Le bruit des abeilles ou l’immense Territoire. Récit. (Les anges-colonnes.)

 

Jacques Renaud

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Le Bruit des Abeilles

ou

Le Territoire

récit

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© copyright 2024, 2025 Hamilton-Lucas Sinclair – (aka Jacques Renaud, aka Loup Kibiloki) – tous droits réservés pour tout pays.

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« … Ces colonnes étaient vivantes.  Conscientes, hyperconscientes, consciemment actives.  Elles ondulaient légèrement, émettaient des ondes… 

« C’était aussi comme si elles avaient des racines très, très profondes qui descendaient jusqu’à en pénétrer les sols, “en bas” … Gigantesques “anges-colonnes”. »

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1

Des flaques d’eau scintillaient, brillaient, sous les basses branches des saules géants, branches dont les extrémités oscillaient paresseusement en pointant vers le sol.

La petite Rivière L’Achigan coulait lentement, doucement, à une vingtaine d’enjambées d’où j’étais assis.  Elle coulait vers le village de l’Épiphanie en aval, –  après avoir traversé le village de Saint Roch L’Achigan, en amont.

« La Petite Rivière du Nord » :  c’est ainsi que ma mère, elle, à l’époque, nommait cette rivière.  Était-ce en vertu d’une toponymie officielle – ou imprécise – de l’époque  –  ou d’une toponymie erronée de ma mère?  Ou de Grand-Moman Manda?  D’autres l’appelaient « Rivière Saint-Esprit ».  Ce que je vais vous raconter s’est déroulé il y a longtemps et je ne suis pas retourné dans les environs depuis très, très longtemps.  Ce que je vais vous raconter s’est déroulé en 1957 ou 1958.  J’avais 14 ou 15 ans.  Aujourd’hui, je dépasse 80 ans.  Et j’ai opté, dans ce récit, pour « Rivière L’Achigan » qui semble être, après une courte recherche, le toponyme officiel actuel.

Je  regardais couler la rivière au bas de la longue pente où ondulait et poussait un torrent de plantes sauvages.

J’aimais venir ici en prenant la chaloupe en bois de Grand-Moman Manda et en remontant un peu la rivière.  Grand-Moman Manda avait une maison sur la rive opposée, en aval d’où j’étais, dans le Rang Saint Roch de l’Achigan, Sud.

J’arrimais la chaloupe au tronc d’un très haut et très gros saule à l’embouchure d’un ruisseau qui se jetait dans la rivière.  Puis je marchais un peu en remontant la pente et j’allais m’asseoir au milieu du torrent de plantes.  Verges d’or, bardanes, marguerites, asters, trèfle, luzerne… –  et ces gros rosiers d’origine domestique dont les semences avaient migré des parterres des gens, –  parterres qu’on ne voyait pas de là où j’étais, c’était beaucoup trop loin, –  et les semences des rosiers de jardin avaient migré hors des jardins par force de vent, déjections de marmottes et d’autres animaux, sauvages ou pas, ou par semelles de bottes ou de bottines,  –  rosiers maintenant libres et sauvages, saucés de soleil…

Les mouches, les abeilles, filaient.  Zézayaient.  Les papillons sautillaient ou filaient dans l’air chaud en faisant du slalomme, leurs taches de couleurs zigzaguant au-dessus des plantes dans le soleil et l’air bleu.  Les oiseaux criaient, bavassaient, causaient, cacassaient.  Jouaient dans les arbres.  Des perles d’eau, des filets d’eau douce et fraîche du ruisseau tout proche –  parfois échancré dans sa descente –  allaient couler dans la rivière.

Comme je le faisais souvent, j’avais remonté, sur beaucoup moins d’un demi kilomètre, la petite Rivière L’Achigan jusqu’ici dans la chaloupe de Grand-Moman Manda.  Amanda Meunier.  Ma grand-mère maternelle.  Qui s’était déjà appelée, il y avait longtemps, Amanda Guilbault, du nom de son mari – avant de se séparer de ce dernier, professeur de musique, violoniste, violoneux et poète (bribes furtives de son existence, glanées passivement, par intermittences, au fil des années),  –  un Grand-Popa maternel, père de ma mère, que je n’ai jamais vu, ou entendu, ou connu. Malheureusement. Ça m’a manqué. Énormément.  Je ne connais même pas son prénom.  Sorte de “secret de famille”? Vraisemblablement.  Cette sorte de secrets qu’on abandonne, en les taisant, à leurs clameurs assourdies au plus profond de l’inconscient familial et collectif.  Ces secrets, on ne les entend plus, mais eux nous entendent et nous savent et nous suivent, se transmettent par atavisme, connaissent nos failles et savent se rappeler à notre conscience de veille de mille manières souvent méconnaissables et qu’on ne comprend plus.

Mais passons.  C’est une autre histoire.  Apparemment.  Mais parallèle, cependant, silencieusement présente, sous-tendante.

*

La rivière, les oiseaux, le chiendent, les asters, les plantes sauvages, semblaient chanter. L’eau d’été de la rivière sommeillait, paresseusement entraînée par son lent courant qui se glissait aussi dans les multiples enfractuosités ensommeillées et légèrement clapotantes des berges.

L’eau du ruisseau, à quelques enjambées duquel j’étais à demi étendu, ruisseau échancré par endroits –  les échancrures se réunifiant plus bas, – l’eau de ce ruisseau, donc –  qui s’écoulait dans la rivière, plus bas, à son embouchure où j’avais arrimé la chaloupe en bois, –  prenait sa source un peu plus haut, d’un monticule hérissé d’herbes et de pierres, bondé et bordé de plantes et de cailloux de toutes sortes, gris ou étonnamment blancs, ou noirs, ou bruns foncés, souvent rugueux, souvent lisses ou striés, chaotiques de formes, ou ronds comme des boules, ou plats, lisses au toucher, ou sombres et aussi striés, débris discrets mais tenaces de la géologie du Drift.

Le ruisseau, alimenté par la source, coulait ainsi comme une longue musculature lisse, diamantine, cristalline, transparente, jusqu’à la Rivière L’Achigan en bas.

La source du ruisseau, en haut de la pente, sorte de fontaine sauvage, produisait un son mat, à peine audible, doux, continu, dont la discrétion me plaisait beaucoup, trop peut-être, et qui m’absorbait. Comme si le son mat et bas de cette source condensait en lui toute la fraîcheur du monde – et il faisait chaud.

Des poissons de tailles petites et moyennes nageaient, plus bas, dans un élargissement creux et horizontal du ruisseau qui se resserrait en partie un peu plus loin, là où il se remettait à descendre en pente douce pour rejoindre la rivière près du gros saule auquel était arrimée la chaloupe en bois.

Les saules semblaient consciemment veiller sur toutes les complexités du ruisseau et les protéger, comme une sorte d’écriture sainte, sous les longues robes ombrageantes de leurs branches tombantes, robes ajourées, élégamment effilochées, où de grosses gouttes de soleil éclataient parfois, comme des apparitions, entre les oscillations des branches, en me faisant cligner des yeux.

Je restais à demi étendu tout près de cette coulée discrète, prospère, tranquille.

J’aurais aimé veiller là jour et nuit, près du ruisseau, convaincu que cette coulée d’eau m’apprenait, par une sorte de pénétration osmotique invisible, à mon insu, des choses précieuses sur l’eau elle-même mais aussi sur le mouvement des choses vers les choses, et des choses contre les choses, sur les multitudes de ressacs des choses, sur les sources, les rivières, le soleil, et sur cette étonnante surabondance des plantes sauvages.

2

L’histoire que je tente de vous raconter ici, bein…  on y vient. Peu à peu.  En fait, c’est commencé, mais pas facile à “raconter”.  Dans ce récit, je “décris” plus que je ne “raconte”.  Comment “raconter” un fait, un mystérieux, étonnant, merveilleux “fait d’être” qui semble échapper au temps?…  Comme vous verrez plus bas.  En fait, comment le “décrire”? Vraiment? On peut l’évoquer, oui, mais…

Mais peu importe, petit.  Tu poursuis.

D’abord ceci :

Depuis très, très longtemps, des années, “j’entends” toujours une sorte de “pétillement”. Autour de ma tête.  Plutôt agréable.  Dense. Très dense.  À la fois doux, très énergique – mais en même temps, discret. Confortable.  C’est constant.  Un pétillement à la fois dense et discret. Un pétillement – ou un “bruissement” –  qui me fait penser à une masse légère de trilliards de micro-brisures argentées, regroupées, compactes, qui “bruissent”.  Qui “pétillent”.  C’est constant. On pourrait penser à de toutes, toutes petites, minusculissimes abeilles cristallines, agglomérées, qui flottent et volent “autour de ma tête”.  Essaim très, très serré, très dense. Sonorité cristalline. Un son ininterrompu et riche.  À la fois reposant, mystérieux, intrigant, stimulant.

Plus haut, j’ai écrit “j’entends”, comme ça, en flanquant l’expression de guillemets, comme de “gardiens”.  Parce que ce n’est pas vraiment comme si “j’entendais” tout ça avec mes oreilles, mais plutôt, à la fois, “près” de mes tempes et en même temps comme très loin d’elles, plutôt avec “l’ensemble de ma tête”, disons, “jusqu’aux épaules”, et “loin, loin devant moi” et “derrière moi”, et extrêmement loin, loin, loin vers “là-haut”.  Plus intense à ma droite, nettement plus intense, s’étendant “là-haut” mais aussi horizontalement au loin  –  quoiqu’audible aussi à ma gauche où ce flux “électrique” tend à rejoindre le flux à ma droite, comme en une sorte de longue chevelure cristalline, bruissante, entraînée ainsi dans “l’infini” par je ne sais quel courant, quelle force, quel quoi.

Mais même ces façons de dire la chose ne me satisfont pas.  Je n’ai jamais trouvé une manière satisfaisante et juste de formuler tout ça. D’ailleurs je ne me souviens pas d’en avoir jamais parlé.  On pourrait aussi dire que c’est comme une “autre dimension”?  Oui.  Mettons.

Mais qu’importe.

Je poursuis.

L’ensemble de ces milliards de milliards de micro-pétillements ultra-fins, cristallins, cet ensemble, il s’étend, il est immense. Immesurable. Indénombrable.  Semble ne pas avoir de limites.  Se perd dans une sorte de “distance” indéfinie.  Ce bruissement est constant.  En tout temps.  Ces milliards de petites “abeilles de cristal fin” travaillent tout le temps.

Parfois, mon attention se porte exclusivement sur ce pétillement, de manière soutenue, interrogative, curieuse – et mon attention fait ainsi passer le “pétillement” à “l’avant-plan”.  Si on veut.  Je le perçois encore mieux.

Je m’abandonnais à ce “bruissement”, à ce vaste “pétillement fin” depuis de longues minutes. Comme si je “m’absorbais” entièrement en lui.

Je jetai un coup d’oeil nonchalant à ma montre, une vieille Bulova rectangulaire usagée que mon père m’avait donnée.  Il était cinq heures de l’après-midi, 17h00.

Au même moment, j’aperçus la femme.  En haut de la pente.

3

J’aperçus la femme, juste au moment où elle surgissait, marchant à la hauteur de la source du ruisseau dont j’ai parlé plus haut et amorçant maintenant la descente de la pente.

Elle arborait une longue chevelure d’un blanc “arctique”, généreuse, légèrement ondulante, une chevelure d’un blanc d’Pôle Nord, un blanc de neige.

Elle descendait la pente et marchait dans ma direction, –  mais de l’autre côté du ruisseau.  Elle marchait dans une grande robe blanche qui faisait frissoller les graminées, les herbes, hautes et basses.  Un frissollis fin qui s’associa, dans ma conscience, de manière à la fois nette et discrète, au “pétillement” ou au “bruissement” dont j’ai parlé plus haut – tout comme la blancheur de la robe ou le blanc nordique de la chevelure.

Une grande sacoche en tissu blanc pendait à l’épaule de la femme.

Je n’avais vu cette femme, grande et mince, qu’une seule fois auparavant. Je l’avais croisée, très tôt dans l’avant-midi, sur la rue principale dans le village de L’Épiphanie où je faisais des courses pour Grand-Moman Manda, entre autres pour lui acheter d’quoi faire des galettes à m’lasse. Elle les faisait délicieuses. ( Le village de L’Épiphanie était en aval de la maison de Grand-Moman Manda, et à environ un kilomètre ou deux d’où j’étais maintenant, en amont de la maison de Grand-Moman).  La femme m’avait souri en me croisant sur la rue dans le village.  Je lui avais souri. Un peu surpris. C’est tout.

Maintenant, cette femme descendait la pente gorgée de plantes et marchait dans ma direction …

4

Elle vint s’asseoir pas très loin, face à moi – mais toujours de l’autre côté du ruisseau – en me saluant doucement de la tête mais sans dire un mot.  Pas encore.

J’étais engourdi.  Entre sommeil et veille.  Sous du ciel bleu partout, d’un bleu semblant baigner dans une subtile, mielleuse, transparente dorure de soleil, sorte de “miel solaire” “fondu”, très transparent, discret, perceptible à peine.

C’était une jeune femme (comme j’ai dit).  Cheveux blancs. Grande. Mince.  Plus âgée que l’adolescent que j’étais. Vraisemblablement dans la très jeune trentaine, en fait. Des yeux gris-pâles, quasi “transparents”.

Beaucoup plus de soleil, maintenant, beaucoup de blanc, plus de bleu, s’associaient spontanément au “bruissement d’abeilles”, maintenant plus nourri, autour de moi et au-dessus de ma tête, depuis que j’avais aperçu cette femme. Une impression d’enveloppement et d’ “étendue”, d’ “allègement”.

La femme semblait sourire de partout.  Je veux dire :  de tout son être – non pas tant physiquement, presque pas du visage, ou des lèvres.

L’impression d’ensemble, l’impression qui dominait, était celle d’entrer graduellement dans un autre monde. Avec, toujours, ce fin pétillement cristallin, surtout autour de ma tête, qui semblait “augmenter” en vastitude, en densité, et faire corps avec tout ce que je percevais, avec tout, moi y compris.  Et avec cette femme. Cette robe blancheCette chevelureCes prunelles grises, transparentes. Tout ce blanc nordique.

5

Nous échangeâmes quelques paroles.  Paroles informelles. Banales. Dont je ne me souviens plus très bien en ce moment. Ça devrait peut-être me revenir. On verra.

La femme s’était arrêtée à ma hauteur, de l’autre côté du ruisseau. Pas très loin. À quelques enjambées.  Elle plongea la main dans sa grande sacoche en tissu blanc, en sortit une gourde.  Puis une deuxième.

Elle dit quelquechose à propos de la chaleur et de la fraîcheur. Et autre chose que j’entendis mal.

Elle déboucha les deux gourdes puis, une gourde dans chaque main, elle en vida, dans le ruisseau, le peu de liquide qu’elles contenaient, attendit un court moment, puis se pencha, s’agenouilla, plongea en même temps les deux gourdes vides dans le ruisseau.  Les laissa se remplir. Les ressortit.  Puis les revida lentement, toutes les deux, à bout de bras, dans le ruisseau.  Puis les y replongea de nouveau en murmurant quelquechose que je saisis mal, poursuivant en disant qu’elle venait régulièrement remplir les gourdes, qu’elle aimait l’eau de ce ruisseau.  « … Ça fait du bon thé », dit-elle.  Ça, je m’en rappelle bien, pour la raison que Grand-Moman Manda était aussi une buveuse de thé et elle aimait s’en faire avec de l’eau de ce même ruisseau, une eau que je lui rapportais parfois dans des cruchons.

La femme retira, du ruisseau, les deux gourdes remplies qui débordaient.  Elle en reboucha une qu’elle me lança vigoureusement, d’une seule main, par-dessus le ruisseau.

–  Boés-z-en, mon gars, c’t’une eau bein bonne, ça fait du bien, fait tellement chaud…

La femme avala plusieurs gorgées à même l’autre gourde, celle qu’elle avait gardée, la reboucha, puis s’étendit souplement sur le côté, face à moi, le coude au sol, sa tête chevelue blanche arctique reposant sur la paume de sa longue main.

J’avais soif.  Je débouchai la gourde que la femme m’avait lancée.  Je bus une large rasade d’eau. Cette eau était vraiment délicieuse, fraîche, très douce.  Je la connaissais bien.  J’en rapportais parfois des pleines cruches à Grand-Moman Manda (mais j’l’ai dit déjà ? Ennéoué.).

À l’arrière-plan de la dame, on voyait les plantes sauvages dans l’ensoleillement et sous le bleu du ciel. Différentes espèces de graminées. Certaines très minces et très hautes. Des bardanes.  Des verges d’or…

Entre la dame et moi, il y avait le ruisseau.

Puis, jusqu’à moi, des plantes, abondantes, serrées, –  mais un peu plus basses que de l’autre côté du ruisseau, –  et traversées de mouvements vifs de butineurs.  Beaucoup de butineurs.  Derrière moi s’étendait toujours, saoul d’soleil, le torrent de plantes sauvages.

Toujours, le “pétillement”, plus nourri, intense, m’enveloppait la tête, la poitrine, le corps, en se perdant dans “l’indéfinitude” de son perpétuel “bruissement”.  Le bruissement semblait de plus en plus se confondre avec la femme, sa présence, le blanc de la robe, le blanc de la chevelure.

Le bruissement était partout.

6

Des abeilles, parfois des bourdons, des frelons, des guêpes, certaines ressemblant à des mouches – sans en être, –  venaient toujours bozzer, bourdonner vers les fleurs sauvages. Passant de l’une à l’autre.  Suractivement butinantes, les petites filantes!  Suractives.

Je me sentais au-dessus de moi-même. Plus large que moi-même.

Le “pétillement fin” autour devenait plus “large”.  Plus dense.  J’en faisais partie.  Enveloppé.

Le blanc de la robe de la dame se fondait dans les tiges et les fleurs des plantes et dans le bleu du ciel et dans cette sorte de “dorure solaire” translucide, transparente, qui baignait presqu’invisiblement l’air bleu.

Dans sa robe blanche, ensoleillée (la femme n’était pas à l’ombre), la jeune femme semblait toujours sourire. Finement.  Et tout le blanc de sa robe se confondait toujours, de plus en plus, subtilement mais perceptiblement, avec le “bruissement” dans lequel baignait ma tête et tout mon corps.  C’était soutenu.  Intensément agréable. Cette femme était maintenant enveloppée dans le “bruissement”, dans le “bruit des abeilles”, dans le vaste essaim cristallin qui m’accompagne toujours, elle en faisait partie et semblait le “catalyser”.

Aussi, c’était comme si des mots jaillissaient, provenant de l’air autour de la source et du pré en pente gorgé de plantes, d’insectes, de ciel, de soleil.  Des mots aussi jaillissaient de l’eau de la rivière, du ruisseau, du bruissement.

Des paroles, des écrits, des récits, des phrases, certaines très longues, et d’autres très courtes, tout ça chargé de fraîcheur, de vie, ma vie passée, lointaine, très lointaine, ma vie présente, ma vie à venir, mots simples, ronds, fins, savants, vulgaires, raffinés, “bruissants”, souvent anciens et archaïques de saveurs et d’accents, connus, inconnus, des phrases inconnues, dans des langues inconnues mais pourtant familières, tout ça flottant autour de moi, partout.  Dans la vastitude de l’air ensoleillé. Avec le goût d’écrire.  Que j’avais déjà.  Mais démultiplié.  Depuis l’âge de douze ans j’écrivais souvent des poèmes, de courts récits.

*

Discrètes effluves libérées par les variétés d’espèces de menthes sauvages.  Des odeurs de poivre montant de la base des verges d’or ou dans le voisinage circulaire de leur base (cette odeur de poivre demeure toujours une énigme pour moi).  Un univers d’odeurs et de fraîcheurs. De ce monde et d’autres mondes.  Se télescopant.

Et cette sensation prégnante grandissante qui s’imposait à moi, une chose à laquelle on pense rarement, sinon jamais :  j’habitais un territoireUn immense, riche territoireMien.  Mais j’en faisais aussi partie. Il m’appartenait et je lui appartenais.

Ce n’était que le début …

7

Je sentais.  De plus en plus.  Durant tout ce temps.  La vitesse.  Ou la pression.  Ou la “montée” de la réalité profonde, concrète, d’une sorte d’événement, de “poussée”, qui jaillissait sans heurts du monde et me portait parmi tout comme si je me fondais, m’ “élargissais”, avec le bruissement “blanc cristallin” de milliards de micro-minuscules “abeilles”. Elles. Elle.

Et dans ce pétillement cristallin, qui se répandait et me portait, se fondaient et se transformaient la blancheur de la robe, la blancheur nordique de la chevelure, tout ça s’étendant dans un indescriptible infini.  Comment dire? Tout bougeait dans une insaisissable immobilité.  Et tout ça m’était naturelÇa allait de soi.  N’avait jamais cessé d’être. Avait toujours été.  Aucune surprise. Aucune. C’était ainsi que je ressentais tout ça.

Les papillons venaient toujours châtoyer, riches de couleurs, au-dessus des plantes.  J’étais parmi eux.  Avec la dame. Flottements de couleurs.  Taches noires. Orangées.  Jaunes.  Rapides et grâcieux débris de ciel et de soleil.

Comment “raconter” ça ?  Comme je disais plus haut.  Ça se décrit, disons –  et même encore – mais “raconter” ? …

Encore une fois, peu importe.  Ça n’est pas terminé.  On poursuit.  Et on y vient.

8

Plus bas, sur la berge, au bas de la pente, la vie brune, verte, immobile, la vie des joncs, le calme des belles fleurs de nénuphars collées sur les rives et flottant sur leurs grandes feuilles vertes; la vie brune de quelques quenouilles qui poussaient parfois, ici, là, sur les rives de la rivière; tout ça baignait dans le “bruissement”.

L’eau de la rivière coulait, coulait dans une sorte d’éternité. Parlait à voix basse. Heureuse.  Calme.  Miroitante.  Extraordinairement paisible.

La dame, sa robe, sa chevelure, sa substance, s’étendaient partout dans un bruissement cristallin sans limites –  et j’en faisais partie, nous en faisions partie, et tout le paysage en faisait partie qui s’étendait, lui aussi, sans limites perceptibles.

Des oiseaux, beaucoup, beaucoup d’oiseaux, beaucoup plus qu’auparavant, beaucoup plus que de coutume, venaient maintenant se percher par très larges essaims, volées, dans les branches des arbres et des saules plus hauts, toujours plus hauts, plus larges, arbres gigantesques.  Puis les oiseaux repartaient dans une indescriptible furie, dans des bruits d’ailes et de feuillages heurtés, des bruits violents qui faisaient penser à une sorte de charge guerrière galopante, soudaine, impitoyable, définitive.  À fine épouvante.  Comme un vent bruyant de victoire que rien ne peut arrêter.

L’eau s’animait. Se transformait.  J’aurais pu marcher sur sa surface reflétante.  C’était de l’eau?  Ou du verre souple.  Du verre souple et délicat, ou du cristal souple et délicat – et en même temps …  de l’eau.  Vaste étendue d’eau. Les poissons du ruisseau, je les apercevais dans l’élargissement creux du ruisseau, semblaient nager avec une joie que je n’avais jamais perçue avant.

Plus haut, la source du ruisseau elle-même semblait plus fraîche et plus vivante, semblait couler plus rapidement.  Parfois un fond de silence.  Le silence est un son, une sorte de musique lente, qui s’étend, s’étend.  Les berges de la rivière se dessinaient avec plus de précision dans l’immensité champêtre qui la bordait.

Les couleurs devenaient plus “vivantes”.  Riches. Solides, denses, gorgées d’être.  Les bruns, les noirs. Les verts.  Le vert des joncs.  Le brun des quenouilles.  Et toujours, toujours, cette sensation d’immensité.  Je savais pourquoi j’avais toujours aimé les routes.  Les routes et l’immensité.  Les routes n’ont pas de fin.  Tous les sentiers, toutes les routes sont infinies.  Et tant qu’on est sur la route on est dans l’infini, notre lieu véritable, original, qui ne nous quitte jamais;  quand il semble s’absenter, en fait, c’est nous qui le quittons.

Les cris des animaux domestiques, des vaches, les aboiements de chiens, qui nous parvenaient parfois de fermes lointaines, s’emmaillaient à la douceur soutenue de cette sorte d’ “ensoleillement lumineux” pétillant, comme une sorte “de soie de lumière sonore”, dans laquelle tout baignait.  Les couleurs devenaient plus riches.  Je l’ai dit aussi.  Couleurs plus précises, plus frappantes, au sein des tracés vivants et des angles qui les délimitaient.

Un enrichissement constant, soutenu, montait de l’intérieur des choses et interrompait tout comme pour tout multiplier du même coup, et tout relancer et tout prolonger sans fin.

*

La richesse sonore du bruissement ultra-rapide.  Le bruissement cristallin des abeilles et du soleil. Le bruissement remplissait le paysage.  Suranimé.  Une sorte d’onde argentée.  Comme des vagues.  Un autre monde.  Les cris d’oiseaux traversaient des étendues argentées.  Une chaleur douce.  Le corps flottait dans les choses et les choses dans le corps, qui s’étendait.

Tout était toujours comme soulevé du fond d’un vaste dedans, d’un dedans d’où tout s’attouchait. Océan. Vaste océan.

J’étais au-dessus de moi-même.

Je montaisMontaisMontais.

Haut.

Très, très haut.

Encore plus hautPlus haut.

Et je vis l’Océan.

 

9

L’Océan.

Je le voyais.

C’était l’Océan.

C’était l’Atlantique.

Je le savais.  La côte atlantique.

Je voyais de très haut. Et de très proche. En même temps.  J’étais dans un autre monde.  Et en même temps, c’était un même monde.

Je voyais l’Atlantique.  Qui venait faire ressac sur la côte Est de l’Amérique du Nord et sur toute la côte du Labrador.  Sentiment d’immensité.  Sentiment de liberté ouverte sur la planète entière, vers l’Est.  Je voyais un grand port de mer sur la côte du Labrador.  Il y avait des routes.  Des villages. Une ville, entre autres.  Il y avait du monde.  Des machines. Des être humains.  On y parlait essentiellement français.

Mon territoire.  Des millions d’hommes, de femmes, d’enfants. Le grand territoire canadien-français.  Partant de l’Atlantique.  Partant de la longue côte du Labrador. Toute la côte du Labrador, du Détroit de Belle-Isle jusqu’au Détroit d’Hudson au Nord.  La totalité de la Côte du Labrador, et la totalité du Labrador lui-même;  le Golfe du Saint Laurent jusqu’à la Baie D’Hudson, et cette Baie d’Hudson entière; avec toutes ses côtes, toutes ses rives, la Baie James…

Haut. J’étais très, très hautJe voyais tout de très, très haut.  Et en même temps tout était proche, intime, et j’en faisais partie.

Des colonnes bien espacées montaient, très, très haut, beaucoup plus haut que le vaste, immense espace que je contemplais et où j’étais.

Ces colonnes semblaient délimiter le  territoire.

Ces colonnes étaient vivantesConscientes, hyperconscientes, consciemment actives.  Elles ondulaient légèrement, émettaient des ondes…  C’était aussi comme si elles avaient des racines très, très profondes qui descendaient jusqu’à en pénétrer les sols, “en bas”.

Ces colonnes étaient des anges? Gigantesques “anges-colonnes” ?  Des anges d’un noir de jais, une sorte de “noir de joie”, de noir “hyperheureux”, miroitant, avec des stries bleutées qui ondulaient sur leurs flancs dressés en émettant, en projetant des courants lumineux et des stries de reflets bleus teintées d’une sorte d’ “ensoleillement” doré qui chatoyait de tout leur long en jaillissant et en s’élançant autour.

Ces “anges-colonnes” étaient gigantesques et conscients. Ce que je savais, (comme le fait qu’on parlait essentiellement français sur le territoire), ce que je devinais, la joie extraordinairement paisible et profonde que je ressentais en voyant ce que je voyais, en sachant spontanément ce que je savais, tout ça provenait de ces anges-colonnes gigantesques, conscients, profondément enracinés. Conscience et puissance indescriptible rayonnant sur le territoire et dans les consciences.

Des millions de gens. Je ne voyais pas toujours leurs armes mais je savais que tous ces gens étaient armés, d’une manière ou d’une autre, et s’entraînaient régulièrement. Ils étaient, tous et chacun, responsables du territoire, protecteurs du territoire, calmes, très calmes, sains, entraînés, maîtres d’eux-mêmes.

Colossales colonnes. Je sentais la présence de ces “anges-colonnes” m’envelopper, –  leur pensée, leur conscience, me pénétrer.  Comme s’ils me parlaient. Ou comme s’ils éveillaient en moi les mots désignant ce qu’ils me communiquaient.  Ces gigantesques “anges-colonnes” transmettaient l’infinie conscience, l’infinie présence de Dieu (la lumière) (se prononce “Dzieu” en canadien-français), mais pas seulement.

Ces anges géants, ces êtres, nous attendaient. Enracinés.

Ils attendaient qu’on leur demande clairement de nous donner ou de nous redonner ce qui était nôtre, contre vents et marées, de nous inspirer par Dieu, de faire descendre le territoire du haut sur notre terre en bas, ils attendaient qu’on leur demande simplement, nettement, clairement, en toute paix et concentration, ou en frappant du poing sur la table, chaque jour, chaque nuit, de nous soutenir en cas de lutte, de bataille, ou de guerre, comme en cas d’organisation, de repos, de fête, de naissance, de paix

Ils étaient là pour nous.

Une sorte de couche nuageuse, sous moi, “recula” et je vis mieux encore le territoire.

Le territoire faisait partie de mon âme la plus profonde et chaque cellule de mon corps en procédait.  Le territoire se dessinait et apparaissait graduellement, de mieux en mieux, au fur et à mesure qu’une épaisse couche d’une sorte de blancheur “amniotique” reculait sous moi, comme une sorte d’épais “tapis nuageux”.  C’était comme un jeu des anges-colonnes.

Tout mon être reconnaissait comme sien ce territoire.  Mon territoire, notre territoire.  Il se dégageait sous ma vision, de chaque côté du Fleuve Saint Laurent, largement, généreusement, vers l’Est et l’Ouest.  Canadien-français.  Tout était essentiellement perçu comme canadien-français.  Une grande force.

Le territoire descendait, paisible, indiscutable, bordé par des frontières marquées et gardées, toujours, par les mêmes colonnes gigantesques, conscientes, vivantes.  Les anges du territoire.  Généreux, de bonne humeur, terrifiants, fidèles, patients, protecteurs, invincibles, totalement dévoués et, quand nécessaire, impitoyables. Il n’y avait pas d’excuses à ne pas être adulte, totalement maître et responsable, pas d’excuses à ne pas être libre et responsable, et surtout, pas d’excuses à ne pas vouloir avec tout son être devenir adulte, maître de son destin, décideur libre, libre et solidaire, et en occupant tout le territoire et en ne laissant jamais personne nous en empêcher, jamais..

Mais il fallait d’abord demander, mais aussi recevoir le Don et le développer, appliquer, vivre en conséquence du Don, ici-haut comme ici-bas.  Lier ici-haut et ici-bas. Territoire unique. Dans tous les mondes.

Habiter le territoire, ça commençait ici-haut.  Ça s’incarnait en-bas.

La blancheur reculait toujours, sous moi, en dégageant largement à la vue chaque côté du Fleuve.  Je savais, je voyais que c’était le Fleuve Saint Laurent.  À l’Est, le territoire s’étendait, lumineux, et s’arrêtait avant Terre-Neuve.  Vers le Sud et vers l’Ouest, il y avait comme des chutes d’eau.  Comme des rideaux tombants.  Des rapides.  Des “avalanches” d’eau.  Des jeux gigantesques d’ “avalanches” d’eau. Un peu plus vers le Sud-Ouest, encore des chutes –  gigantesques.  Je savais que ces chutes d’eau gigantesques étaient celles qu’on appelle les Chutes Niagara. Tout ça, c’était chez moi. C’était le territoire. Mien. Nôtre. Nous l’habiterions toujours, vivants, décédés, revenants, renés, réincarnés, … : la “mort”, comme “fin finale”, n’existait pas.

Mais ce n’était pas fini. La blancheur reculait toujours sous moi, reculait en s’enroulant sur elle-même comme un immense “tapis”.

Puis l’éventail de lacs. Je voyais apparaître un éventail de lacs.  Des lacs immenses.  Les Grands Lacs.  Et la blancheur sous moi ne cessait toujours de s’enrouler sur elle-même comme un épais voile amniotique s’endormant à jamais en me “quittant”.  En “laissant mes yeux s’ouvrir”.   Une émotion à la fois puissante et tranquille, “paisible” (mais comment dire?).  On me faisait voir, éprouver, saisir, me fondre dans mon territoire. Saisir le territoire, être saisi par le territoire, éprouver intégralement le territoire, répandre la conscience vivante du territoire.

La “blancheur amniotique” s’effaçait sous moi, me quittait, s’effaçait sous moi pour que je voèye de tout mon être.

Les frontières du territoire, les deux rangées de colonnes angéliques et gigantesques, entourèrent bientôt complètement les Grands Lacs et une large partie de la Nouvelle-Angleterre jusquà l’Atlantique pour les inclure nettement, clairement, dans le territoireLes Terres de l’Amitié.

La blancheur sous moi disparut.

J’étais né. Je survolais le territoire. J’étais dans l’aire du territoire. Immense.  Mon territoire.

Notre territoire.

Je ne sais comment dire mieux.  Je le vis clairement dans son ensemble pendant un temps.  Large.  Immense.  Au Nord, à l’Est, à l’Ouest, au Sud, et largement, largement, de chaque côté du Fleuve.  La Vallée du Saint Laurent.  Un immense territoire.  Clairement délimité. De la côte atlantique du Labrador aux Grands Lacs et autour.  En attente de nous.  Territoire gardé, inspiré, protégé, délimité par des anges géants aux racines profondes s’enfonçant, cheminant sous nos pieds – comme au ciel…

Encore une fois :  le territoire partait de la côte atlantique, descendait tout le Labrador, couvrait tout le Golfe du Saint-Laurent, la Baie d’Hudson en entier et toutes ses côtes, descendait vers le Sud, couvrait très largement de chaque côté du Fleuve, descendait jusqu’aux Grands Lacs et vers l’Est et le Sud-Est jusqu’à la côte atlantique dans les Terres de l’Amitié, couvrait Ottawa et sa région vers l’Ouest, comprenait tous les Grands Lacs, et les grandes chutes d’eau du Niagara.

C’était mon pays.  Immense. Gardé par ces colonnes gigantesques, conscientes, vivantes, tout autour.  Vivantes, très vivantes, très conscientes. À la fois actives et en attente.  Attendant qu’on leur demande de faire en sorte qu’on nous redonne ce qui est nôtre. Qu’on nous le rende.  Surtout, de nous dire comment retrouver ce qui est nôtre.  Comment combattre pour ce qui est nôtre.  Audace, intelligence, fidélité, organisation solide  –  à la fois souple, instruite et serrée, audace encore, prudence, conscience, courage…

10

Retour ici-bas. Le bruit des abeilles autour de ma tête, de mon corps. Le bruissement.  Je vois ici-bas, mais avec le territoire là-haut en surimposition …   Retour ici-bas. Cette fois, sensation “électrique-statique” du retour, sensation de ré-entrée dans mon corps physique. “Comme une main dans un gant qui “gratte” “.  Je reviens dans mon corps physique par une sorte de reserrement électrique et j’ouvre les yeux.  Cette fois, en ce monde. Ici-bas.

Et je re-vois le torrent de plantes sauvages.

Je baigne dans un familier, vigoureux, bienheureux “bruissement d’abeilles”.

Je suis étendu.  Comme “avant”. Je ne bouge pas.  Je baigne dans la subtile, très subtile dorure solaire partout répandue, toujours dominée par le bleu du ciel.

La grande robe blanche bruissante, cristalline, de la dame semble s’étendre là-haut, mêlée au bleu du ciel.  Ici-bas, je ne vois plus la dame en blanc avec sa chevelure de neiges éternelles. “Métamorphosée en ciel”?  En même temps je sens sa présence partout autour de moi. Partout. Tout partout. Et c’est comme si j’entendais son bel accent canadien-français, comme le mien, comme un code qui chante, parfois “psalmodie”.

Partout autour de moi, pérenne, immortel, chatoyant, les bruns, les noirs, les jaunes des papillons. La couleur émeraude entêtée, solide, mouvante du chiendent, les clins d’oeil de la luzerne. Le jaune des boutons d’or.  Les fleurs blanches des immortelles.  Les plantes sauvages de toutes sortes dans leur torrent à la fois passionné, puissant, sûr de lui.

Cette femme à la chevelure arctique, cette femme qui bonifiait l’espace, qui m’avait fait boire l’eau du ruisseau touchée par elle, –  elle n’était plus . Mais j’éprouvais sa présence.  Invisible.  Partout.  Je ne bougeais pas.  Je ne bougeais plus.  On n’ose pas défier le bonheur parfait.

Mais. Je finis par bouger.  Je saisis la gourde.  Je l’ouvre.  J’avale une, deux, trois bonnes gorgées.  Cette eau est vraiment dé-li-ci-euse.  Bénie.

Je pense aux colonnes angéliques géantes, conscientes, invincibles. Je suis en paixPour toujoursDieu le veut.  La frontière consciente de mon territoire.  Je pense au territoire et, aussitôt, je me sens chez moi, rien qu’à y penser. Vraiment chez moi, nettement, clairement, indiscutablement chez moi, – et j’habite la totalité du territoire, tel que divinement inscrit dans le ciel – et dans le sol par la puissance des racines de ces extraordinaires, puissants, gigantesques, anges-colonnes.  Ainsi :  par la pensée.

Ma pensée se porte sur le territoire et tout mon être en est immédiatement métamorphosé :  je suis chez moi.  Je fais corps avec le territoire, je me sens complet, je ne suis plus le même.  Pas de tromperie.  Pas de mensonge. Le vrai territoire.  D’une manière indiscutable.  D’une manière irréfutable. D’une manière que je n’ai jamais éprouvée avant.  Restitution, reconstitution immédiate du patrimoine par la penséePar le simple fait de la conscience qui se concentre sur cette vérité pensée.  C’est puissant. Sensation physique. L’Esprit de Dieu nous donne le territoire.

En tout cas, je ne me suis jamais autant senti chez moi. En fait, c’est plus que “autant” :  c’est intégral. Ça tient de la “mutation“. Immense chez-moi.  L’effet est permanent.  Il suffit d’y penser, et là-haut et ici-bas s’unissent.

La prise, la reprise du territoire commence là-haut. Notre esprit doit être enraciné là-haut pour que notre corps physique s’enracine et habite souverainement ici-bas.  Les racines premières sont là-haut. La liberté commence là-haut avant de s’incarner ici-bas.

Au sol et au-dessus du sol, plus vaste que nature, ou nature plus vaste et mystérieuse qu’on le croit, au-delà des limites de l’endroit, la Patrie éternelle là-haut et les anges-colonnes plongeant profondément les racines de cette Patrie jusqu’en ce monde, sous nos pas

11

Le soir allait tomber.

Je me suis étiré.  Lentement.

J’ai redescendu la pente en marchant à travers les plantes jusqu’à la chaloupe en bois de Grand-Moman Manda.  Embarcation toujours arrimée au tronc du saule géant à l’embouchure du ruisseau.  J’ai désarrimé la chaloupe, lancé le cable d’amarrage dans la chaloupe, je suis monté, je me suis assis sur le banc du milieu.

J’ai laissé la chaloupe dériver un peu vers l’aval, sans ramer.

Puis j’ai commencé à ramer.  Lentement.

12

Dès que je pensais au territoire, c’était immédiat, je me sentais intérieurement chez moi, vraiment chez moiet sur le territoire.  Tout en étant ici-bas.

Ces colonnes gigantesques, vivantes, conscientes.

Ce mariage de lumière, de la présence de Dieu.  Ici, dans toute ma conscience. Dans tout mon corps, mon esprit, ça m’enveloppe.

On respecte une population armée et qui n’est ni amère, ni trop gentille, qui parle à Dieu, calme, sûre de ce qu’elle est et de ce qu’elle demande, qui est toujours prête à affirmer et à défendre ce qu’elle est. Dieu est partout, le coeur de Dieu.  Son Don premier est liberté.

Penser au vrai territoire guérit l’âme. L’affranchit. Au commencement était l’affirmation intégrale.

13

J’ai atteint, sans vraiment m’en apercevoir immédiatement, le terrain où se dressait la maison de Grand-Moman Manda.

J’ai accosté.  J’ai débarqué.  J’ai tiré la chaloupe à travers les nénuphars, ça sentait bon, ça sentait frais. J’ai arrimé la chaloupe au petit quai de bois.

Une odeur de galettes cuites flottait dans l’air.

Je suis monté vers la vieille maison. Je suis entré.

Grand-Moman Manda était là, dans la grande cuisine.

Les galettes à m’lasse étaient délicieuses.  Avec les paroles lentes et précises de Grand-Moman Manda.  Avec un grand verre de lait frais pas écrémé. Les voisins étaient des fermiers.  Ils avaient des vaches. C’est là qu’on achetait le lait fraîchement trait.

*

Il faudrait bien qu’un jour Grand-Moman Manda me parle de Grand-Popa Guilbault, son mari dont elle s’est séparée jadis, bien avant que je ne vienne au monde (ça va de soi).

Grand-Popa Guilbault me manque.  Je ne l’ai pourtant jamais connu.  Je sens maintenant Grand-Popa Guilbault partout.  Mais je ne le vois pas.  Comme je ne vois pas la dame à la chevelure blanche arctique. Et si Grand-Moman Manda m’en parle pas de Grand-Popa Guilbault, j’irai chercher Grand-Popa Guilbault moi-même sur le Territoire.  Évidemment. Il ne peut pas ne pas y être. Et il me dira tout.  Je veux tout savoir.

Je ramènerai Grand-Popa Guilbault dans sa maison, qui n’est pas seulement la maison de Grand-Moman Manda.

Je ramènerai Grand-Popa Guilbault. Sa place est ici.  Vivant, toujours vivant.  Et sa musique.  Son violon.  Son piano.  Ses livres. Sa sensibilité.  Sa poésie.  Toute la poésie dont il est porteur.  Éternellement porteur.

Et nous habiterons, armés, l’immense Territoire de l’Incarnation.  Personne ne viendra nous déloger.

Là-Haut comme Ici-Bas.  Ici-Bas comme Là-Haut.

Sur la Terre comme au Ciel.

 

Fin

 

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