussi de vrais mondes vitaux — les constructions originales, des développements organisés, des habitats naturels du principe de vie universel, l’Anima vitale cosmique, agissant dans son propre domaine et selon sa propre nature. Pendant son voyage internatal, l’être humain peut s’y trouver retenu pendant un certain temps, à cause du caractère surtout vital des influences qui ont façonné son existence terrestre — car ces influences proviennent du monde vital et leur emprise le retiendrait quelque temps dans leur propre territoire ; il peut être captif de ce dont il était déjà captif dans son être physique. Toute résidence de l’âme dans des annexes ou dans ses propres constructions ne pourrait être qu’une étape, une transition pour la conscience qui passe de l’état physique à l’état supraphysique; elle doit quitter ces structures pour entrer dans les vrais mondes de la Nature supraphysique. Elle peut pénétrer aussitôt dans les mondes de l’autre-vie ou, pendant une étape de transition, demeurer d’abord en quelque domaine d’expérience physique-subtile dont le milieu peut lui paraître prolonger les circonstances de la vie physique, mais dans des conditions plus libres, propres à un milieu plus subtil, et dans un état d’heureuse perfection du mental et de la vie, ou dans une existence corporelle épurée. Par-delà ces plans d’expérience du physique subtil et par-delà les mondes vitaux, se trouvent aussi les plans du mental ou du mental spirituel, où l’âme semble avoir accès entre deux naissances et où elle peut poursuivre son voyage internatal ; mais il n’est guère probable qu’elle puisse y vivre consciemment s’il n’y a pas eu un développement suffisant du mental ou de l’âme dans cette vie. En effet, ces niveaux doivent normalement être les plus hauts où l’être évolutif puisse habiter entre deux naissances, puisque celui qui n’a pas dépassé le degré mental dans l’échelle de l’être ne serait pas capable de s’élever à un état supramental ou surmental; ou s’il s’était assez développé pour atteindre ces plans sans passer par le niveau mental, peut-être ne pourrait-il revenir sur terre tant que l’évolution physique n’y aurait pas organisé une vie surmentale ou supramentale dans la Matière. Et pourtant, les mondes mentaux ne représentent sans doute pas la dernière étape normale du passage qui suit la mort, car l’homme n’est pas entièrement mental. Le voyageur entre la mort et la naissance, c’est l’âme, l’être psychique, et non le mental ; l’être mental n’est qu’un élément prédominant de l’image où elle s’exprime. L’âme devrait donc se rendre finalement dans un plan de pure existence psychique où elle attendrait de renaître ; elle pourrait y assimiler les énergies de son expérience et de sa vie passées et préparer l’avenir. D’une manière générale, on peut s’attendre à ce que l’être humain normalement développé, dont le mental a atteint un pouvoir suffisant, traverse successivement tous ces plans — physique subtil, vital et mental — en se rendant à sa demeure psychique. À chaque étape, il épuiserait et rejetterait ces fragments de la structure de la personnalité qui s’est formée, fragments temporaires et superficiels, appartenant à la vie passée ; il se dépouillerait de son enveloppe mentale et de son enveloppe vitale comme il s’est déjà débarrassé de son enveloppe corporelle ; mais l’essence de la personnalité et ses expériences mentales, vitales et physiques subsisteraient dans sa mémoire latente ou comme potentiel dynamique pour l’avenir. Toutefois, si le développement du mental était insuffisant, celui-ci ne serait peut-être pas capable d’aller consciemment au-delà du niveau vital, et l’être en retomberait, quittant ses cieux ou ses purgatoires vitaux pour revenir sur terre, ou, plus logiquement, passerait aussitôt dans une sorte de sommeil psychique d’assimilation pour toute la durée de la période internatale; pour qu’il reste éveillé dans les plans les plus hauts, un certain développement serait indispensable.

Tout cela, cependant, relève de la probabilité dynamique, et bien que celle-ci équivale en pratique à une nécessité et soit justifiée par certains faits de l’expérience subliminale, elle n’est pas en soi tout à fait concluante pour le mental rationnel. Nous devons nous demander si ces intervalles entre deux vies répondent à quelque nécessité plus essentielle, ou du moins à une nécessité si puissante et dynamique qu’elle nous conduit à une conclusion irrévocable. Il en est une qui répond à ce critère : c’est le rôle décisif que jouent les plans supérieurs dans l’évolution terrestre et dans les relations ainsi créées entre ces plans et la conscience de l’âme qui évolue. Pour une très grande part, notre développement s’effectue grâce à cette action, supérieure mais cachée, sur le plan terrestre. Tout est contenu dans l’inconscient ou le subconscient, mais en puissance ; l’action des plans supérieurs est un des moyens qui obligent l’émergence à se produire. Il est nécessaire que cette action se poursuive afin de modeler et déterminer la progression des formes mentales et vitales que notre évolution revêt dans la nature matérielle ; ces mouvements progressifs ne peuvent, en effet, atteindre leur plein élan ou développer suffisamment leurs suggestions face à la résistance d’une Nature matérielle inconsciente, ou inerte et ignorante, que par un recours constant, bien qu’occulte, à des forces supraphysiques supérieures de même nature. Ce recours, l’action de cette alliance voilée, a lieu principalement dans notre être subliminal et non à la surface ; c’est de là qu’émerge le pouvoir actif de notre conscience, et tout ce qu’il réalise, il le renvoie constamment dans l’être subliminal pour que cela y soit accumulé et développé, et réémerge plus tard sous des formes plus puissantes. Cette interaction de notre être caché plus vaste et de notre personnalité de surface est le secret principal du développement rapide qui s’opère en l’homme une fois qu’il a dépassé les stades inférieurs du mental immergé dans la Matière.

Ce recours aux forces supraphysiques doit se poursuivre pendant la période internatale, car une nouvelle naissance, une nouvelle vie ne consiste pas à reprendre le développement exactement là où il s’était arrêté dans la vie précédente, elle ne fait pas que répéter et prolonger notre ancienne personnalité superficielle et l’ancienne formation de notre nature. Il y a une assimilation, un rejet, un renforcement, un réarrangement des anciens caractères et des anciens mobiles, un, nouvel agencement des développements du passé et une sélection pour les desseins du futur sans lesquels le nouveau départ ne saurait être fructueux ni faire avancer l’évolution. Car chaque naissance est un nouveau départ ; elle se développe certes à partir du passé, mais n’en est pas la continuation mécanique : la renaissance n’est pas une réitération constante mais une progression, c’est le mécanisme d’un processus évolutif. Une partie de cette réorganisation, et surtout le rejet des anciennes et puissantes vibrations de la personnalité, ne peut s’effectuer que si l’impulsion des mobiles antérieurs, mentaux, vitaux et physiques, s’épuise après la mort, et cette libération internatale ou cet allégement des impedimenta doit s’accomplir sur les plans correspondant aux mobiles qui doivent être rejetés ou d’une certaine manière remaniés, ces plans étant de même nature. C’est seulement là, en effet, que l’âme peut encore poursuivre les activités qui doivent être épuisées ou rejetées de la conscience afin qu’elle puisse passer à une nouvelle formation. Il est également probable que cette préparation positive, que cette intégration, soit exécutée, et le caractère de la nouvelle vie décidé, par l’âme elle-même lorsqu’elle retourne à son habitat d’origine, ce plan de repos psychique où elle réabsorberait tout en elle-même et attendrait la nouvelle étape de son évolution. Cela signifie que l’âme traverserait successivement les mondes [du] physique subtil, [du] vital et [du] mental jusqu’à la demeure psychique d’où elle repartirait pour son pèlerinage terrestre. Ce rassemblement et ce développement terrestres des matériaux ainsi préparés, leur élaboration dans la vie terrestre, seraient la conséquence de ce séjour internatal, et la nouvelle naissance serait un champ de l’activité qui en résulte, un stade nouveau, une nouvelle spirale dans l’évolution individuelle de l’esprit incarné.

En effet, quand nous disons que l’âme sur la terre fait évoluer successivement l’être physique, l’être vital, l’être mental, l’être spirituel, nous ne voulons pas dire qu’elle les crée et qu’ils n’existaient pas auparavant. Au contraire, elle manifeste ces principes de son entité spirituelle [“of its spiritual entity”] dans les conditions imposées par un monde de la Nature physique ; cette manifestation prend la forme d’une structure de personnalité frontale qui traduit le moi intérieur dans les termes et les possibilités de l’existence physique. En fait, nous devons accepter l’ancienne idée que l’homme possède non seulement une âme ou Purusha physique, et la nature qui lui correspond, mais un être vital, un être mental, un être psychique, un être supramental, un être spirituel suprême [re : Taittirîya-Upanishad] ; et leur présence ou leur force, dans leur totalité ou dans leur absolu, sont cachées dans son subliminal, ou bien latentes et inexprimées dans son supraconscient. Il doit amener leurs pouvoirs au premier plan de sa conscience active et s’éveiller à eux dans sa connaissance. Mais chacun de ces pouvoirs de son être est en rapport avec son propre plan d’existence et tous y trouvent leurs racines. C’est à travers eux que l’être recourt subliminalement aux influences supérieures qui le façonnent, recours qui peut devenir de plus en plus conscient au cours de notre développement. Il est donc logique que cette retraite internatale, rendue nécessaire par la nature même de notre naissance ici-bas, par son objectif et son processus évolutifs, dépende du développement de leurs pouvoirs dans notre évolution consciente. Les circonstances et les étapes de cette retraite sont nécessairement complexes et n’ont pas un caractère tranché et grossièrement simpliste comme le croient les religions populaires ; mais en soi on peut l’accepter comme une conséquence inévitable de l’origine et de la nature mêmes de la vie de l’âme dans le corps. Tout est une toile finement tissée, une évolution et une interaction dont les maillons ont été forgés par une Conscience-Force poursuivant jusqu’au bout la vérité de ses propres mobiles selon la logique dynamique de ces opérations finies de l’Infini.

Si cette conception de la renaissance et du passage temporaire de l’âme en d’autres plans d’existence est juste, alors la renaissance et la vie future assument toutes deux une signification, une coloration différentes de celles que leur donne la croyance ancestrale en la réincarnation et le séjour après la mort dans des mondes au-delà. On suppose d’ordinaire que la réincarnation a deux aspects : métaphysique et moral, l’un représentant une nécessité spirituelle, l’autre relevant de la justice cosmique et de la discipline éthique. L’âme — qui dans cette conception ou ce dessein est censée avoir une existence individuelle réelle — est sur la terre par l’effet du désir et de l’ignorance ; elle doit y demeurer ou sans cesse y revenir tant qu’elle ne s’est pas lassée du désir et éveillée à la réalité de son ignorance et à la vraie connaissance. Ce désir l’oblige à reprendre éternellement un nouveau corps, à tourner sans cesse sur la roue des naissances, jusqu’à ce qu’elle soit illuminée et délivrée. Cependant, elle ne reste pas tout le temps sur la terre, elle va et vient de la terre aux autres mondes, célestes et infernaux, où elle épuise ce qu’elle a accumulé de mérite ou de démérite, selon qu’elle a bien ou mal agi, puis elle revient sur terre dans un corps terrestre quelconque, tantôt humain, tantôt animal, tantôt même végétal. La nature de cette nouvelle incarnation et son sort sont automatiquement déterminés par les actions passées de l’âme, par son Karma ; si la somme des actions passées est bonne, la naissance a lieu dans la forme supérieure, la vie est heureuse, couronnée de succès, inexplicablement fortunée ; si elle est mauvaise, nous logerons peut-être dans une forme inférieure de la Nature, ou bien la vie, si c’est une vie humaine, sera malheureuse, vouée à l’échec, pleine de souffrances et d’infortunes. Si nos actions passées et notre caractère se sont montrés à la fois bons et mauvais, alors la Nature, en bon comptable, nous donnera en paiement, selon le montant et les valeurs de notre conduite passée, un juste assortiment où se mêlent bonheur et souffrance, réussite et échec, chance la plus rare et malchance la plus cruelle. Néanmoins, une forte volonté ou un puissant désir personnels dans la vie passée peuvent également déterminer notre nouvel avatar. On attribue souvent un caractère mathématique à ces paiements de la Nature, car nous sommes censés encourir une amende précise pour nos méfaits, subir ou rendre la pareille ou l’équivalent de ce que nous avons infligé ou commis ; la loi inexorable du talion est un principe fréquent dans la Loi karmique; car cette Loi est un arithméticien muni de son abaque, tout autant qu’un juge armé d’un code pénal condamnant des crimes et des délits commis dans un passé lointain. Il faut noter aussi que ce système prévoit une double punition pour le péché et une double récompense pour la vertu : le pécheur est en effet torturé en enfer, puis châtié pour les mêmes péchés dans une autre vie ici-bas, tandis que le juste ou le puritain sont récompensés par des joies célestes, puis cajolés à nouveau pour les mêmes vertus et les mêmes bonnes actions dans une nouvelle existence terrestre.

Ce sont là des notions populaires très sommaires qui n’offrent aucune base solide à la raison philosophique, ni aucune réponse à qui cherche le vrai sens de la vie. Un vaste système cosmique qui n’existerait que pour nous permettre de tourner perpétuellement sur la roue de l’Ignorance, sans aucune issue, si ce n’est finalement la possibilité d’en sortir, n’est pas un monde ayant une véritable raison d’être. Un monde qui servirait seulement d’école du péché et de la vertu, et consisterait en un système de récompenses et de fustigations, ne séduit pas davantage notre intelligence. Si l’âme, l’esprit en nous, est divine, immortelle ou céleste, elle ne peut être envoyée ici-bas uniquement pour aller à l’école et y recevoir ce genre d’éducation morale fruste et primitive. Si elle entre dans l’Ignorance, ce doit être parce qu’un principe ou une possibilité plus vaste de son être peut s’accomplir à travers l’Ignorance. Par contre, si c’est un être venu de l’Infini qui, pour quelque dessein cosmique, a plongé dans l’obscurité de la Matière et s’élève jusqu’à la connaissance intérieure de son moi, alors sa vie ici-bas, et le sens de cette vie, doivent être quelque chose de plus que la vie d’un petit enfant qu’on dorlote et fustige pour lui inculquer la vertu; ce doit être une croissance, hors d’une ignorance assumée, vers sa pleine stature spirituelle avec, pour finir, un passage dans la conscience, la connaissance, la force, la beauté immortelles, la pureté et la puissance divines, et pour une telle croissance spirituelle cette loi du Karma est vraiment trop puérile. Même si l’âme est quelque chose qui a été créé, un petit enfant qui doit être instruit par la Nature et croître vers l’immortalité, ce doit être en suivant une loi supérieure de croissance et non un code divin de justice barbare et primitive. Cette conception du Karma est une construction du mental-vital humain, dans ce qu’il a de plus étroit, un mental préoccupé de ses règles de vie dérisoires et de ses désirs, de ses joies et de ses chagrins, qui fait de leurs piètres critères la loi et le but du cosmos. Ces notions, le mental pensant ne peut les accepter; elles portent trop manifestement la marque d’une construction façonnée par notre ignorance humaine.

Cependant, cette même solution peut être élevée à un niveau supérieur de la raison, devenir ainsi plus plausible et revêtir l’aspect d’un principe cosmique. D’abord, en effet, on peut se fonder sur le principe inattaquable que toutes les énergies de la Nature doivent avoir leur conséquence naturelle; si certaines n’ont pas de résultat visible dans la vie présente, il est fort possible que ce résultat soit seulement retardé, et non retenu à jamais. Chaque être récolte le fruit de ses œuvres et de ses actes, les conséquences de l’action projetée par les énergies de sa nature, et celles qui ne sont pas apparentes dans sa vie actuelle et doivent être conservées pour une existence ultérieure. Il est vrai que le fruit des énergies et des actions de l’individu peut ne pas lui revenir mais revenir à d’autres lorsqu’il n’est plus, comme nous le voyons se produire constamment; il arrive même que, du vivant d’un homme, les fruits de ses énergies soient récoltés par d’autres, mais c’est parce qu’il y a une solidarité et une continuité de la vie dans la Nature et que l’individu, le voudrait-il, ne peut vivre uniquement pour lui seul. Mais s’il y a une continuité de la vie individuelle du fait de la renaissance et pas seulement une continuité de la vie collective et de la vie cosmique, si l’individu a un moi, une nature, des expériences qui ne cessent de se développer, alors il est inévitable que, pour lui également, le fonctionnement de ses énergies ne soit pas brusquement interrompu, mais entraîne des conséquences à un moment ou à un autre de son existence croissante et continue. L’être de l’homme, sa nature, les circonstances de sa vie sont le résultat de ses activités intérieures et extérieures, non quelque chose de fortuit et d’inexplicable. Il est ce qu’il a fait de lui-même : l’homme passé est le père de l’homme actuel, l’homme actuel le père de l’homme futur. Chaque être récolte ce qu’il sème ; il profite et souffre de ses actes. Telles sont la loi et la chaîne du Karma, de l’Action, de l’oeuvre de l’Énergie de la Nature [Nature-Energy], et cela donne à la force totale de notre existence, de notre nature, de notre caractère, de notre action, un sens qui fait défaut aux autres théories de la vie. Selon ce principe, il est évident que le Karma présent et passé d’un homme doit déterminer sa naissance future, ses péripéties et ses circonstances, car ceux-ci également doivent être le fruit de ses énergies : tout ce qu’il a été et tout ce qu’il a fait dans le passé crée tout ce qu’il est et tout ce dont il fait l’expérience à présent; tout ce qu’il est et tout ce qu’il fait à présent crée tout ce qu’il sera et tout ce dont il fera l’expérience dans l’avenir. L’homme est son propre créateur, et il est aussi le créateur de son destin. Jusqu’ici tout est parfaitement rationnel et irréprochable, et l’on peut accepter la loi du Karma comme un fait, une partie du mécanisme cosmique, car elle est si évidente — une fois la renaissance admise — qu’elle est pratiquement indiscutable.

Cette première proposition comporte néanmoins deux clauses moins générales et authentiques qui laissent planer un doute ; car même si elles sont vraies en partie, elles sont trop appuyées et créent une fausse perspective parce qu’elles prétendent donner toute la signification du Karma. Selon la première clause, telle la nature des énergies, telle doit être la nature des résultats : le bien en a de bons; le mal, de mauvais. La seconde est que le maître mot du Karma est la justice ; par conséquent, les bonnes actions doivent avoir pour fruits le bonheur et la bonne fortune, et les mauvaises actions le chagrin, le malheur et l’infortune. Puisqu’il doit y avoir une justice cosmique qui observe et, dans une certaine mesure, contrôle les opérations immédiates et visibles de la Nature dans la vie, mais ne se révèle pas concrètement à nos yeux, cette justice doit être présente et évidente dans la totalité de son jeu invisible ; ce doit être le fil secret, subtil et à peine visible, mais solide et résistant, qui relie les détails autrement incohérents de ses rapports avec ses créatures. Si l’on demande pourquoi seules les actions, bonnes ou mauvaises, doivent avoir un résultat, nous devons admettre que les pensées, les sentiments, les actes, bons ou mauvais, ont tous, eux aussi, des conséquences correspondantes; mais puisque les actions constituent la majeure partie de la vie, qu’elles mettent à l’épreuve les valeurs existentielles de l’homme et expriment leur pouvoir, et puisque l’homme n’est pas toujours responsable de ses pensées et de ses sentiments — qui sont souvent involontaires —, mais est ou doit être tenu pour responsable de ses actes dans la mesure où ils font l’objet d’un choix, c’est surtout par ses actions que l’homme construit son destin ; elles sont les principaux ou les plus puissants déterminants de son être et de son avenir. C’est toute la loi du Karma.

Il faut cependant noter, tout d’abord, qu’une loi ou chaîne du Karma n’est qu’un mécanisme extérieur et ne peut être élevé à un rang supérieur, celui d’unique et suprême déterminant des œuvres de la vie dans le cosmos, à moins que le cosmos n’ait lui-même un caractère entièrement mécanique. Nombreux en vérité sont ceux qui considèrent que tout est Loi et Processus et qu’il n’y a pas d’Être conscient ni de Volonté consciente dans, ou derrière, le cosmos. Si tel est le cas, nous avons là une Loi et un Processus qui satisfont notre raison humaine et nos critères mentaux de droit et de justice, qui ont la beauté et la vérité d’une parfaite symétrie, et un fonctionnement d’une exactitude mathématique. Mais tout n’est pas Loi et Processus, il y a aussi un Être et une Conscience ; il n’y a pas seulement un mécanisme, mais un Esprit dans les choses, pas seulement la Nature et la loi du cosmos mais un Esprit cosmique, pas seulement un processus du mental, de la vie et du corps mais une âme dans la créature naturelle. Autrement, il ne pourrait y avoir ni renaissance d’une âme, ni champ d’action pour une loi du Karma. Mais si la vérité fondamentale de notre être est spirituelle et non pas mécanique, ce doit être essentiellement à nous, à notre âme, de déterminer sa propre évolution, et la loi du Karma ne peut être que l’un des processus qu’elle utilise dans ce but : notre Esprit, notre Moi doit être plus grand que son Karma. Il y a la Loi, mais il y a aussi la liberté spirituelle. La Loi et le Processus sont un aspect de notre existence et ils règnent sur notre mental, notre vie et notre corps extérieurs, car ceux-ci sont presque entièrement soumis au mécanisme de la Nature. Mais même ici, leur pouvoir mécanique ne s’exerce de façon absolue que sur le corps et la Matière, car la Loi devient plus complexe et moins rigide, le Processus plus plastique et moins mécanique dès qu’intervient le phénomène de la vie. Et cette tendance s’accentue encore quand intervient le jeu subtil du mental; une liberté intérieure commence déjà à se manifester et, plus nous allons au-dedans, plus se fait sentir le pouvoir que l’âme a de choisir ; car Prakriti est le champ de la loi et du processus, mais l’âme,  Purusha, est ce qui donne le consentement [ is the giver of the sanction ] , anumantâ, et même s’il choisit en général de demeurer un témoin et accorde automatiquement sa sanction, il peut être, s’il le veut, le maître de sa nature, Îshwara.

Il n’est pas concevable que l’Esprit intérieur soit un automate entre les mains du Karma, esclave en cette vie de ses actions passées ; la vérité doit être moins tranchée, plus souple. Si un certain nombre de résultats du Karma passé sont formulés dans la vie présente, ce doit être avec l’assentiment de l’être psychique qui préside à la nouvelle formation de son expérience terrestre et ne consent pas simplement à un processus extérieur obligatoire, mais à une Volonté et à une Direction secrètes. Cette Volonté secrète n’est pas mécanique, mais spirituelle ; la direction vient d’une Intelligence qui peut utiliser des procédés mécaniques, mais ne leur est pas soumise. Ce que l’âme cherche en prenant naissance dans un corps, c’est à s’exprimer et à faire des expériences ; tout ce qui est nécessaire à cette expression et à cette expérience dans cette vie, que cela intervienne comme résultat automatique des vies passées, ou comme un libre choix de certains résultats et comme une continuité, ou bien comme un nouveau développement, tout ce qui est pour elle un moyen de créer l’avenir, sera formulé. Le principe, en effet, n’est pas que fonctionne le mécanisme d’une Loi, mais que la nature se développe au moyen de l’expérience cosmique jusqu’à ce qu’elle puisse finalement sortir de l’Ignorance. Il doit donc y avoir deux éléments, le Karma comme instrument, mais aussi la Conscience et la Volonté secrètes au-dedans qui, par l’intermédiaire du mental, de la vie et du corps, utilisent cet instrument. Le destin, qu’il soit purement mécanique ou créé par nous-mêmes, une chaîne de notre fabrication, n’est qu’un facteur de l’existence; l’Être et sa conscience et sa volonté sont un facteur encore plus important. L’astrologie indienne, pour laquelle toutes les circonstances de la vie sont Karma, et sont largement prédéterminées ou indiquées par le diagramme des astres, admet néanmoins que l’énergie et la force de l’être puissent changer ou annuler une part plus ou moins grande, voire la totalité de ce qui a été écrit, à l’exception des liens les plus impératifs et les plus puissants du Karma. Cela paraît être un bilan raisonnable de l’équilibre entre ces deux éléments : dans ce calcul, cependant, il faut aussi tenir compte du fait que la destinée n’est pas simple, mais complexe ; la destinée qui lie notre être physique le lie aussi longtemps qu’une loi supérieure n’intervient pas, ou dans cette seule mesure. L’action relève du plan physique, c’est le produit physique de notre être; mais derrière la surface, il y a un pouvoir de la vie et un pouvoir du mental plus libres, qui ont une autre énergie et peuvent créer une autre destinée et la faire intervenir pour modifier le plan primitif; et quand l’âme, quand le moi émerge, quand nous devenons consciemment des êtres spirituels, ce changement peut annuler ou remodeler entièrement la courbe de notre destin physique. On ne peut donc admettre que le Karma — ou, du moins, aucune loi mécanique du Karma — soit seul à déterminer les circonstances et tout le mécanisme de la renaissance et de notre évolution future.

Mais ce n’est pas tout. L’exposé de la Loi pèche en effet par excès de simplification et par le choix arbitraire d’un principe limité. L’action est une résultante de l’énergie de l’être, mais cette énergie n’est pas d’une seule espèce, la Conscience-Force de l’esprit se manifeste en de nombreuses formes d’énergie. Il y a les activités intérieures du mental, les activités de la vie, du désir, de la passion, des impulsions, du caractère, les activités des sens et du corps, la recherche de la vérité et de la connaissance, la recherche de la beauté, la recherche du bien ou du mal sur le plan éthique, la recherche du pouvoir, de l’amour, de la joie, du bonheur, de la fortune, de la réussite, du plaisir, des satisfactions vitales de toutes sortes, de l’épanouissement de la vie, la recherche d’objectifs individuels ou collectifs, la recherche de la santé, de la force, des capacités, de la satisfaction du corps. Tout cela constitue la somme excessivement complexe de l’expérience et de l’action, multiples et diverses, de l’esprit dans la vie, et cette diversité ne peut être écartée au profit d’un principe unique. On ne peut non plus la découper en autant de fragments de la seule dualité du bien et du mal ; l’éthique, le maintien de normes humaines de moralité, ne peut donc être la seule préoccupation de la Loi cosmique, ni le seul principe déterminant l’action du Karma. S’il est vrai que la nature de l’énergie projetée doit déterminer la nature du résultat ou de l’aboutissement, toutes ces différences dans la nature de l’énergie doivent être prises en compte, et chacune doit avoir ses conséquences propres. Une énergie dirigée vers la recherche de la vérité et de la connaissance doit avoir pour aboutissement naturel — pour prix ou pour récompense, si l’on veut — une croissance en la vérité, une augmentation de la connaissance ; une énergie au service du mensonge doit aboutir à un accroissement du mensonge dans notre nature et à une immersion plus profonde dans l’Ignorance. Une énergie dirigée vers la quête de la beauté doit avoir pour fruit un plus grand sens de la beauté, une plus grande jouissance de la beauté ou, si tel est son but, un accroissement de la beauté et de l’harmonie de la vie et de la nature. Une recherche de la santé, de la force et des capacités physiques doit créer l’homme fort ou l’athlète accompli. L’énergie dans la poursuite du bien éthique doit avoir pour aboutissement, récompense, ou rétribution, une plus grande vertu, le bonheur du progrès moral ou la félicité, le lumineux équilibre, la pureté radieuse d’une bonté simple et naturelle, tandis que les énergies opposées seraient punies par une plongée plus profonde dans le mal, par une disharmonie et une perversion accrues de la nature et, poussées à l’extrême, par une grande perdition spirituelle, mahatî vinashtîh. Une énergie projetée pour l’acquisition du pouvoir ou pour d’autres fins vitales, doit permettre d’accroître la capacité d’obtenir ces résultats et d’arriver à ces fins, ou de développer une force et une pleine satisfaction vitales. Telle est la disposition habituelle des choses dans la Nature et, si l’on exige d’elle la justice, il est sûrement juste que l’énergie et les capacités exprimées reçoivent d’elle une réponse spécifique et appropriée. Elle donne au plus rapide le trophée de la course, au courageux, à l’homme fort et habile la victoire dans le combat, à l’intellect compétent et au chercheur fervent les lauriers de la connaissance, toutes choses qu’elle ne donnera pas à l’homme bon mais paresseux, ou faible, malhabile ou stupide, sous prétexte qu’il est vertueux ou respectable ; s’il convoite et veut obtenir ces autres pouvoirs de la vie, il doit les mériter et déployer un type d’énergie adéquat. Si la Nature agissait autrement, on pourrait fort bien l’accuser d’être injuste; or, il n’y a aucune raison de la taxer d’injustice pour cet arrangement parfaitement juste et normal ou d’exiger qu’elle rectifie l’équilibre dans une vie future, afin que, récompense naturelle de sa vertu, l’homme bon puisse occuper un poste important ou avoir un gros compte en banque, ou vivre une vie heureuse, facile et bien pourvue. Ce ne peut être là le sens de la renaissance ou une base suffisante pour établir une loi cosmique du Karma.

Certes, ce que nous appelons chance ou fortune joue un rôle considérable dans notre vie; c’est elle qui nous prive du fruit de nos efforts, récompense celui qui n’en a fait aucun et couronne une énergie inférieure. Il est vrai que la cause secrète (ou les causes secrètes, car les origines de la Fortune peuvent être multiples) de ces caprices de la Destinée, c’est en partie dans les profondeurs cachées de notre passé qu’il nous faut la chercher ; mais il est difficile d’accepter cette solution simpliste qui veut que la chance soit la rémunération d’une action vertueuse oubliée, accomplie dans une vie passée, et la malchance, celle d’un péché ou d’un crime. Si nous voyons l’homme vertueux souffrir ici-bas, on a peine à croire que ce parangon de vertu ait été une canaille dans sa vie précédente, et que même après une conversion exemplaire grâce à une nouvelle naissance, il paie pour les péchés qu’il a commis jadis ; et si le méchant triomphe, nous avons également quelque peine à imaginer qu’il était un saint dans sa vie passée, et qu’il a subitement mal tourné, mais continue de toucher les dividendes de son ancienne vertu. Un changement aussi total d’une vie à l’autre est possible, bien qu’il ne doive pas être très fréquent, mais imposer à la nouvelle personnalité opposée des récompenses ou des châtiments hérités de l’ancienne, a tout d’une procédure gratuite et purement mécanique. Cette difficulté et bien d’autres surgissent, et la logique sommaire de la corrélation n’est pas aussi convaincante qu’elle le prétend. L’idée d’une rétribution karmique compensant l’injustice de la vie et de la Nature est une base fragile pour cette théorie, car elle privilégie un critère et un sentiment humains superficiels et puérils pour expliquer la Loi cosmique, et repose sur un raisonnement spécieux. Il doit y avoir une autre base plus solide pour la loi du Karma.

Ici, comme c’est souvent le cas, l’erreur vient de ce que nous imposons une norme, créée par notre mental humain, au cheminement plus vaste, plus libre, plus global, de l’Intelligence cosmique. Dans l’action attribuée à la loi du Karma, on retient deux valeurs parmi toutes celles qu’a créées la Nature : d’une part le bien et le mal moral, le péché et la vertu, et de l’autre le bien et le mal physique-vital, le bonheur et la souffrance extérieurs, la bonne fortune et l’infortune extérieures, et l’on suppose qu’il doit y avoir une équation entre ces termes, que l’un doit être la récompense ou le châtiment de l’autre, la sanction finale que dispense la justice secrète de la Nature. Cette classification est évidemment établie du point de vue d’un désir physique-vital qui est commun à certaines parties de notre être : le bonheur et la bonne fortune étant ce que la partie inférieure de notre être vital désire le plus, et le malheur et la souffrance ce qu’elle déteste et redoute le plus, lorsqu’elle accepte l’exigence morale qui lui est imposée pour réprimer ses penchants, pour s’abstenir de faire le mal et s’efforcer de faire le bien, elle conclut aussitôt un marché, érige une Loi cosmique qui la dédommagera de sa pénible ascèse et l’aidera, par crainte du châtiment, à ne pas dévier du difficile chemin de l’abnégation. Mais l’être vraiment éthique n’a pas besoin d’un système de récompenses et de punitions pour suivre la voie du bien et fuir celle du mal ; la vertu est, pour lui, sa propre récompense, le péché entraîne sa propre punition dans la souffrance qu’il y a à faillir à la loi de sa nature. Telle est la vraie norme éthique. Au contraire, un système de récompenses et de punitions dégrade aussitôt les valeurs éthiques du bien, change la vertu en égoïsme, en un marchandage intéressé, et remplace par un mobile plus bas la volonté de s’abstenir du mal. Les êtres humains ont fait de ce système de récompense et de punition une nécessité sociale afin d’empêcher que soient commis des actes nuisibles à la communauté et afin d’encourager ce qui lui est bénéfique; mais faire de ce subterfuge humain une loi générale de la Nature cosmique ou une loi de l’Être suprême ou la loi suprême de l’existence, est un procédé de valeur douteuse. Il est humain, mais il est également puéril, d’imposer les critères étroits et insuffisants de notre propre Ignorance aux opérations plus vastes et plus complexes de la Nature cosmique, ou à l’action de la Sagesse et du Bien suprêmes qui nous attirent ou nous élèvent vers eux grâce à un pouvoir spirituel œuvrant lentement en nous par l’entremise de notre être intérieur et non par la tentation et la contrainte, imposant leur loi à notre nature vitale extérieure. Si l’âme, à travers une expérience multiple et complexe, poursuit une évolution, alors toute loi du Karma ou du retour à l’action et à la projection d’Énergie doit, pour s’accorder à cette expérience, être également complexe et ne peut avoir une structure simpliste et étriquée ou des effets immuables et unilatéraux.

On peut néanmoins accorder à cette doctrine une vérité partielle, non dans son principe fondamental ou général, mais dans les faits ; bien que les lignes d’action de l’énergie soient distinctes et indépendantes, elles peuvent en effet agir de concert et les unes sur les autres, sans suivre pourtant aucune loi de correspondance rigidement établie. Il est possible que, dans la méthode globale de rétribution qu’emploie la Nature, un certain rapport, ou plutôt une certaine interaction se noue entre le bien et le mal vitaux-physiques et le bien et le mal éthiques, une correspondance limitée, un point de rencontre entre des dualités divergentes, sans atteindre toutefois une indissociable concordance. Nos énergies, nos désirs, nos mouvements varient et se mélangent dans leur jeu, et ils peuvent avoir des effets également mélangés : notre vital exige des récompenses extérieures substantielles pour la vertu, la connaissance ou tout effort intellectuel, esthétique, moral ou physique; il croit fermement que le péché, et même l’ignorance, doivent être punis. Cela peut fort bien produire une action cosmique correspondante, ou y répondre ; car la Nature nous prend tels que nous sommes et, dans une certaine mesure, adapte ses mouvements à nos besoins ou à ce que nous exigeons d’elle. Si nous admettons que des Forces invisibles agissent sur nous, il peut y avoir aussi, dans la Nature de la Vie [Life-Nature], des Forces invisibles  appartenant au même plan de la Conscience-Force [Consciousness-Force] que cette partie de notre être, des Forces qui se meuvent selon le même plan ou le même pouvoir dynamique que notre nature vitale inférieure. On observe souvent qu’un égoïsme vital arrogant, lorsqu’il piétine sans retenue ni scrupule tout ce qui, sur son chemin, s’oppose à sa volonté ou à son désir, soulève une masse de réactions contraires : haine, antagonisme, malaise qui peuvent avoir des effets immédiats ou ultérieurs, et des réactions adverses plus formidables encore dans la Nature universelle. On dirait que la patience et la docilité de la Nature sont épuisées. Les forces mêmes, dont l’ego de l’homme doté d’un vital puissant s’était emparé pour les plier à ses desseins, se rebellent et se retournent contre lui, celles qu’il a piétinées se redressent et reçoivent le pouvoir de l’abattre. La force vitale insolente de l’Homme frappe le trône de la Nécessité et s’y fracasse, ou le pied boiteux du Châtiment atteint enfin l’offenseur triomphant. Cette réaction au mouvement de ses énergies peut se produire dans une vie future et non pas aussitôt, et peut-être aura-t-il à supporter le fardeau de telles conséquences à son retour dans le champ de ces Forces. Cela peut se produire sur une petite ou une grande échelle, et aussi bien pour le petit être vital et ses petites erreurs, que pour ces êtres d’envergure. Car le .principe sera le même : l’être mental, en nous, poursuit le succès en faisant un mauvais usage de la force, que la Nature accepte, mais contre lequel elle finit par s’insurger, et il en paie le prix par la défaite, la souffrance et l’échec. Mais élever cette séquence mineure de causes et d’effets au rang de Loi absolue et invariable, ou en faire toute la loi d’action cosmique d’un Être suprême, n’est pas acceptable ; ces choses appartiennent à une région intermédiaire qui se situe entre la Vérité la plus profonde ou suprême des choses et l’impartialité de la Nature matérielle.

Quoi qu’il en soit, les réactions de la Nature n’ont pas essentiellement pour objet de récompenser ou de punir ; ce n’est pas leur valeur fondamentale — celle-ci est plutôt inhérente aux relations naturelles et, dans la mesure où elle affecte l’évolution spirituelle, c’est une valeur tirée des leçons de l’expérience au cours de l’éducation cosmique de l’âme. Si nous touchons au feu, il nous brûle, mais il n’y a aucun principe de punition dans cette relation de cause à effet, c’est une leçon sur ces relations, une leçon de l’expérience; de même, dans tous nos rapports avec la Nature, il y a une relation entre les choses, et la leçon correspondante que donne l’expérience. L’action de l’Énergie cosmique est complexe, et les mêmes Forces peuvent agir de différentes manières suivant les circonstances, le besoin de l’être, l’intention du Pouvoir cosmique dans son action. Notre vie est affectée non seulement par ses propres énergies, mais par celles des autres et par des Forces universelles, et les résultats de tout ce vaste jeu interactif ne peuvent être uniquement déterminés par un seul facteur, une loi morale gouvernant tout et exclusivement préoccupée des mérites et démérites, des péchés et vertus d’êtres humains individuels. On ne peut pas davantage considérer que la bonne et la mauvaise fortune, le plaisir et la douleur, le bonheur, le malheur et la souffrance n’existent que pour stimuler l’être naturel à choisir le bien et le dissuader de choisir le mal. C’est pour l’expérience, pour la croissance de l’être individuel que l’âme choisit de renaître; joie et chagrin, douleur et souffrance, fortune et infortune font partie de cette expérience, sont des moyens de cette croissance. L’âme peut même spontanément accepter ou choisir la pauvreté, l’infortune et la souffrance — si elle sent qu’ils peuvent favoriser sa croissance, encourager un développement rapide — et rejeter les richesses, la prospérité et le succès comme dangereux, car ils entraînent un relâchement de son effort spirituel. Le bonheur et le succès qui apporte le bonheur sont certainement des exigences légitimes de l’humanité ; c’est ainsi que la vie et la matière essaient de capter un pâle reflet ou une image grossière de la félicité; mais un bonheur superficiel et un succès matériel, si désirables soient-ils pour notre nature vitale, ne sont pas l’objet principal de notre existence. Si telle avait été l’intention, la vie eût été organisée différemment dans le grand plan cosmique. Tout le secret des circonstances de la renaissance gravite autour de ce besoin unique et capital de l’âme : le besoin de croissance, le besoin d’expériences ; c’est cela qui oriente la ligne de son évolution et tout le reste est accessoire. L’existence cosmique n’est pas un vaste système administratif de justice universelle avec, pour mécanisme, une Loi cosmique de récompenses et de châtiments, ou pour centre un Législateur et Juge divin. Elle nous apparaît d’abord comme un grand mouvement automatique de l’énergie de la Nature, où émerge et se développe un mouvement de conscience, et donc un mouvement de l’Esprit façonnant son être dans ce mouvement d’énergie de la Nature. Le cycle de la renaissance s’inscrit dans ce mouvement, et, dans ce cycle, l’âme, l’être psychique prépare pour lui-même — ou la Sagesse divine, la Conscience-Force [Consciousness-Force] cosmique prépare pour lui et par son action [and through its action] — tout ce dont il a besoin pour l’étape suivante de son évolution, pour la prochaine formation de sa personnalité, le futur réseau d’expériences nécessaires que fournit et organise constamment le flux continu des énergies passées, présentes et futures pour chaque nouvelle naissance, pour chaque nouveau pas de l’esprit en arrière ou en avant, ou circulaire, mais néanmoins toujours un pas dans la croissance de l’être vers sa destinée, le déploiement de son moi dans la Nature.

Cela nous conduit à un autre élément dans la conception ordinaire de la renaissance que nous jugeons inacceptable, car il est manifestement une erreur du mental physique : l’idée que l’âme elle-même est une personnalité limitée qui survit, inchangée, d’une naissance à l’autre. Cette idée simpliste et superficielle de l’âme et de la personnalité provient de l’incapacité du mental physique à voir au-delà de sa propre formation apparente dans cette seule existence. Selon sa conception, ce qui se réincarne doit être non seulement le même être spirituel, la même entité psychique, mais la même formation naturelle qui habitait le corps dans sa précédente incarnation ; le corps change, les circonstances diffèrent, mais la forme de l’être, le mental, le caractère, les dispositions, le tempérament, les tendances restent les mêmes : John Smith, dans sa nouvelle vie, est le même John Smith qu’il était dans son dernier avatar. Mais s’il en était ainsi, la renaissance n’aurait absolument aucune utilité ni aucun sens spirituels ; ce serait en effet une répétition de la même petite personnalité, de la même petite formation mentale et vitale jusqu’à la fin des temps. Pour que l’être incarné puisse croître et atteindre la pleine dimension de sa réalité, ce n’est pas seulement une nouvelle expérience, mais une nouvelle personnalité qui est indispensable. La répétition de la même personnalité ne serait utile que si quelque chose était resté incomplet dans la formation de son expérience passée et qu’il fallût le façonner dans le même cadre de ce moi, dans la même construction mentale et avec une capacité, une énergie pareillement constituées. Mais normalement, cela s’avérerait parfaitement futile : l’âme qui a été John Smith ne peut rien gagner, ni s’accomplir, en demeurant à jamais John Smith; elle ne peut grandir ni atteindre à sa perfection en répétant éternellement le même caractère, les mêmes intérêts, les mêmes occupations, les mêmes types de mouvements intérieurs et extérieurs. Notre vie et notre renaissance seraient toujours la même fraction périodique; ce ne serait pas une évolution mais la continuité absurde d’une éternelle répétition. Notre attachement à notre personnalité présente exige une telle continuité, une telle répétition : John Smith veut être pour toujours John Smith. Mais son exigence est évidemment ignorante, et si elle était satisfaite, elle entraînerait une désillusion, pas un accomplissement. C’est seulement par un changement du moi extérieur, par une constante progression de la nature, par une croissance en l’esprit que nous pouvons justifier notre existence.

La personnalité n’est qu’une formation mentale, vitale, physique temporaire que l’être, la Personne réelle, l’entité psychique, projette à la surface — ce n’est pas le moi dans sa réalité permanente. À chaque retour sur terre, la Personne, le Purusha, fait une nouvelle formation, construit un nouveau quantum personnel adapté à une nouvelle expérience, une nouvelle croissance de son être. Quand elle quitte son corps, elle conserve quelque temps encore la même forme vitale et la même forme mentale, mais ces formes ou enveloppes se dissolvent et seuls sont conservés les éléments essentiels du quantum passé dont certains seront utilisés dans l’incarnation suivante, tandis que d’autres ne le seront peut-être pas. La forme essentielle de la personnalité passée peut demeurer comme un élément parmi beaucoup d’autres, comme une personnalité parmi les nombreuses personnalités de la même Personne, mais à l’arrière-plan, dans le subliminal, derrière le voile du mental, de la vie et du corps de surface, apportant de là tout ce qui, en elle, est nécessaire à la nouvelle formation ; elle ne sera pas elle-même toute la formation, ni ne reconstruira, inchangé, l’ancien type de nature. Il se peut même que le nouveau quantum, la nouvelle structure de l’être, présente un caractère et un tempérament tout à fait opposés, de tout autres capacités, des tendances très différentes, car des potentialités latentes peuvent être prêtes à émerger, ou un élément déjà actif, mais embryonnaire, a peut-être été retenu dans la vie précédente, qui avait besoin d’être élaboré, mais fut conservé dans l’attente d’une combinaison ultérieure, et mieux adaptée, des possibilités de la nature. Tout le passé est là, en vérité, avec. une accélération de son élan et de ses potentialités pour la formation future, mais il n’est pas tout entier ostensiblement présent et actif. Plus grande est la diversité des formations qui ont existé dans le passé et peuvent être utilisées ; plus riches et multiformes sont les constructions accumulées de l’expérience ; plus le résultat essentiel de leur capacité de connaissance, de puissance, d’action, de caractère, de réponse multiple à l’univers peut être manifesté et harmonisé dans la nouvelle naissance ; plus nombreuses sont les personnalités voilées, mentales, vitales, physiques-subtiles qui se combinent pour enrichir la nouvelle personnalité à la surface — et plus cette personnalité sera grande et opulente, et prête à quitter la phase mentale qu’elle vient d’achever dans son évolution, pour passer à quelque chose au-delà. Une telle complexité, une telle réunion de personnalités dans une seule personne peut être un signe que l’individu est parvenu à un stade très avancé de son évolution, quand un être central fort maintient la cohésion de l’ensemble et œuvre à l’harmonisation et à l’intégration de tout ce mouvement multiforme de la nature. Mais cette riche intégration du passé ne serait pas une répétition de la personnalité ; ce serait une formation nouvelle et un vaste accomplissement. La renaissance existe, non comme un mécanisme de renouvellement ou de prolongation perpétuels d’une personnalité immuable, mais comme un moyen d’évolution de l’être spirituel dans la Nature.

Il devient aussitôt évident que, dans ce plan de la renaissance, la fausse importance que notre mental attache au souvenir des vies passées disparaît complètement. Si la renaissance était bel et bien déterminée par un système de récompenses et de châtiments, si la vie avait pour seul objet d’enseigner à l’esprit incarné à être bon et moral — à supposer que l’agencement du Karma ait bien un tel objectif et que celui-ci ne soit pas ce qu’il paraît être, quand on le présente ainsi, une loi mécanique de récompense et de punition n’ayant aucun sens ni aucun but réformateur —, alors il serait bien entendu parfaitement stupide et injuste de refuser au mental dans sa nouvelle incarnation tout souvenir de ses vies et de ses actions passées. Car l’être qui renaît se trouve alors privé de toute possibilité de comprendre pourquoi il est récompensé ou puni, ou de tirer le moindre profit de la leçon sur la rentabilité de la vertu octroyée, et le manque de rentabilité du péché infligé. Et puisque la vie semble souvent lui enseigner la leçon contraire — il voit les bons souffrir pour leur bonté, et les méchants prospérer grâce à leur méchanceté —, il risque même plutôt de s’arrêter à cette signification pervertie, parce qu’il n’a pas souvenir d’expériences dont les conséquences certaines et constantes lui indiqueraient que les souffrances de l’homme bon sont dues à sa méchanceté passée et la prospérité du pécheur à la splendeur de ses anciennes vertus, en sorte que la vertu paraît être la meilleure politique à long terme pour toute âme raisonnable et prudente entrant dans cette administration de la Nature. On pourrait dire que l’être psychique au-dedans se souvient; mais une mémoire aussi secrète aurait apparemment peu d’effet ou de valeur à la surface. Ou bien on peut dire qu’il comprend ce qui est arrivé et apprend sa leçon quand il passe ses expériences en revue et les assimile après avoir quitté le corps; mais cette mémoire intermittente ne semble pas être d’un grand secours dans la vie suivante, car, pour la plupart, nous persistons dans le péché et dans l’erreur, et aucun signe tangible ne prouve que nous ayons profité des enseignements de notre expérience passée.

Mais si le développement constant de l’être grâce à une expérience cosmique croissante constitue le sens de la renaissance, et si la méthode consiste à construire une personnalité nouvelle dans une nouvelle naissance, alors tout souvenir persistant ou complet de la vie passée, ou des vies passées, pourrait être une chaîne et un sérieux obstacle; ce serait une force qui prolongerait le tempérament et le caractère anciens, les anciennes préoccupations, et un énorme fardeau qui entraverait le libre développement de la nouvelle personnalité et la nouvelle formulation de sa nouvelle expérience. Un souvenir clair et détaillé des vies passées, des haines, des rancœurs, des attachements, des liens du passé serait également un formidable embarras ; car il imposerait à l’être réincarné une vaine répétition ou une continuation forcée de son passé superficiel et pèserait lourdement sur lui, l’empêchant de tirer de nouvelles possibilités des profondeurs de l’esprit. Si un apprentissage mental était vraiment le fond du problème, si c’était là le processus de notre développement, la mémoire aurait une grande importance; mais il s’agit en fait d’une croissance de la personnalité de l’âme, d’une croissance de la nature par une assimilation dans la substance de notre être, par une absorption créatrice et effective des résultats essentiels des énergies passées. Dans ce processus, la mémoire consciente n’a aucune importance. Tout comme l’arbre croît par une assimilation subconsciente ou inconsciente de l’action du soleil, de la pluie et du vent, en absorbant les éléments de la terre, ainsi l’être grandit-il grâce à une assimilation et une absorption subliminales ou intraconscientes des résultats de son devenir passé, et en produisant des potentialités pour son devenir futur. La loi qui nous prive du souvenir des vies passées est une loi de la Sagesse cosmique, et loin de le desservir, elle sert au contraire son dessein évolutif.

On considère à tort, et d’une façon très ignorante, que l’absence de tout souvenir des existences passées dément la réalité de la renaissance ; car s’il est difficile de conserver dans cette vie tous les souvenirs de notre passé, s’ils s’estompent souvent et passent à l’arrière-plan ou s’évanouissent tout à fait, si nous ne nous rappelons rien de notre petite enfance et si, malgré ce hiatus de la mémoire, nous pouvons grandir, exister, si le mental peut même perdre toute mémoire des événements passés et de sa propre identité et que ce soit pourtant le même être qui se trouve là présent, et que la mémoire perdue puisse être un jour recouvrée, alors il est évident qu’un changement aussi radical que le passage dans d’autres mondes, suivi d’une nouvelle naissance dans un corps nouveau, devrait normalement oblitérer complètement la mémoire superficielle ou mentale, sans annuler pour autant l’identité de l’âme ou la croissance de la nature. Cette oblitération de la mémoire mentale superficielle est plus certaine encore et tout à fait inévitable si une nouvelle personnalité du même être, avec une nouvelle instrumentation, vient remplacer l’ancienne : un nouveau mental, une nouvelle vie, un nouveau corps. On ne peut s’attendre à ce que le nouveau cerveau porte en lui les images que contenait l’ancien; on ne peut commander à la nouvelle vie ou au nouveau mental de conserver les impressions effacées de l’ancien mental et de l’ancienne vie qui ont été dissous et n’existent plus. L’être subliminal, lui, peut certes s’en souvenir, puisqu’il n’est pas affecté par les incapacités de l’être de surface ; mais le mental superficiel est coupé de la mémoire subliminale qui, seule, pourrait garder un souvenir précis, une impression distincte des vies passées. Cette séparation est nécessaire parce que la nouvelle personnalité doit être construite à la surface sans référence consciente à ce qui est au-dedans. Notre personnalité de surface, comme tout le reste de l’être superficiel, est en effet façonnée par une action du dedans, mais elle n’en est pas consciente : elle a l’impression de s’être formée elle-même, ou d’être venue déjà toute faite, ou d’avoir été formée par une action de la Nature universelle qu’elle comprend mal. Il arrive pourtant que des souvenirs fragmentaires des vies passées subsistent effectivement, en dépit de ces obstacles presque insurmontables. Il existe même quelques cas très rares de mémoire étonnamment exacte et complète dans le mental de l’enfant. Finalement, à un certain stade du développement de l’être, quand l’être intérieur commence à dominer l’être extérieur et vient au premier plan, la mémoire des vies passées émerge parfois comme d’une couche submergée, mais elle revêt plutôt la forme d’une perception de la substance et du pouvoir des personnalités passées qui participent activement à la composition de l’être dans la vie présente, et ne donne pas en général de détails exacts et précis sur les événements et les circonstances, bien que cela puisse aussi resurgir en partie ou être extrait, par concentration, de la vision subliminale, de quelque mémoire secrète ou de notre substance consciente intérieure. Mais cette mémoire de détail est d’une importance mineure pour la Nature dans son activité normale et elle n’y pourvoit guère ou pas du tout : ce qui l’occupe, c’est de façonner la future évolution de l’être; le passé est tenu à l’arrière-plan, derrière le voile, et utilisé seulement comme une source occulte de matériaux pour le présent et l’avenir.

Si l’on accepte cette conception de la Personne et de la Personnalité, elle doit en même temps modifier nos idées courantes sur l’immortalité de l’âme. D’ordinaire, en effet, lorsque nous affirmons que l’âme ne meurt pas, nous voulons dire qu’après la mort survit une personnalité définie et immuable qui a été et demeurera toujours la même pour l’éternité. C’est pour le ” je ” superficiel et très imparfait du moment — que la Nature tient évidemment pour une forme temporaire qui ne mérite pas d’être préservée — que nous réclamons le droit prodigieux à la survie et à l’immortalité. Mais cette exigence est extravagante et on ne saurait la satisfaire ; le ” je ” du moment ne peut mériter de survivre que s’il consent à changer, à ne plus être lui-même mais un autre, plus grand, meilleur, plus lumineux en sa connaissance, qui soit mieux façonné à l’image de l’éternelle beauté intérieure, et progresse toujours plus vers la divinité de l’esprit secret. C’est cet esprit secret, cette divinité du Moi en nous qui est impérissable, car elle est non-née et éternelle. L’entité psychique au-dedans, qui la représente, l’individu spirituel en nous, est la Personne que nous sommes; mais le ” je ” de ce moment, le ” je ” de cette vie n’est qu’une formation, une personnalité temporaire de cette Personne intérieure : c’est l’une des nombreuses étapes de notre changement évolutif, et elle ne sert son vrai dessein que lorsque nous passons à une nouvelle étape qui nous rapproche d’un degré supérieur de la conscience et de l’être. C’est la Personne intérieure qui survit à la mort, tout comme elle préexiste à la naissance ; car cette constante survivance est une traduction de l’éternité de notre esprit intemporel dans les termes du Temps.

C’est normalement la même survivance que nous demandons pour notre mental, notre vie et même notre corps. Le dogme de la résurrection du corps témoigne de cette dernière exigence, de même qu’il est à l’origine de l’effort de l’homme, à travers les âges, pour découvrir l’élixir d’immortalité, ou quelque moyen magique, alchimique ou scientifique de conquérir physiquement la mort du corps. Mais cette aspiration ne pourrait se réaliser que si le mental, la vie ou le corps arrivaient à partager un peu de l’immortalité et de la divinité de l’esprit intérieur. Dans certaines circonstances, la survie de la personnalité mentale extérieure, qui représente le Purusha mental intérieur et, en même temps, à s’ouvrir avec une telle plasticité à l’action progressive de l’Infini, que l’âme n’aurait plus besoin de dissoudre l’ancienne forme mentale et d’en créer une nouvelle pour progresser. Seules une individualisation, une intégration et une ouverture de l’être vital à la surface rendraient possible une survie similaire de la partie vitale en nous, de la personnalité vitale extérieure représentant l’être-de-vie intérieur, le Purusha vital. Ce qui se produirait alors en réalité, c’est que le mur séparant le moi intérieur de l’homme extérieur ayant été abattu, l’être mental et vital permanent; les représentants mental et vital de l’entité psychique immortelle, gouverneraient la vie du dedans. Notre nature mentale et notre nature vitale seraient alors une expression progressive et continue de l’âme et non pas un réseau de formations successives dont seule l’essence est préservée. Notre personnalité mentale et notre personnalité vitale subsisteraient sans avoir à se dissoudre de naissance en naissance; en ce sens, elles seraient immortelles, survivraient de façon permanente, sans jamais perdre le sens de leur identité. Ce serait assurément une immense victoire de l’âme, du mental et de la vie sur l’Inconscience et les limitations de la Nature matérielle.

Mais une telle survivance ne pourrait persister que dans le corps subtil. L’être aurait encore à rejeter sa forme physique, à passer dans d’autres mondes et, à son retour, à revêtir un nouveau corps. Éveillés, et préservant l’enveloppe mentale et l’enveloppe vitale du corps subtil qui sont d’habitude rejetées, le Purusha mental et le Purusha vital reprendraient naissance avec elles [les enveloppes mentale, et vitale], ayant encore et constamment le sens vivant d’une permanence de l’être mental et de l’être vital constitués dans le passé et se perpétuant dans le présent et l’avenir. Mais même un tel changement ne permettrait pas de préserver la base de l’existence physique, le corps matériel. L’être physique ne pourrait durer que si l’on trouvait le moyen de supprimer les causes physiques de la détérioration et de la désagrégation et si l’on parvenait en même temps à rendre la structure et le fonctionnement du corps si plastiques et si progressifs qu’il répondrait à chaque changement que le progrès de la Personne intérieure [1] exigerait de lui. Il doit pouvoir suivre le rythme de la progression de l’âme qui forme la personnalité où s’exprime le moi, qui longuement déploie la divinité spirituelle secrète et transforme peu à peu l’existence mentale en l’existence mentale divine ou spirituelle. Cette réalisation d’une triple immortalité — l’immortalité de la nature complétant l’immortalité essentielle de l’Esprit et la survie psychique à la mort — pourrait être le couronnement de la renaissance et un signe décisif de la victoire sur l’Inconscience et l’Ignorance matérielles jusque dans les fondations du règne de la Matière. Mais la vraie immortalité serait encore l’éternité de l’esprit ; la survivance physique ne pourrait être que relative, suspendue à volonté, un signe temporel de la victoire terrestre de l’esprit sur la Mort et la Matière.

[1] Même si la science — qu’elle soit physique ou occulte — découvrait les conditions ou les moyens nécessaires pour que le corps puisse survivre indéfiniment, et que le corps ne puisse néanmoins s’adapter pour devenir un instrument adéquat exprimant la croissance intérieure, l’âme trouverait alors un moyen de l’abandonner et de se réincarner. Les causes matérielles, physiques de la mort ne sont pas sa seule ou sa vraie cause ; sa raison la plus profonde est une nécessité spirituelle, pour l’évolution d’un être nouveau.

[ fin de La renaissance et les autres mondes ; le karma, l’âme et l’immortalité ]

Avant-propos de Cristof Alward-Pitoëff à l’édition de 1990 de la traduction française de La Vie Divine, dont le chapitre 22 est extrait :

The Life Divine de Sri Aurobindo, dont nous publions ici la traduction, diffère considérablement du texte original publié dans la revue Arya entre 1916 et 1919. Sri Aurobindo l’a entièrement revu et corrigé vingt ans plus tard, pour sa première parution sous forme de livre. De tous ses ouvrages en prose, c’est sans doute celui qui a fait l’objet de la révision la plus complète.

Le Livre I, “La Réalité omniprésente et l’Univers”, faisait partie du “Volume 1” dans l’édition de 1939, publiée par l’Arya Publishing House, Calcutta [Inde]. La version révisée comporte les vingt-sept premiers chapitres de l’Arya, dans le même ordre et avec les mêmes titres que lors de la première publication. Un vingt-huitième chapitre, “Le Supramental, le Mental et la Maya du Surmental”, vient compléter ce livre.

Le Livre II, lors de sa première parution (Arya Publishing House, 1940), s’intitulait “La Connaissance et l’Ignorance — l’Évolution spirituelle”. Il comportait vingt-huit chapitres divisés en deux parties. Les quatorze premiers chapitres, dont six sont entièrement nouveaux, et huit révisés, constituent la première partie, “La Conscience infinie et l’Ignorance”.

Les chapitres XV, XVI, XXI et XXII ont été largement révisés. Les chapitres I, II, V, VI, X, XIV de la première partie, et les chapitres XXIII-XXVIII de la deuxième partie, sont entièrement nouveaux. Ils ont été écrits à la main, sur de grandes feuilles de papier, alors que Sri Aurobindo avait l’habitude d’utiliser de petites feuilles de carnet. Le texte coule, pratiquement sans ratures. Parfois, pourtant, tout un passage est barré et réécrit en dessous. Il arrive aussi qu’un chapitre soit abandonné, et un autre commencé sur un autre feuillet.

Les textes en exergue ont été choisis et traduits par Sri Aurobindo, à partir de citations sanskrites que lui proposait un disciple.

Cette nouvelle traduction [française] de The Life Divine a deux sources : un manuscrit [de la traduction] laissé, peu avant sa disparition, par Archaka (Alexandre Kalda), et qu’il souhaitait réviser, et la traduction des six derniers chapitres par la Mère, qui a été publiée pour la première fois en 1956-57 dans le Bulletin du Centre International d’Éducation Sri Aurobindo, puis sous forme de livre en 1992, sous le titre L’Évolution spirituelle.

Je tiens enfin à remercier Krishnakumari-di, Françoise Arati, Gilles Froelich, Michèle Lupsa, Svetlana et Sébastien pour l’aide précieuse qu’ils m’ont apportée.

Cristof Alward-Pitoëff


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Carlo Suarès :   Description des Lettres-Nombres selon Carlo Suarès (ce document pdf comprend aussi des tableaux simples des alphabets-nombres français, anglais, grec, hébreu), “suivi d’une courte esquisse d’une quaternité à explorer, ou :  J’aime les bardanes, ça parait, et c’est pas pour rien”.

 

10 Responses to Aurobindo et la réincarnation : La renaissance et les autres mondes; le karma, l’âme et l’immortalité.

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  4. Claire Vingt trois says:

    Bonjour,
    Il y a quelques années, j’avais eu le grand bonheur d’assister à une conférence d’Oria, écrivain décédée malheureusement….elle semblait directement inspirée d’en haut, en ligne directe oui, et j’avais constaté avec surprise qu’elle parlait à chaque personne de la salle dans sa propre langue, la langue de l’âme. C’est une langue qui dépasse chaque “langage,” ne juge pas, s’adapte à chacun, tend à chacun, aussi, son propre miroir. Il faut être capable de s’y regarder. Souvent on n’y voit qu’un morceau de soi, celui qui nous est le plus supportable; car ce genre de communication ne force rien, n’oblige en rien ; on accepte ou pas de se regarder. “Mère” faisait cela aussi semble-t-il, quand elle voyait arriver vers elle quelqu’un avec des problèmes trop longs à raconter. Elle lui tendait simplement “son” miroir.
    Le problème est en général qu’on lit très bien dans le miroir d’autrui, pas dans le sien. C’est pourtant une faculté précieuse à partager, si les deux parties l’acceptent.
    Je savais que l’intelligence est aussi un écueil pour voir, en même temps qu’une inestimable faculté, et souvent elle est hélas les 2 en même temps; et plus elle est grande, plus on trouve que c’est malheureux, car on y perçoit l’âme qui voudrait s’y refléter ; une grande intelligence est toujours indépendante, essentiellement “révoltée”, et signe la présence de l’âme ;
    et puis le mental concret récupère comme d’habitude cette altitude pour l’adapter à ses partis et prises de position; de façon à ce qu’on y perçoive quand même du vrai, à travers” son” vrai.
    Oria disait aussi ;
    “le monstre du démontré a plus d’un tour dans sa panse”
    Je ne voudrais pas vous froisser, ce qui rendrait ce message totalement inutile.
    Donc j’espère que je ne l’ai pas fait.
    Cordialement à vous par notre Coeur Claire

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